Revue de réflexion politique et religieuse.

L’in­ven­tion de la socié­té.

Article publié le 23 Juil 2008 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[Note : ce texte est extrait de Die Unbewäl­tig­ten Sozial­wis­sen­schaf­ten, Sty­ria, Graz, 1984, pp. 199–203,  tra­duc­tion par nos soins, avec l’aimable concours du Pr Albrecht, de l’Université de Post­dam. Rap­pe­lons que le Pr Ten­bruck est décé­dé le 9 février 1994.]

L’énigme que consti­tuait la nou­velle socié­té « ouverte » sus­ci­ta immé­dia­te­ment des inter­ro­ga­tions sur les forces qui l’animaient, les­quelles firent naître et occu­pèrent les sciences les plus diverses. C’est ain­si qu’apparut la socio­lo­gie qui s’engagea dans une direc­tion toute par­ti­cu­lière. Saint Simon, Comte et Dur­kheim s’obstinèrent dans l’idée que la « crise » des temps modernes (qu’ils déplo­raient sans cesse) était le résul­tat de l’ignorance des lois qui régissent les socié­tés. Ils récla­mèrent donc une nou­velle science qui en fonc­tion de ces lois per­met­trait de pré­voir l’évolution de la socié­té de telle sorte que la crise soit écar­tée et que l’ordre soit réta­bli. On ne vou­lait pas savoir si la pré­vi­sion d’une évo­lu­tion suf­fi­rait ensuite pour fon­der un ordre social — ce qui n’est évi­dem­ment pas le cas. On ne regar­dait pas plus si les évo­lu­tions sociales se dérou­laient confor­mé­ment à ces lois ; enfin on ne se deman­dait pas non plus si dans une socié­té ouverte l’imprévisibilité n’est pas le résul­tat ins­ti­tu­tion­nel d’une recom­po­si­tion per­ma­nente et arbi­traire des forces et des groupes sociaux.

Il fal­lait donc que l’expression « socié­té » ait une signi­fi­ca­tion ori­gi­nale puisque avec l’introduction du concept de science de la socié­té on abor­dait un nou­vel objet. C’est ce qu’a fait la socio­lo­gie lorsqu’elle s’est consti­tuée en science exacte des rela­tions et des pro­ces­sus sociaux sur le modèle des sciences natu­relles, car l’objet inex­plo­ré ne pou­vait désor­mais être éla­bo­ré que d’une cer­taine manière en pre­nant immé­dia­te­ment les traits que lui pres­cri­vait le sys­tème. Le seul désir de pré­dire et de diri­ger l’évolution des choses sug­gé­ra puis ren­dit néces­saires ces hypo­thèses mas­sives sur le réel et la nature humaine aux­quelles nous nous sommes tou­jours heur­tés. C’est ain­si qu’a été inven­tée par la socio­lo­gie cette « socié­té » qui fait d’autant moins allu­sion à la vie en com­mun qu’elle l’a réi­fiée pour en faire sa propre « chose », laquelle doit être inter­pré­tée d’après les propres lois de la sys­té­mique sociale.

Pré­pa­rées chez Tur­got, Condor­cet et Sieyès, ces recherches autour d’une « méca­nique sociale » abou­tirent chez Saint-Simon et Comte à la concep­tion d’une science qui mar­qua la nais­sance de la socié­té socio­lo­gique. Nulle part cela ne devient plus évident que chez Dur­kheim qui rajoute sans cesse des qua­li­tés à la socié­té, avec comme jus­ti­fi­ca­tion qu’il n’y aurait pas sans cela de socio­lo­gie scien­ti­fique digne de ce nom. On retrouve ain­si sous de mul­tiples formes cette argu­men­ta­tion : « pour qu’une socio­lo­gie puisse exis­ter, il est néces­saire que se pro­duisent dans chaque socié­té des phé­no­mènes dont cette socié­té soit la cause spé­ci­fique ». Dans ce concept inven­té de toutes pièces par la socio­lo­gie se cachent tous les pos­tu­lats qui carac­té­risent sa vision du monde. Et c’est d’ailleurs avec ce concept que la socio­lo­gie a fait pas­ser cette vision du monde. En par­lant aujourd’hui de socié­té, on se trouve auto­ma­ti­que­ment enfer­mé intel­lec­tuel­le­ment dans le com­plexe idéo­lo­gique éri­gé par la socio­lo­gie.

Nous avons expo­sé les consé­quences et hypo­thèses prin­ci­pales de cette vision du monde, mais il ne faut pas oublier que le concept cen­tral de « socié­té » ren­voie à une pers­pec­tive par­ti­cu­lière de la réa­li­té. Ain­si, là où cette socié­té est consi­dé­rée comme la réa­li­té fon­da­men­tale, les liens humains concrets perdent toute vali­di­té par­ti­cu­lière dans la mesure où ils ne sont vrais et com­pré­hen­sibles qu’autant qu’ils s’insèrent dans un modèle géné­ral. De même que ne sub­siste de notre com­por­te­ment que la fonc­tion sociale, de même pour tous les évé­ne­ments his­to­riques et pour tout le patri­moine cultu­rel, il ne reste que le lien social. Nous ne per­ce­vons de la réa­li­té que le pré­ci­pi­té mis en avant par la recons­truc­tion socio­lo­gique. Quand l’invention de la socié­té sert de matrice d’interprétation du monde vivant, les iden­ti­tés concrètes — peuple, nation, mariage, famille et autres — sombrent comme simples pré­ju­gés dans le néant d’où fina­le­ment reten­tit l’appel déses­pé­ré à l’identité auquel le réel ne peut plus répondre. En effet, une fois vidé de toute incar­na­tion cultu­relle et his­to­rique, le réel n’a plus d’yeux que pour les réa­li­tés que la socio­lo­gie tient pour « sociales ».

Avec la nais­sance de la socié­té socio­lo­gique est appa­rue l’hypothèse de l’autopoièse sociale selon laquelle le « social » ne s’explique que par le « social ». Toute his­toire devait à pré­sent être com­prise comme évé­ne­ment fon­da­men­ta­le­ment propre à la socié­té ; quant aux rela­tions entre socié­tés elles devaient être négli­gées dans la mesure où elles ne sont qu’un acces­soire secon­daire ou qu’un déran­ge­ment mal­heu­reux du « déve­lop­pe­ment social » conçu comme seule « véri­table » his­toire.

C’est dans cette vision du monde que s’explique l’aveuglement de la socio­lo­gie à l’encontre des rela­tions inter­na­tio­nales et supra­na­tio­nales, de la concur­rence, de l’influence et de l’emprise qui s’exercent entre nations et plus par­ti­cu­liè­re­ment de toutes les ques­tions de pou­voir et de rap­ports de forces. Son concept l’oblige à tenir les « socié­tés » pour les sources auto­nomes de tous les évé­ne­ments fon­da­men­taux et leur déve­lop­pe­ment propre pour le centre de l’histoire. C’est dans la mécon­nais­sance de la situa­tion his­to­rique des Etats, du rôle his­to­rique des reli­gions et de l’influence his­to­rique des idées qu’elle se révèle cou­ram­ment. C’est pour­quoi la socio­lo­gie entend par poli­tique ce qui n’est que poli­tique sociale. Et dans ce sens elle a éga­le­ment influen­cé dura­ble­ment la poli­tique lorsque les par­tis ou l’opinion publique ont repris à leur compte la notion de « socié­té ».

Le concept de « socié­té » plane mal­gré tout main­te­nant comme une construc­tion vague s’étendant sur et entre des frag­ments de réa­li­té. La socio­lo­gie doit divi­ser toute vie en com­mun sur terre en une quan­ti­té de socié­tés com­prises comme uni­tés fon­da­men­ta­le­ment auto­nomes et indé­pen­dantes ; autre­ment ce serait la fin de toute science vou­lant faire des énon­cés géné­raux sur l’ensemble des socié­tés. Pen­dant que l’expérience montre main­te­nant de manière évi­dente l’existence de cer­taines com­mu­nau­tés de vie qui n’ont que des rela­tions exté­rieures, comme les socié­tés tri­bales, ou bien qui inter­fèrent et se mêlent en de mul­tiples occa­sions, comme les peuples, les Etats ou les reli­gions, la socio­lo­gie pos­tule avec sa « socié­té » n’importe quelles uni­tés char­gées de toutes ces socia­li­sa­tions concrètes et se déve­lop­pant d’après leur propre sys­tème de règles. Il n’y a donc éga­le­ment aucun pro­dige à ce que reste constam­ment en sus­pens la ques­tion de savoir si « les socié­tés » coïn­cident ou non avec l’Etat ou avec quoi que ce soit d’autre. Pour Comte, la socié­té s’identifiait à l’humanité, pour Luh­mann à la socié­té uni­ver­selle. En pra­tique, la popu­la­tion d’un Etat est pour­tant dési­gnée spon­ta­né­ment comme une socié­té. Ain­si « la socié­té » plane au-des­sus de la réa­li­té sans que la socio­lo­gie soit seule­ment capable d’indiquer où l’on peut trou­ver les incar­na­tions de l’objet qu’elle veut expli­quer. Ceci donne un bon pré­texte pour consi­dé­rer sur le champ cette forme à tra­vers laquelle la socio­lo­gie veut se consa­crer expres­sé­ment aux faits : la recherche sociale. Une remarque de conclu­sion s’impose avant d’en venir là.

Au cœur des idéo­lo­gies — cela tient à leur nature même — se trouvent des repré­sen­ta­tions glo­bales de l’organisation du monde que l’on ne peut aisé­ment concep­tua­li­ser. Qu’une science qui vou­drait lais­ser der­rière elle toutes les idéo­lo­gies pour ne faire par­ler stric­te­ment que les faits, soit bâtie sur une idée à laquelle on ne peut rat­ta­cher aucune cer­ti­tude, tra­hit qu’elle repré­sente elle-même, en tant que science, une idéo­lo­gie. Et dès lors qu’elle fait adop­ter publi­que­ment ses idées, elle accou­tume insen­si­ble­ment les hommes à sa vision du monde.

La domes­ti­ca­tion des sciences sociales com­mence avec la déci­sion de ban­nir le concept de « socié­té » de nos repré­sen­ta­tions et de notre voca­bu­laire. Certes l’expression est par­fois indis­pen­sable et de ce fait inof­fen­sive comme ren­voi à la vie en com­mun. On doit cepen­dant insis­ter pour que les véri­tables puis­sances et mani­fes­ta­tions de la réa­li­té sociale — Etats, par­tis, Eglises, cultures, asso­cia­tions, groupes — soient à nou­veau dénom­mées. Pour finir, on doit éga­le­ment rap­pe­ler que Max Weber — il n’est pas seul mais il fut en tout cas le pre­mier — avait renon­cé sciem­ment et de manière exem­plaire au concept de « socié­té ». On le trouve chez lui tout juste comme un dédoua­ne­ment inévi­table fai­sant allu­sion de manière vague à la vie en col­lec­ti­vi­té mais ne s’inscrivant pas dans l’idéologie sociale.

-->