Revue de réflexion politique et religieuse.

Mémoire vivante de Jeanne d’Arc

Article publié le 18 Nov 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Boris Lejeune, connu des lec­teurs de notre revue, est à la fois poète, peintre et sculp­teur. Son oeuvre est indis­so­ciable d’une vision pro­fon­dé­ment chré­tienne de la réa­li­té et d’une grande sen­si­bi­li­té à la perte de la capa­ci­té de contem­pla­tion sous les ravages du nihi­lisme ambiant. Il a accep­té avec géné­ro­si­té de se lan­cer dans la réa­li­sa­tion d’une sta­tue de bronze en l’honneur de sainte Jeanne d’Arc, appe­lée à être ins­tal­lée sur la col­line de Ber­mont, à trois kilo­mètres de Dom­ré­my-la-Pucelle. Rap­pe­lons qu’en dépit de son patro­nyme d’origine fran­çaise, Boris Lejeune, né à Kiev, n’est sor­ti d’URSS qu’en 1980, pré­ci­sion utile pour sai­sir cer­tains pas­sages de l’entretien qu’il a bien vou­lu nous confier.

Catho­li­ca – Jeanne d’Arc n’intéresse plus la Répu­blique, plus tel­le­ment l’Eglise, et appa­rem­ment pas beau­coup d’artistes. Seuls les his­to­riens paraissent faire excep­tion… et vous même, Boris Lejeune, qui avez accep­té de vous consa­crer – le mot n’est pas exa­gé­ré – à la réa­li­sa­tion d’une nou­velle sta­tue des­ti­née à mar­quer l’année du six-cen­tième anni­ver­saire de la nais­sance de la Pucelle. Com­ment expli­quez-vous ce vide ?
Boris Lejeune – Pour répondre, je com­men­ce­rai par le détour de la poé­sie. Le genre épique est aban­don­né, le peu qui reste de la poé­sie est indi­vi­dua­liste, res­sasse encore quelques sen­ti­ments intimes, mais le plus sou­vent se perd dans des jeux de sono­ri­tés dépour­vus de sens. Il s’agit de fabri­ca­tions nar­cis­siques qui tournent à l’intérieur de petits cénacles. La poé­sie contem­po­raine a per­du la voix : elle est muette, elle accu­mule des mots sans signi­fi­ca­tion, ou bien elle sombre dans l’hermétisme et le manié­risme céré­bral.
La vraie poé­sie, dans l’antiquité comme dans les temps chré­tiens, véhi­cule un mes­sage. Et elle était même le vec­teur prin­ci­pal de la conscience col­lec­tive. L’histoire est écrite en poèmes. Cela a duré jusqu’au XIXe siècle, puis s’est pro­gres­si­ve­ment étio­lé et aujourd’hui tout chant épique s’est tu.
J’avais un ami poète et cri­tique lit­té­raire, mal­heu­reu­se­ment mort à qua­rante ans, Jean-Marie Le Sida­ner, qui avait écrit un article impor­tant sur cette dis­pa­ri­tion sociale de la poé­sie, « Face à l’orante ». Il com­pa­rait l’effacement avec le temps d’une fresque repré­sen­tant une orante à la lente dis­pa­ri­tion de la poé­sie dans la Cité. L’orante dis­pa­raît, mais les habi­tants ne savent plus ce qu’elle signi­fie, signe grave de l’état de déla­bre­ment géné­ral de la culture. Au fond, cette dis­pa­ri­tion n’est autre que celle du sujet.
Alors, s’il n’y a plus de poé­sie épique, il n’y a plus d’histoire, non pas au sens tech­nique, car les his­to­riens conti­nuent leur tra­vail, mais au sens de la conscience entre­te­nue de l’identité col­lec­tive, c’est-à-dire d’une tra­di­tion reçue et conti­nuée.

Le vide dont vous par­lez a connu une phase inter­mé­diaire, idéo­lo­gique, avec la récu­pé­ra­tion répu­bli­caine du mythe de Jeanne d’Arc, en voyant en elle une héroïne de la Nation, et en gom­mant plus ou moins tota­le­ment sa voca­tion sur­na­tu­relle : une Jeanne d’Arc laïque, telle que Miche­let notam­ment s’est effor­cé de la pré­sen­ter. Ce sont des mani­pu­la­tions his­to­riques qui ont main­te­nu la forme épique mais en la vidant de son conte­nu réel pour exal­ter les ver­tus utiles au sys­tème : l’héroïsme au ser­vice du « patrio­tisme consti­tu­tion­nel ». Par­lait-on de Jeanne d’Arc en Union sovié­tique ?
En URSS, il y eut un phé­no­mène ana­logue, quand Sta­line a récu­pé­ré l’Eglise ortho­doxe à l’époque de la Grande Guerre patrio­tique, exal­té Alexandre Nevs­ki, etc. Mais Jeanne d’Arc aus­si a été récu­pé­rée. On a ensei­gné son his­toire dans les écoles. On admi­rait en elle une héroïne de la révolte ouvrière et popu­laire, com­bat­tant contre les injus­tices, aban­don­née par les puis­sants. En 1970, il y a eu le film de Gleb Pan­fi­lov, Nat­cha­lo (« Le début »), qui pré­sen­tait une Jeanne d’Arc modèle de la jeune fille pleine de géné­ro­si­té, incom­prise et aban­don­née par ceux qui devraient la sou­te­nir. Dans cet inté­rêt russe (pas seule­ment sovié­tique) pour Jeanne d’Arc, il y avait aus­si je crois quelque part la trace de la tra­di­tion des révoltes spon­ta­nées, ces explo­sions popu­laires pério­diques de rejet de tous les pou­voirs, comme les jac­que­ries de Pou­gat­chev, Ste­pan Razine, etc. C’est du moins ce que j’ai devi­né dans ce film, dont la trame du scé­na­rio est l’histoire d’une ouvrière qui est recru­tée pour jouer Jeanne d’Arc dans un film, avec un va-et-vient constant entre les deux situa­tions. Cepen­dant le film s’ouvrait à une autre signi­fi­ca­tion. Il fai­sait place à la prière et se ter­mi­nait par la vision de la Croix devant le bûcher : pour l’époque sovié­tique, c’était très fort et même cou­ra­geux. Cela lais­sait per­cer l’idée qu’il y avait un autre monde que le sys­tème et ses ukases. De plus l’actrice, Inna Tchu­ri­ko­va, était géniale, elle jouait très bien.
A la même époque, dans les manuels d’histoire, on ne s’intéressait pas à Louis XIV, mais il y avait Jeanne d’Arc. Parce qu’on étu­diait l’histoire de manière très sélec­tive. On ne connais­sait pas Néron, mais on étu­diait Spar­ta­cus ; et au fond on iden­ti­fiait l’épopée de Jeanne et la révolte des esclaves.
Quant au monde ortho­doxe, il connaît et honore sainte Jeanne d’Arc, mais a ten­dance à la consi­dé­rer sous l’angle mys­tique, la fai­sant entrer dans une caté­go­rie très roma­nesque, celle du drame soli­taire, ou du fou de Dieu, sans rete­nir le sens de sa mis­sion très excep­tion­nelle. Mais il n’y a aucune équi­va­lence his­to­rique de par le monde au mys­tère de Jeanne d’Arc.

Vous-même, qui êtes arri­vé en France en 1980, vous connais­siez donc la figure de Jeanne d’Arc.
Je l’avais étu­diée à l’école, je por­tais en moi cette image vivante. Mais après évi­dem­ment j’ai vu un peu par­tout en France ses sta­tues, j’ai lu, et puis mon épouse, comme sou­vent les bons catho­liques, était très atta­chée à Jeanne d’Arc. Et lorsque l’abbé de Tanoüarn m’a pro­po­sé de réflé­chir à une sta­tue, j’ai com­men­cé à pen­ser sérieu­se­ment. Mon che­min a été un peu para­doxal, en ce sens que j’ai fait un rap­pro­che­ment entre Marie-Made­leine et Jeanne d’Arc. Je tra­vaillais alors Marie-Made­leine au pied de la Croix, et j’ai trans­po­sé l’idée à Jeanne d’Arc. Il y avait chez les deux saintes la même viva­ci­té de la foi, comme impé­tueuse, un don total de soi très fémi­nin, chez l’une comme chez l’autre (et d’ailleurs aus­si chez toutes les saintes femmes). Le geste, la figure, la manière de se don­ner entiè­re­ment à sa voca­tion… Il y a comme une dimen­sion antique dans Jeanne d’Arc, quelque chose qui la rap­proche de l’héroïne grecque qui vit plei­ne­ment un des­tin écla­tant, qui se donne au des­tin. Sauf évi­dem­ment que chez les Grecs, ce don est païen, il répond à la Fata­li­té. Tan­dis que chez Jeanne d’Arc il y a quelque chose d’absolument unique, même en com­pa­rai­son des autres saintes qui se donnent sans réserve. Elle est dans la condi­tion com­mune, ni dans un monas­tère ni dans un ermi­tage, elle vit même dans un monde bru­tal où pul­lulent les hypo­crites, les méchants, et puis tout d’un coup, le réel se fis­sure et le divin jaillit. Dans cette faille qu’est Jeanne d’Arc, sou­dain nous voyons le sur­na­tu­rel qui sur­git. Et d’être témoin de cela, c’est extra­or­di­naire et unique. Et de plus elle reste dans le réel, mili­taire et poli­tique cette fois, mais son action, celle qui est à l’oeuvre dans ce réel, c’est celle de la grâce divine. Et moi, je pense que dans toute l’histoire de l’humanité, il y a vrai­ment très peu d’exemples com­pa­rables. Il est clair que Jeanne n’était ni une folle ni une mani­pu­la­trice. On sait tout d’elle, alors qu’on en sait beau­coup moins sur les rois de son époque. On sait tout sur elle à cause des trois pro­cès, toutes les dépo­si­tions étant notées dans le plus extrême détail. Et c’est le sur­na­tu­rel qui parle à tra­vers les paroles très simples d’une jeune fille.
Donc, étant conscient de cette dimen­sion, j’ai fait le rap­port avec Marie-Made­leine, qui me paraît évident. Cela m’a ins­pi­ré un thème plas­tique, qui est le mou­ve­ment.

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