Revue de réflexion politique et religieuse.

Le lien social défait

Article publié le 13 Déc 2008 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’une des grandes carac­té­ris­tiques de la moder­ni­té est sa fécon­di­té à pro­duire sans cesse de nou­velles figures qui tour à tour sont cen­sées ouvrir la voie du bon­heur à l’humanité…

Jean-Claude MILNER — Adam Smith croyait que le déve­lop­pe­ment du com­merce per­met­trait d’éradiquer tota­le­ment toute forme de famine ; il en concluait qu’il était pos­sible de construire un monde où la ques­tion de la rare­té serait en quelque sorte flui­di­fiée et trai­tée. Evi­dem­ment, cette figure n’est res­tée qu’une uto­pie. Mais de la même manière qu’Adam Smith a dit : « Le noyau du bon­heur de l’humanité, c’est qu’elle mange à sa faim et je vous donne pour cela la liber­té du com­merce », de la même manière les Pas­teu­riens — par­mi les­quels je ne compte pas Pas­teur lui-même — ont pu dire que le noyau du bon­heur de l’humanité se logeait dans le triomphe de la science sur la mala­die. De la même manière on a pu pen­ser dans les années soixante qu’on avait enfin trou­vé la clé du bon­heur au tra­vers de la sexua­li­té.

Où en est-on aujourd’hui ?

Il y a deux choses impor­tantes qui se sont pro­duites mais dont l’importance est inégale. Il y a d’abord le retour de la guerre et cela dans un exté­rieur très proche. Le fait que l’Europe soit un lieu pour la guerre est quelque chose qui très récem­ment encore parais­sait ana­chro­nique aux Euro­péens. Il y a éga­le­ment le retour de la faim. Le fait que l’on puisse mou­rir de faim et de froid est une chose que, depuis Adam Smith, on pen­sait avoir éra­di­qué pour ne sub­sis­ter que là où les pro­cé­dés d’Adam Smith ne s’étaient pas déployés : en Afrique par exemple, à cause de l’absence de com­merce, ou dans les pays com­mu­nistes où le choix anti-smi­thien avait été sciem­ment pra­ti­qué. Or on s’aperçoit aujourd’hui que dans l’espace smi­thien, on peut de nou­veau mou­rir de froid et de faim. Mais au-delà de cette résur­gence du pro­blème de la faim, le point qui me paraît le plus impor­tant, c’est le fait que la vic­toire sur la mala­die s’est révé­lée pré­caire. En tant que mala­die invain­cue par la science, le déve­lop­pe­ment du sida a consti­tué une véri­table cou­pure. Cette réap­pa­ri­tion d’une mala­die vic­to­rieuse était com­plè­te­ment impré­vi­sible au moment où j’écrivais Les noms indis­tincts. Je sais qu’on peut désor­mais envi­sa­ger que le sida réin­tègre le modèle pas­teu­rien d’une mala­die trai­table à terme. Mais il y a eu un véri­table choc et comme ce choc a por­té très pré­ci­sé­ment sur la ques­tion des com­mu­nau­tés à base de consti­tu­tion sexuelle, l’ébranlement a été extrê­me­ment fort.

Si les grands modèles qui fédé­raient autre­fois la nation semblent aujourd’hui dis­pa­raître au pro­fit de modèles dis­pa­rates aux­quels cor­res­pond une mosaïque de com­mu­nau­tés, faut-il en conclure au dépé­ris­se­ment de l’Etat ?

Para­doxa­le­ment, je ne pense pas que l’Etat dis­pa­raisse. Au contraire, il croît de manière can­cé­reuse. Etant admis que la struc­ture éta­tique fédère la struc­ture admi­nis­tra­tive, les points d’intervention de cette der­nière ne cessent de se mul­ti­plier. Même s’il s’agit de points loca­li­sés ou encore de petites struc­tures admi­nis­tra­tives, il reste tou­jours à la fin des fins un grand tis­su col­lec­teur qui s’appelle l’Etat. Il n’y a aucune contra­dic­tion entre d’un côté un dépé­ris­se­ment du dis­cours de l’Etat comme figure de ratio­na­li­té et paral­lè­le­ment une mul­ti­pli­ca­tion de son emprise ten­ta­cu­laire.

Ce qu’on appelle la Répu­blique en France est la ten­ta­tive par­tiel­le­ment réus­sie, au moins pen­dant une période, de consti­tuer un prin­cipe de lien social qui ne soit pas sub­stan­tiel mais for­mel. Autre­ment dit, la pro­prié­té com­mune sur la base de laquelle le lien se consti­tue n’est pas une pro­prié­té de sub­stance, mais de forme et, en l’occurrence, de forme consti­tu­tion­nelle et juri­dique. Pour que les membres de la com­mu­nau­té acceptent que la pro­prié­té com­mune qui les lie se déchiffre sur un registre for­mel sans aucun relais sub­stan­tiel, il faut un cer­tain degré d’abstraction. C’est pour cela que l’école joue un rôle très impor­tant dans le dis­po­si­tif ; elle véhi­cule la pos­si­bi­li­té d’accepter que seuls des prin­cipes for­mels soient néces­saires mais aus­si suf­fi­sants pour consti­tuer la base d’une pro­prié­té com­mune qui défi­nisse l’appartenance à la com­mu­nau­té et le main­tien de ce lien. Depuis plu­sieurs années, on assiste à la mise en cause du carac­tère néces­saire ou suf­fi­sant de ces prin­cipes for­mels. Si on pense qu’ils ne sont pas suf­fi­sants, cela signi­fie qu’il faut en quelque sorte les les­ter de prin­cipes sub­stan­tiels. Si on pense que ce n’est pas néces­saire, cela signi­fie que seuls les prin­cipes sub­stan­tiels suf­fisent. Pre­nons par exemple le pathos qui a entou­ré les com­mu­nau­tés, par oppo­si­tion aux figures for­melles de la Répu­blique ou de la nation. Les com­mu­nau­tés se défi­nissent de manière sub­stan­tielle : « être juif » ou « être jeune » sont lus comme des pro­prié­tés sub­stan­tielles. On peut dire qu’à par­tir des années soixante et jusqu’à une date rela­ti­ve­ment récente, beau­coup de gens ont pen­sé que seules les pro­prié­tés sub­stan­tielles étaient néces­saires et suf­fi­santes, les pro­prié­tés for­melles étant consi­dé­rées comme super­fé­ta­toires. On com­prend dès lors l’importance du thème du dépé­ris­se­ment de l’Etat dans la mesure où il n’est asso­cié qu’à une figure for­melle ou encore celui de l’inutilité de l’école et du savoir. Depuis quelques années, un très grand scep­ti­cisme se déve­loppe sur la suf­fi­sance des prin­cipes sub­stan­tiels, ce qui entraîne aujourd’hui le déve­lop­pe­ment d’un dis­cours mixte où les deux com­po­santes sont consi­dé­rées comme impor­tantes.

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