De Lépante à Vienne
Le 7 octobre 1571, à Lépante, la flotte chrétienne défait la flotte du sultan turc et musulman de Constantinople. Le 12 septembre 1683, près de Vienne, l’armée chrétienne inflige une lourde défaite et contraint à la retraite l’armée turque et musulmane, qui faisait le siège de la capitale impériale. Ces deux dates sont fondamentales pour l’histoire de l’Europe et de la chrétienté, quelle que soit l’orientation que l’on veuille donner à leur analyse, qu’il s’agisse de les traiter avec le plus grand enthousiasme, comme on le faisait à une certaine époque, ou de s’attacher à ne pas leur accorder une importance excessive, comme on le fait souvent maintenant.
Ces deux batailles ont marqué la mentalité et l’opinion publique européennes. Pour s’en rendre compte, il suffit de voir combien de poèmes ont été écrits sur ces batailles dans la période qui les a immédiatement suivies et combien de chansons populaires, dans le même temps, sont nées spontanément sur les lèvres des hommes. La victoire de Vienne eut des conséquences toutes particulières. Non seulement le 12 septembre devint à partir de ce moment-là la fête du Saint Nom de Marie, non seulement les célébrations durèrent longtemps, mais la nouvelle de la victoire, rapidement diffusée, surtout à partir de Venise, eut des conséquences durables sur l’art, la littérature, les traditions populaires, la liturgie, la manière de considérer l’ennemi turc.
Deux livres ont récemment été consacrés à ces batailles par deux historiens italiens : Alessandro Barbero pour Lépante ((. Alessandro Barbero, Lepanto. La battaglia dei tre imperi, Laterza, Rome-Bari, 2010, 24 €. Plus de 600 p. de texte complétées de 100 p. de notes et d’une bibliographie particulièrement importante composée à la fois de sources directes et d’ouvrages sur le sujet. Le livre contient également une description précise des forces militaires chrétiennes en présence, que ce soit sur terre, unité par unité, ou sur mer, bateau par bateau, ainsi que deux cartes. Une édition française est en préparation.)) , Franco Cardini pour Vienne ((. Franco Cardini, Il Turco a Vienna. Storia del grande assedio del 1683, Laterza, Rome-Bari, 2011, 28 €. Plus de 500 p. de texte sont complétées par 100 autres p. de notes, ainsi que par une bibliographie considérable, composée à la fois de sources directes et d’ouvrages sur le sujet, d’une chronologie, d’un glossaire et d’un ensemble de cartes.)) . Ces deux ouvrages sont complémentaires comme le sont les deux batailles, opposant les deux fronts sur lesquels Européens et Turcs se sont opposés au cours des siècles.
Le premier de ces fronts est la Méditerranée, où l’essentiel de la lutte a été soutenue par Venise. Le second est la région du Danube et des Balkans, où l’engagement principal fut celui de l’Autriche. Sur les théâtres de guerre furent également présents l’Espagne et différents royaumes et territoires espagnols (sur le front méditerranéen), la Hongrie et la Pologne (sur le front continental), la papauté étant elle-même très impliquée. De l’autre côté, les Turcs purent compter quasiment tout le temps sur l’aide, organisée ou spontanée, des puissances barbaresques de l’Afrique du Nord occidentale. La position du royaume de France, quant à elle fut différente suivant les moments et spécifique, même si elle resta presque toujours bienveillante à l’égard des Turcs, jusqu’à être officiellement leurs alliés, si bien que le titre de « roi très chrétien » fut transformé ironiquement et dans un contexte polémique en « turc très chrétien » ((. Un exemple : d’octobre 1543 à avril 1544, François Ier autorisa Khair ed-Din (Barberousse) et sa flotte à passer l’hiver à Toulon, qui devint ainsi pendant six mois une cité turque. En réalité, comme le souligne F. Cardini, il est difficile de concevoir un Louis XIV désireux d’une victoire définitive de la Turquie, mais il est vrai que la France cherchait à s’étendre vers le Rhin au détriment de l’Empire, de sorte qu’il lui était bien naturel de désirer que l’Autriche soit engagée sur le front balkanique car cela rendait impossible à cette dernière une réponse efficace à la France sur son front occidental. C’est l’application du fameux proverbe : « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis ».)) . Sur le front oriental se trouvait le royaume de Perse, ennemi des Turcs, avec lequel les Etats chrétiens parvinrent à certains moments à établir des alliances. Voilà comment était organisé le théâtre « global » des affrontements. Les Turcs n’ont toutefois jamais vraiment été en mesure de combattre simultanément sur les deux fronts, méditerranéen et danubo-balkanique.
Malgré la présence des guerres et des manifestations d’hostilité, les échanges et les relations entre les deux blocs étaient permanents et intenses. On faisait du commerce, on voyageait, on étudiait, on échangeait des ambassades. Des hommes et des femmes passaient « de l’autre côté » : plus nombreux étaient cependant ceux qui se convertissaient à l’islam que l’inverse. Et ces mêmes renégats – comme on a toujours eu l’habitude de nommer ces chrétiens passés à l’islam – jouaient un rôle important de liaison entre les parties. Particulièrement importants furent les liens entretenus du fait des femmes chrétiennes rejoignant le sérail d’Istamboul, qu’elles soient restées chrétiennes ou qu’elles se soient, avec plus ou moins de sincérité, converties à l’islam, parce que ces femmes étaient en contact étroit avec le sultan, souvent avec une position importante comme favorites ou même comme mères du sultan régnant ((. Une musulmane ne peut pas épouser un chrétien, mais un musulman peut épouser une chrétienne sans que celle-ci doive nécessairement se convertir à l’islam.)) .
Bien que complémentaires, les deux ouvrages sont différents dans leur contenu et leur structuration. Le premier, celui d’Alessandro Barbero, est totalement centré sur la bataille de Lépante de 1571, sur ce qui la précède et sur ses conséquences. Il rappelle un autre très beau livre, consacré lui aussi à une bataille navale qui, en 1905, a été décisive pour la guerre russo-japonaise : Tsushima. Il romanzo di una guerra navale, de Frank Thiess, consacré quasiment exclusivement à l’affrontement final entre les deux flottes russe et japonaise, tandis que la bataille terrestre entre les deux armées, même si elle fait l’objet d’une analyse précise, ne fait office que d’introduction et d’arrière-plan à l’événement principal qui détermine de lui-même la fin du conflit et sa solution ((. Frank Thiess, Tsushima. Il romanzo di una guerra navale, trad. it., Turin, 1942.)) . Dans l’ouvrage de F. Thiess, ce qui est particulièrement remarquable, c’est le récit de la longue navigation de la flotte russe vers les eaux extrême-orientales, en contournant l’Afrique, avec des problèmes de ravitaillement et de soins, et qui a fait la moitié du chemin alors que l’affrontement naval semble devenu inutile. Mais on combat quand même. Il en va de même à Lépante puisque Chypre est déjà tombée aux mains des Turcs. Mais la bataille sur mer est gagnée par les chrétiens, avec toutes les conséquences positives que cela va avoir.
Alessandro Barbero présente la bataille de Lépante dans son contexte historique et diplomatique, en portant une grande attention aux problèmes techniques rencontrés par les deux flottes, étroitement liés aux conditions des Etats parties au conflit. On n’improvise pas une flotte. On ne parvient à rien si l’on n’a pas un bon bagage de connaissances précises et une organisation complète. Les navires doivent être construits et équipés, dotés d’un équipage adapté composé soit de marins et de rameurs, soit de soldats, même si les deux catégories participaient aux combats. Ils doivent être armés.
Pour les bateaux, il n’est pas seulement nécessaire d’avoir du bois de bonne qualité et abondant, ce dont les Turcs disposent tandis que l’Espagne en manque. Mais il faut aussi avoir des établissements équipés pour la construction, les arsenaux. La meilleure des places, dans le domaine, qu’il s’agisse de l’organisation, de la qualité des travaux, de l’habileté des techniciens et des ouvriers, est celle de Venise, qui avait déjà attiré l’attention de Dante Alighieri, qui l’évoque dans sa Divine comédie. Celle de Constantinople a moins bonne réputation. En ce qui concerne les marins et les rameurs, les différences entre les Etats sont également importantes. L’Empire turc est grand, mais peu peuplé, il a donc du mal à recruter des rameurs, qui sont souvent de mauvaise qualité, parce que ce sont des paysans qui n’ont aucune expérience de la mer. L’Espagne est également en difficulté sur ce point. La situation de Venise est bien meilleure puisqu’elle dispose des formidables rameurs dalmates, hommes libres nés et vivant sur la mer et avec la mer. A leurs côtés se trouvent, outre les hommes libres, des condamnés et des esclaves.
Le problème des épidémies dans les équipages est toujours extrêmement grave. Elles frappent tout le monde, avec quelques nuances d’intensité, mais avec une fréquence particulièrement grande. Il n’existe quasiment pas de campagne navale qui ne se traduise par un tribut important versé à la mort par maladie. De plus, au-delà du fait que les connaissances médicales étaient moins importantes à l’époque qu’aujourd’hui, la forte concentration de population sur les bateaux de l’époque contribuait pour une part notable à la contamination. De cette sorte, le problème du recrutement des rameurs restait extrêmement présent à tout moment et pour toute la flotte.