La Révolution, l’Eglise, la France. Entretien avec Reynald Secher
A deux ans du bicentenaire de la Révolution, l’idéologie officielle impose toujours sa version déformée de la réalité historique, malgré la progressive correction des plus grossières erreurs. On le comprend aisément, l’Etat républicain a besoin du mythe pour fonder sa légitimité. Chez les historiens de métier, les positions se nuancent mais demeurent largement tributaires du même mythe. Cependant, la vérité progresse, même si ce n’est que très lentement. Les partisans éperdus de la tradition républicaine ‑ il en existe toujours surtout parmi les socialistes ou les francs-maçons ‑ font plutôt figures de marginaux. Sous l’influence de François Furet ou de Jean Tulard, entre autres, une image plus réaliste de la période a commencé d’entamer les gloires de Marianne. Toutefois les tabous demeurent. II n’est toujours pas “permis” de faire la lumière sur les crimes de la Terreur sans s’attirer les censures intellectuelles et administratives de l’institution universitaire. C’est notamment la leçon à tirer de la tentative de Reynald Secher, rejeté de la corporation pour avoir tenté de percer les ténèbres entourant les massacres de Vendée.
Reynald Secher : un bicentenaire censuré. Entretien exclusif avec Michel Bresson
La Chapelle‑Basse‑Mer, village vendéen (Perrin 19$6), résultat d’une thé”, de troisième cycle, a valu à son auteur, R. Secher, une gloire dont il se serait bien passée, puisqu’il est aujourd’hui persona non grata dans l’institution universitaire. Max Gallo, historien socialiste et ancien secrétaire d’État est personnellement parti en guerre contre lui, avec sa lettre ouverte aux nouveaux Muscadins (Albin Michel 1986). Reynald Sécher nous explicite les raisons de sa mésaventure.
“Jamais je n’aurais pensé que la Vendée ait pu faire l’objet d’un véritable génocide. Je pensais comme faut un chacun qu’il s’agissait d’une simple guerre civile faite d’escarmouches, et dont les motivations étaient sauvent mal définies. Le terme même de génocide m’a d’ailleurs été contesté par quelques, détracteurs qui estiment abusivement qu’if doit être réservé aux déportations de Juifs par les Nazis, et que !‘an ne saurait en faire une utilisation “ rétroactive ”. Mais peu importe le mot, puisqu’on pourrait aussi bien parler de “ populicide ”, terme que Babeuf utilisait dès 1793 justement à propos de la Vendée.
Max Gallo et François Lebrun (qui travaille avec Michel Vavelle) m’ont fait d’autres reproches, entre autres d’être “ du côté des Blancs ”. C’est faux, j’ai montré qu’il y avait eu des atrocités des deux côtés, mais avec une différence essentielle : les Blancs les commettaient dans le feu de la bataille, et ni systématiquement ni de manière préméditée ; alors que le génocide vendéen a été planifié par la Convention, jusque dans les détails d’exécution (projet d’empoisonnement de l’eau potable à l’arsenic, ordre de détruire l’ensemble du département donné le 1er août 1793, etc.).
J’explique ces réactions par le fait que pour ces gens‑là, la Révolution est un broc : il faut justifier la République par rapport à l’ancien Régime, donc, blanchir la première et noircir le second. C’est toute la méthode de Michelet, pour qui la Révolution devait être le commencement d’une nouvelle période de regénérescence. Je ne pensais pas, au début de mon travail, heurter la susceptibilité des gens qui s’accrochaient à cette attitude, d’autant qu’avec une telle méthode, on en vient à couvrir les pires crimes contre l’humanité Partout ailleurs, dans le public, chez les intellectuels, mon livre a été très bien accueilli. J’ai des centaines de lettres pour le prouver. Mais pour la quasi‑totalité, c’est une découverte, parce que rien n’est enseigné sur le génocide vendéen dans les notes. Seules les écorce libres de l’Ouest transmettaient un minimum de connaissances à ce sujet, mais depuis la loi Debré (1369), il n’en reste plus rien, à cause de l’uniforrmisation des programmes.
La réaction du clergé est décevante. Deux évêques ont soutenu mon livre, ceux de Sées (Y.‑M. Dubigeon et de Nantes (E. Marcus) : un certain nombre de prêtres aussi. Mais la grande majorité s’est montrée indifférente (par inculture, désintérêt pour les questions historiques, ou même hostilité de principe à l’histoire. Beaucoup se sont montres hostiles poux des raisons politiques, sous ce rapport, pouvoir politique et pouvoir religieux sont complices. C’est très grave à long ferme : le silence du clergé devant le génocide traduit une honte envers sa propre histoire. Finalement, c’est, par une étonnante inversion, la Constitution civile du clergé qui s’applique. ”
Timothy TACKETT, La Révolution, l’Eglise, la France, Cerf 1986
II est un autre milieu qui a intérêt à assurer la longévité du mythe révolutionnaire : celui du libéralisme catholique, pour lequel l’acceptation de la Révolution est une nécessité de principe (sous réserve de larges critiques sur les aspects secondaires). Et pourtant, même dans ce secteur généralement raidi dans ses postulats, certaines évolutions se dessinent, fussent‑elles de l’ordre de grandeur des mouvements browniens. Le livre de Timothy Tackett, historien américain ‑ non catholique ‑ spécialisé dans les questions ecclésiastiques, et professeur à la Catholic University of America (comme le P. Curran), en témoigne à sa manière.
Le livre de Tackett conclut une enquête systématique relative à un objet très précis : le serment imposé aux prêtres après la promulgation de la Constitution civile du clergé (CCC), en 1791. L’auteur part de l’idée ‑ juste, et connue de longue date ‑ que le fameux serment a eu une importance capitale pour précipiter la rupture entre l’Eglise et la Révolution. “C’est un véritable événement structurant”, qui a provoqué un complet remodelage de la France. “Après le serment, la société française n’allait plus jamais être tout à fait la même”. L’originalité de Tackett est d’avoir voulu mesurer avec précision la réalité de cette rupture, en décomptant de la manière la plus détaillée le nombre de jureurs et d’insermentés, en faisant toutes sortes de combinaisons pour faire apparaître une série de corrélations, afin de substituer à l’explication généralement avancée par les historiens catholiques traditionnels une démonstration scientifique sans réplique. C’est une œuvre méthodique, avec une prédilection marquée pour les statistiques, mais qui ne s’enferme pas dans l’impasse quantitative. Tackett veut s’écarter des sentiers antérieurs et ne s’inspire que du seul essai d’évaluation chiffrée qui ait eu lieu, en 1906. “Pour toute une génération d’historiens appartenant au clergé, désireux avant tout de séparer le bon grain de l’ivraie et de fournir des modèles moraux aux ecclésiastiques qui affrontaient l’anticléricalisme de la troisième République, (…) la différence entre les deux clergés dépendait, en dernière analyse, du caractère religieux et moral de l’âme individuelle ; d’un côté, une âme faible et égoïste, de l’autre, une âme probe et courageuse”.
Ce qui est étonnant, c’est qu’après avoir déployé des prodiges d’efforts pour mener à bien son enquête, l’historien américain n’arrive pas à une conclusion réellement différente. Sous ce rapport, le jugement que porte Michel Vovelle dans sa préface, et qui est repris pour la publicité du livre est plutôt forcé : “L’ouvrage que présente Timothy Tackett, je le dis en pesant mes mots, est destiné à faire date dans l’historiographie de la Révolution française”.
En vérité, le livre apporte quelques précisions intéressantes (mais déjà connues dans leur ensemble : les prêtres tenus au serment au début de l’année 1791 n’étaient que les prêtres de paroisse, les aumôniers d’institutions, les professeurs de séminaires, et aussi les évêques (les religieux n’étaient pas concernés). Et sur cet ensemble, un peu plus de cinquante pour cent ont accepté de prêter serment, une frange de six pour cent environ ayant émis des restrictions ou s’étant rétractés peu après. Les précisions portent encore sur le fait que ce sont surtout les curés en charge qui ont cédé à la pression de la loi révolutionnaire, tandis que les évêques ont refusé presque unanimement, de même qu’une majorité de professeurs de séminaires. Les endroits touchés par le jansénisme, et son succédané, le richérisme (qui prétendait que le pouvoir des curés était de droit divin) ont eu une majorité de jureurs. Certaines régions, comme la Bretagne, ont été moins touchées que d’autres. Quant aux raisons pour lesquelles les uns ont prêté le serment et les autres l’ont refusé, l’auteur a consacré beaucoup de son temps à établir des corrélations à partir de différents critères, dont l’inévitable opposition ville‑campagne, ou la relation statistique entre le degré de formation et l’option pour le serment. Tout cela tient trop souvent de l’exercice de style, d’autant plus que l’auteur admet la limite du genre. “II est vite apparu évident que certains des paramètres étaient reliés, quand ils l’étaient, d’une manière non linéaire”…
On en revient donc aux raisons toujours alléguées jusque‑là. Les prêtres jureurs ont été des faibles, tiraillés entre un certain désir de plaire au nouveau pouvoir établi (et de ne pas perdre leur charge) et la conscience du devoir d’obéir au pape. Tackett donne d’ailleurs divers exemples des justifications, souvent de bien piètre niveau, avancées par les jureurs, se ramenant la plupart du temps au légalisme. “La religion m’ordonne l’obéissance ‘á la loi”. Pour le curé de Kirsch (Moselle), “les curés étaient les premiers et les plus importants fonctionnaires publics et devaient ainsi donner l’exemple aux autres”. D’autres invoquaient les défauts des évêques, et plus généralement du pape, par gallicanisme, doublé de vile flagornerie. “Je croirais outrager l’Assemblée nationale et calomnier la pureté de ses vues si je lui supposais la moindre intention d’attenter à la juridiction spirituelle”, disait un curé de Seine‑et‑Marne.
L’historien fait ici une remarque à la fois judicieuse et lourde de sous‑entendus. “Un grand nombre de ceux qui acceptaient le serment et la Constitution civile avaient clairement adopté une nouvelle conception du prêtre et de son rôle dans la société, fort éloignée de l’image cléricale inculquée par la direction de l’Eglise depuis le concile de Trente et la Réforme catholique. L’accent était moins mis sur la place du prêtre à l’intérieur de la hiérarchie ecclésiastique que sur sa place au sein de la communauté laïque, et sur l’allégeance qu’il devait à l’Assemblée nationale”. Tackett oppose ainsi le “prêtre tridentin” et le “prêtre citoyen”, le premier refusant le serment par crainte ‑ discutable, à son sens ‑ que le ressort caché de la CCC soit la volonté de détruire le christianisme, et le second préfigurant le nouveau prêtre conciliaire engagé dans la société de son temps. La Constituante, par précipitation et cédant aux activistes jacobins ou jansénistes, n’a pas su gérer habilement sa politique religieuse, et ce faisant, elle a laissé échapper une chance historique. L’auteur conclut au fâcheux “dérapage” : “En obligeant le clergé à séparer le grain de l’ivraie, en imposant un choix clair et définitif pour ou contre la nouvelle Constitution, le serment allait renforcer et perpétuer l’univers manichéen de la politique révolutionnaire, et donner prise à la paranoïa sous‑jacente qui s’était emparée de l’Assemblée nationale et d’une grande partie de la population depuis le début de la Révolution”.
Claude Langlois ajoute que le clivage entre jureurs et réfractaires a provoqué, en raison de la persécution de la Terreur et de la dissolution du clergé constitutionnel, une pénurie importante de prêtres, facteur d’aggravation de la déchristianisation des campagnes au XIXe siècle. Mais la véritable conséquence est dans la laïcisation accentuée d’une fraction importante des fidèles. “Le catholicisme est sorti amoindri, mais surtout dédoublé”. “Ce qui fait maintenant l’objet de l’acceptation ou du refus, c’est un catholicisme clérical (…) où le clergé contrôle les croyances et impose les pratiques, par le catéchisme, la liturgie, les sacrements et tout particulièrement la confession, qui devient de plus en plus un catholicisme intégral et intransigeant. Intégral, car il affirme sa volonté de faire connaître comment doit se comporter l’individu, comment doivent vivre les sociétés et les nations ; intransigeant en conséquence, car ses affirmations, après s’être heurtées à l’Etat laïcisé par la Révolution et à la bourgeoisie qui demande l’autonomie de son action publique et le quant‑à‑soi de sa vie privée, s’opposent bientôt à des corps de doctrine progressivement constitués le libéralisme et le socialisme”. A l’inverse apparaît une sorte de religion laïcisée et individualiste, le “catholicisme populaire”, qui refuse la tutelle du magistère ecclésiastique et l’intrusion du prêtre dans la morale individuelle.
En un certain sens l’appréciation dithyrambique de Michel Vovelle apparaît finalement fondée, tant les préjugés en faveur de la Révolution sont tenaces. Le travail de l’auteur américain fera peut‑être date dans l’historiographie de la période révolutionnaire, non pas tant par son contenu que par le fait de conclure, au terme d’une laborieuse enquête, dans le même sens général que les historiens catholiques du passé. Le travail de Tackett n’a pas été celui d’un partisan, et c’est par la logique d’une démarche scientifique qu’il en est venu à remettre la question du serment constitutionnel à la place qu’elle méritait. La portée réelle de l’affaire est évidente : la Révolution n’est pas antichrétienne seulement en raison des persécutions de l’An II. Elle l’est dès la nuit du 4 août 1789, qui a directement préparé la Constitution civile du clergé. “II serait erroné de sous-estimer le caractère novateur de l’oeuvre révolutionnaire et la surprise causée par l’ensemble des lois sur l’Eglise qui dépassaient les attentes de la quasi‑totalité de la population”, remarque Tackett. Voilà bien un constat. Avec quelle lenteur passera‑t‑on maintenant à une vision plus correcte de l’ensemble du phénomène révolutionnaire, et en conséquence, à la compréhension des rapports entre l’Eglise et la Révolution, question pendante depuis deux cents ans ?
D’autres préventions sont encore à craindre. La postface de l’ouvrage, due à Claude Langlois, le laisse facilement deviner. Son auteur fait préventivement état des réactions défavorables que Tackett ne manquera pas de s’attirer. “Revenir à la déchristianisation en partant de la Révolution ? Procéder ainsi, n’est‑ce pas régresser vers une vieille historiographie ultramontaine redevenue bruyante depuis quelque temps ?”. II cite en note le livre de Jean Dumont, La Révolution française ou les prodiges du sacrilège (Criterion 1984) “à titre d’exemple”, et “malgré sa médiocrité”. Les cinq cents pages de l’ouvrage incriminé ne sont certes pas géniales, mais elles rivalisent pour le moins avec bon nombre d’ouvrages historiques actuels. La nuance de mépris qui perce sous le propos s’explique probablement par le souci de se démarquer, ce qui témoigne de la persistance de l’autocensure des universitaires face à l’idéologie dominante. Patience donc.