L’œcuménisme à la dérive
Un document de première importance a été publié par le Comité mixte catholique‑protestant en France, intitulé : Consensus œcuménique et différence fondamentale (La Documentation catholique, 4 janvier 1987, pp. 4D‑44). II ne parait pourtant pas avoir suscité un intérêt proportionné à son contenu. II est vrai que le mouvement œcuménique s’essouffle. Ses manifestations n’attirent plus qu’une attention assez désabusée, malgré les professions de foi très volontaristes de ses fervents partisans.
Ce document a l’avantage de parler clair. II se donne comme le fruit de deux années de travail entre sept théologiens protestants et sept théologiens catholiques, les uns et les autres officiellement mandatés par leurs autorités respectives. Grâce à ce labeur, expliquant ses auteurs, les “faux problèmes” ont été écartés, le vocabulaire a été précisé et, dans le domaine considéré ‑ celui de l’ecclésiologie ‑, la “divergence séparatrice” est désormais bien nettement identifiée. II est surprenant que vingt ans de dialogue œcuménique aient été nécessaires pour parvenir à un tel résultat, mais on ne peut que se réjouir de cette ‑clarification.
“Nous divergeons sur lie serfs que nous donnons au terme Eglise”, constatent avec une candeur désarmante ces théologiens catholiques et protestants (n. 21. Tout l’intérêt de leur contribution réside dans le fait qu’ils précisent en termes théologiques rigoureux cette constatation. Le fond de 1a divergence est dans “la compréhension de l’instrumentalité” (titre IV).
Elle ne porte pas, expliquent‑ils, sur le fait que l’Eglise est un instrument du salut, puisque même dans les communautés protestantes on considère que la prédication et les cérémonies du culte sont nécessaires, mais sur “la nature de cette instrumentalité” (n. 1 1).
Le document décrit d’abord la doctrine catholique au sujet de cette notion dans la théologie des sacrements. “L’instrument ‑ ou l’outil ‑ exerce, en effet, une causalité subordonnée à celui qui le manie selon une intention précise. Informé par l’idée qui préside à sa mise en oeuvre, il devient alors capable d’accomplir ce qui le dépasse absolument selon sa nature propre. II exerce ainsi une “ causalité instrumentale ” qui s’inscrit dans la dynamique continue de toute une hiérarchie de causes. (…) Saint Thomas disait ainsi que l’humanité du Christ est un “ instrument conjoint ” à la divinité, qui permet à celle‑ci d’accomplir notre salut par un acte authentiquement humain. De même les sacrements sont dans leur ordre propre ‑ et donc seconds par rapport à l’humanité du Christ ‑ des “ instruments séparés ” qui permettent aux gestes humains de Jésus d’être visiblement posés à travers l’espace et le temps”(n. 12).
II faut noter que cette doctrine a précisément été développée par le magistère pour s’opposer aux thèses protestantes. C’est pour couper court à leurs arguments que le concile de Trente avait affirmé la réelle causalité instrumentale des sacrements à l’égard de la grâce. II avait notamment consacré, dans sa septième session, la terminologie classique, en définissant que les sacrements confèrent la grâce ex opere operato, c’est‑à‑dire par l’accomplissement du rite sacramentel lui‑même (Dz. 851).
Le document du Comité catholique‑protestant traite ensuite de l’instrumentalité de l’Eglise. “L’Eglise devient donc sujet de l’agir sauveur de Dieu en JésusChrist, non pas au sens où elle ajouterait une causalité du même type que celle du Christ, ni au sens où elle interviendrait à côté de l’action divine, mais en tant qu’elle s’inscrit dans le mouvement de causalité qui va de Dieu vers nous et que sa causalité instrumentale est informée par la causalité principale de Dieu dans le Christ” (n. 12).
Rappelons, qu’en effet, le concile de Florence et le concile de Trente avaient précisé que l’intention du ministre d’un sacrement, c’est-à-dire l’acte de la volonté qui lui fait poser un rite sacramentel, est “l’intention de faire ce que fait l’Eglise” Dz. 695, 854).
Le document est alors obligé de constater le refus de cette doctrine fondamentale par les protestants. “Toute compréhension de l’Eglise comme prolongement du Christ, toute notion de médiation ministérielle dont dépendrait la présence du Christ sont comprises comme atteintes à la seule souveraineté de Dieu. Pour cette raison, les Eglises issues de la Réforme demeurent critiques vis‑à‑vis de certaines pratiques de l’Eglise catholique romaine (caractère sacrificiel de la messe, eucharistie dont les fruits bénéficient à des défunts, compréhension du ministère comme participation au sacerdoce du Christ. (…) L’action propre de l’Eglise est fondamentalement passive. (…) La justification par la foi seule vaut de toute l’Eglise comme elle vaut de chaque chrétien” (n. 13).
On ne peut que souligner la justesse de cet exposé. L’antagonisme foncier des deux ecclésiologies est fort bien mis en évidence. C’est, tout spécialement sur la doctrine de l’Eglise et des sacrements que l’opposition est irréductible, et qu’elle se fonde, en ce qui concerne la doctrine catholique, sur le dogme irréformable. Ironie de la Providence : plus les oecuménistes dialoguent entre eux et plus ils précisent la constatation qu’ils parlent des langues différentes.
La conclusion du document catholique‑protestant parait tout à fait plaquée et en contradiction avec ce qui précède. Elle pourrait se résumer par la formule : œcuménisme quand même ! “. Ce que nous avons à faire, les uns et les autres, c’est de chercher à réduire ou à dépasser ce qui demeure encore aujourd’hui comme différence séparatrice, afin de le transformer en une différence compatible avec l’unité. Cela se fera sur une intégration de nos visées respectives dans une compréhension plus large, plus totale de la donnée du mystère” (n. 17).
Une telle affirmation est une acrobatie verbale. Si la “divergence séparatrice” porte, nous dit‑on à juste titre, sur le fait que l’Eglise est ou n’est pas le prolongement du Christ, on ne voit pas comment elle pourrait devenir une “différence compatible avec l’unité”. En définitive, il reste à s’interroger sur la signification que le projet œcuménique donne de lui‑même. Il semble d’ailleurs qu’au sein même du mouvement œcuménique, on ne soit pas d’accord sur la définition de son objectif. Certains pensent ‑ et même écrivent ‑ qu’il doit arriver au dépassement des formules dogmatiques. D’autres se contentent de rêver iréniquement qu’il permettra d’obtenir la conversion ‑ sans le mot ‑ des frères séparés, par on ne sait trop quel “approfondissement” de leur foi. Si ces derniers ont raison, l’œcuménisme se réduirait à des vœux pieux, de fait assez hypocrites, puisque l’on sait parfaite ment que les oppositions doctrinales, une fois dûment constatées, ne pourront être surmontées que par un officiel retour au bercail. En tout cas ni les uns ni les autres ne semblent disposés à préciser avec rigueur le but qu’ils assignent à cette entreprise.
Le P. Daniel Ols o.p., faisant dans la revue Angélicum la critique du livre Diversités et communion du P. Congar, dans la revue Angelicum (1983, fasc. 1), écrivait : “II nous apparaît que la saison qui s’ouvre pour l’œcuménisme doit être celle de la rigueur : rigueur qui implique une définition précise des termes en discussion, rigueur qui comporte aussi la mise au clair et la critique des fondements philosophiques plus ou moins implicites des diverses positions”. Les “réflexions et propositions du Comité mixte catholique‑protestant” vont dans ce sens, comme si le P. Ols avait été entendu. Mais apparemment la clarification intellectuelle ne suffit pas. Même après avoir mis en évidence très nettement la “différence séparatrice”, la machine œcuménique continue de tourner, de tourner à vide, mais de tourner quand même.
C’est que l’œcuménisme est devenu une véritable administration dotée d’organes, de conseils, et de comités mixtes, avec leurs rencontres programmées, leurs échanges officiels et leurs déclarations communes. Toutes ces structures doivent justifier leur existence par leur activité. Et celle‑ci retarde indéfiniment la possibilité d’un nécessaire examen de conscience. Le moment approche pourtant où l’on ne pourra plus éviter de faire le bilan d’un immense gâchis dans le domaine missionnaire et pastoral.