Banalisation de la politique française
Régis Debray, l’ancien compagnon de route des guérilleros boliviens, est devenu depuis son assagissement un conseiller écouté du président Mitterrand. Il vient de lui adresser une sorte de lettre ouverte pleine de douleur, d’abord intitulée In memoriam, mais finalement rebaptisée Que vive la République (( Editions Odile Jacob, janvier 1989. )) La succession de ces deux titres fait d’emblée connaître le contenu. Régis Debray est triste, car la République n’est plus aimée (il se souvient du peu de succès qu’avait rencontré la tentative de J.-J. Chevènement, lorsqu’il avait voulu, il y a quelques années déjà, ramener quelque ferveur pour les Grands Ancêtres). Son pamphlet très décousu est sans doute à l’image du désarroi qui l’habite. Régis Debray règle des comptes : avec François Furet à qui il reproche d’avoir brisé la version de l’histoire sur laquelle reposait jusque-là le mythe fondateur de la République ; avec aussi tous ceux qui, méchants émigrés revanchards, applaudissent depuis ” Coblentz-sur-Seine ” à cette ouverture. La vieille garde se sent dépassée. Elle grogne contre les retours de flamme et découvre à ses dépens que l’ultra-modernité, avec son dépérissement de tout idéal, n’est que le salaire de l’option délibérée pour le bien-être à n’importe quel prix. Ainsi des choix gaulliens, ou de la libération soixante-huitarde… D’aucuns parleraient plutôt d’autodestruction bien méritée. L’objectif que poursuit Régis Debray est de lancer un appel au ressaisissement. Pense-t-il pouvoir être entendu au-delà du cercle restreint des amis du mystérieux Club des Sept auquel il dédie ses pages ? Oui. Et son espoir repose sur les non-diplômés, les ” simplets, les inconnus, les marginaux ” qui vont ” s’exiler des surfaces pour ne pas mourir “. Le salut de l’idée républicaine passerait-t-il donc par l’obscurité des dernières arrières-loges ? Régis Debray s’irrite de voir les médias accorder une large place aux efforts de François Furet ” et de ses chantres ” qui veulent repenser la Révolution dans d’autres termes que ceux de l’ancienne propagande officielle. Son pamphlet est d’ailleurs, à mots à peine couverts, une réponse à La République du Centre (( François Furet, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, La République du Centre, Calmann-Lévy, septembre 1988. C’est dans ce livre que l’on trouve la formule nous servant de titre : ” Ne jouons pas sur les mots : dès maintenant, le bicentenaire de 1789 nous apparaît comme le linceul d’une tradition ” (p. 10) )) et à son sous-titre, ” La fin de l’exception française “, qui l’irrite tout particulièrement. Pour lui en effet, ” la République n’est pas un régime politique parmi d’autres. C’est un idéal et un combat “. Ainsi apparaît la véritable question : la République, c’est-à-dire le régime issu de la Révolution française, est-elle un régime politique particulier, ou bien plus que cela, une véritable conception générale du monde ?
La République du Centre ne se situe pas sur le même rang polémique. Ce livre collectif rassemble des exposés séparés, mais proches par leurs thèmes, et dont le trait commun est de prendre acte, sur un mode analytique, du dépérissement des idéologies dures du temps précédent, et des conséquences politiques pratiques de ce dépérissement. Les grands courants de pensée classiques se sont effondrés, le jacobinisme est aussi moribond que le marxisme : que reste-t-il alors, ou plutôt, que peut-il rester comme principe de référence à la démocratie post-moderne ? Jacques Julliard, l’un des trois auteurs du livre contesté, a bien voulu nous éclairer sur ces interrogations vitales. Jacques Julliard est professeur à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales.Dans un ouvrage antérieur, La faute à Rousseau (Seuil, 1985) il posait déjà certaines questions de fond sur le même sujet.
Catholica — Dans La République du centre, vous décrivez ce que vous appelez ” le grand tournant de la gauche “. Pouvez vous nous en donner les grandes lignes ?
Jacques Julliard : Sous le titre La faute à Rousseau, j’avais publié un livre qui s’efforçait de faire le point sur la crise de la gauche. Cette crise qui n’est pas nouvelle, conjugue en fait trois crises antérieures.
En premier lieu, il nous faut distinguer les différentes composantes de la gauche. Elles sont au nombre de trois. Il y a la tradition communiste, la tradition social-démocrate et la tradition gauchiste. Ces traditions existent depuis bien longtemps. La tradition communiste remonte non pas à 1920 mais à la Révolution française. Il y a donc un héritage que les communistes ont en partie repris. Historiquement,la tradition social-démocrate anime de son côté une bonne partie du socialisme français… avant même que les mots ne viennent figer les choses. Quant au gauchisme, il date aussi de la Révolution. Ce n’est pas seulement celui d’Hébert mais aussi tout le gauchisme social, avec celui de Jacques Roux notamment.
Ces trois familles ont connu leurs hauts et leurs bas, leurs moments de gloire et leurs passages à vide, chacune d’entre elles venant au secours de celles qui sont en difficulté à un moment donné. La crise qui secoue la gauche d’aujourd’hui est en fait commune à ces trois traditions en même temps.
Depuis l’effet Soljénitsyne et la mise à nu du communisme correspondant en Union Soviétique à la déstalinisation, il est évident que le communisme français est entré en crise. Cela s’est traduit par un véritable écroulement électoral. Le gauchisme, intellectuellement beaucoup plus mince a connu son grand moment de gloire en 1968. Depuis, il est rentré dans son lit, une rivière souterraine qui apparaît de temps à autre. Quant à la social-démocratie, sa crise intellectuelle n’est pas moins évidente. Il y a comme l’écrit P. Rosanvallon — c’est le titre d’un de ses livres : une ” crise de l’Etat-providence ” — une crise du modèle de l’Etat protecteur dont la social-démocratie est l’expression. Désormais il devient impossible d’envisager une croissance exponentielle des dépenses de l’Etat ou des dépenses contrôlées ou transitant par l’Etat que cela soit en matière de protection sociale ou d’égalité.