L’invention de la société.
[Note : ce texte est extrait de Die Unbewältigten Sozialwissenschaften, Styria, Graz, 1984, pp. 199–203, traduction par nos soins, avec l’aimable concours du Pr Albrecht, de l’Université de Postdam. Rappelons que le Pr Tenbruck est décédé le 9 février 1994.]
L’énigme que constituait la nouvelle société « ouverte » suscita immédiatement des interrogations sur les forces qui l’animaient, lesquelles firent naître et occupèrent les sciences les plus diverses. C’est ainsi qu’apparut la sociologie qui s’engagea dans une direction toute particulière. Saint Simon, Comte et Durkheim s’obstinèrent dans l’idée que la « crise » des temps modernes (qu’ils déploraient sans cesse) était le résultat de l’ignorance des lois qui régissent les sociétés. Ils réclamèrent donc une nouvelle science qui en fonction de ces lois permettrait de prévoir l’évolution de la société de telle sorte que la crise soit écartée et que l’ordre soit rétabli. On ne voulait pas savoir si la prévision d’une évolution suffirait ensuite pour fonder un ordre social — ce qui n’est évidemment pas le cas. On ne regardait pas plus si les évolutions sociales se déroulaient conformément à ces lois ; enfin on ne se demandait pas non plus si dans une société ouverte l’imprévisibilité n’est pas le résultat institutionnel d’une recomposition permanente et arbitraire des forces et des groupes sociaux.
Il fallait donc que l’expression « société » ait une signification originale puisque avec l’introduction du concept de science de la société on abordait un nouvel objet. C’est ce qu’a fait la sociologie lorsqu’elle s’est constituée en science exacte des relations et des processus sociaux sur le modèle des sciences naturelles, car l’objet inexploré ne pouvait désormais être élaboré que d’une certaine manière en prenant immédiatement les traits que lui prescrivait le système. Le seul désir de prédire et de diriger l’évolution des choses suggéra puis rendit nécessaires ces hypothèses massives sur le réel et la nature humaine auxquelles nous nous sommes toujours heurtés. C’est ainsi qu’a été inventée par la sociologie cette « société » qui fait d’autant moins allusion à la vie en commun qu’elle l’a réifiée pour en faire sa propre « chose », laquelle doit être interprétée d’après les propres lois de la systémique sociale.
Préparées chez Turgot, Condorcet et Sieyès, ces recherches autour d’une « mécanique sociale » aboutirent chez Saint-Simon et Comte à la conception d’une science qui marqua la naissance de la société sociologique. Nulle part cela ne devient plus évident que chez Durkheim qui rajoute sans cesse des qualités à la société, avec comme justification qu’il n’y aurait pas sans cela de sociologie scientifique digne de ce nom. On retrouve ainsi sous de multiples formes cette argumentation : « pour qu’une sociologie puisse exister, il est nécessaire que se produisent dans chaque société des phénomènes dont cette société soit la cause spécifique ». Dans ce concept inventé de toutes pièces par la sociologie se cachent tous les postulats qui caractérisent sa vision du monde. Et c’est d’ailleurs avec ce concept que la sociologie a fait passer cette vision du monde. En parlant aujourd’hui de société, on se trouve automatiquement enfermé intellectuellement dans le complexe idéologique érigé par la sociologie.
Nous avons exposé les conséquences et hypothèses principales de cette vision du monde, mais il ne faut pas oublier que le concept central de « société » renvoie à une perspective particulière de la réalité. Ainsi, là où cette société est considérée comme la réalité fondamentale, les liens humains concrets perdent toute validité particulière dans la mesure où ils ne sont vrais et compréhensibles qu’autant qu’ils s’insèrent dans un modèle général. De même que ne subsiste de notre comportement que la fonction sociale, de même pour tous les événements historiques et pour tout le patrimoine culturel, il ne reste que le lien social. Nous ne percevons de la réalité que le précipité mis en avant par la reconstruction sociologique. Quand l’invention de la société sert de matrice d’interprétation du monde vivant, les identités concrètes — peuple, nation, mariage, famille et autres — sombrent comme simples préjugés dans le néant d’où finalement retentit l’appel désespéré à l’identité auquel le réel ne peut plus répondre. En effet, une fois vidé de toute incarnation culturelle et historique, le réel n’a plus d’yeux que pour les réalités que la sociologie tient pour « sociales ».
Avec la naissance de la société sociologique est apparue l’hypothèse de l’autopoièse sociale selon laquelle le « social » ne s’explique que par le « social ». Toute histoire devait à présent être comprise comme événement fondamentalement propre à la société ; quant aux relations entre sociétés elles devaient être négligées dans la mesure où elles ne sont qu’un accessoire secondaire ou qu’un dérangement malheureux du « développement social » conçu comme seule « véritable » histoire.
C’est dans cette vision du monde que s’explique l’aveuglement de la sociologie à l’encontre des relations internationales et supranationales, de la concurrence, de l’influence et de l’emprise qui s’exercent entre nations et plus particulièrement de toutes les questions de pouvoir et de rapports de forces. Son concept l’oblige à tenir les « sociétés » pour les sources autonomes de tous les événements fondamentaux et leur développement propre pour le centre de l’histoire. C’est dans la méconnaissance de la situation historique des Etats, du rôle historique des religions et de l’influence historique des idées qu’elle se révèle couramment. C’est pourquoi la sociologie entend par politique ce qui n’est que politique sociale. Et dans ce sens elle a également influencé durablement la politique lorsque les partis ou l’opinion publique ont repris à leur compte la notion de « société ».
Le concept de « société » plane malgré tout maintenant comme une construction vague s’étendant sur et entre des fragments de réalité. La sociologie doit diviser toute vie en commun sur terre en une quantité de sociétés comprises comme unités fondamentalement autonomes et indépendantes ; autrement ce serait la fin de toute science voulant faire des énoncés généraux sur l’ensemble des sociétés. Pendant que l’expérience montre maintenant de manière évidente l’existence de certaines communautés de vie qui n’ont que des relations extérieures, comme les sociétés tribales, ou bien qui interfèrent et se mêlent en de multiples occasions, comme les peuples, les Etats ou les religions, la sociologie postule avec sa « société » n’importe quelles unités chargées de toutes ces socialisations concrètes et se développant d’après leur propre système de règles. Il n’y a donc également aucun prodige à ce que reste constamment en suspens la question de savoir si « les sociétés » coïncident ou non avec l’Etat ou avec quoi que ce soit d’autre. Pour Comte, la société s’identifiait à l’humanité, pour Luhmann à la société universelle. En pratique, la population d’un Etat est pourtant désignée spontanément comme une société. Ainsi « la société » plane au-dessus de la réalité sans que la sociologie soit seulement capable d’indiquer où l’on peut trouver les incarnations de l’objet qu’elle veut expliquer. Ceci donne un bon prétexte pour considérer sur le champ cette forme à travers laquelle la sociologie veut se consacrer expressément aux faits : la recherche sociale. Une remarque de conclusion s’impose avant d’en venir là.
Au cœur des idéologies — cela tient à leur nature même — se trouvent des représentations globales de l’organisation du monde que l’on ne peut aisément conceptualiser. Qu’une science qui voudrait laisser derrière elle toutes les idéologies pour ne faire parler strictement que les faits, soit bâtie sur une idée à laquelle on ne peut rattacher aucune certitude, trahit qu’elle représente elle-même, en tant que science, une idéologie. Et dès lors qu’elle fait adopter publiquement ses idées, elle accoutume insensiblement les hommes à sa vision du monde.
La domestication des sciences sociales commence avec la décision de bannir le concept de « société » de nos représentations et de notre vocabulaire. Certes l’expression est parfois indispensable et de ce fait inoffensive comme renvoi à la vie en commun. On doit cependant insister pour que les véritables puissances et manifestations de la réalité sociale — Etats, partis, Eglises, cultures, associations, groupes — soient à nouveau dénommées. Pour finir, on doit également rappeler que Max Weber — il n’est pas seul mais il fut en tout cas le premier — avait renoncé sciemment et de manière exemplaire au concept de « société ». On le trouve chez lui tout juste comme un dédouanement inévitable faisant allusion de manière vague à la vie en collectivité mais ne s’inscrivant pas dans l’idéologie sociale.