[Note : Rafael Gambra est professeur émérite de philosophie à l’Université de Madrid et l’auteur de nombreux ouvrages, et notamment de El silencio de Dios (( 4e édition, Criterio Libros, Madrid, 1998.)) , dont une traduction française paraîtra prochainement en Suisse. Nous l’avons interrogé sur l’évolution religieuse de l’Espagne de ces quarante dernières années. Cet article est paru dans Catholica n. 66]
CATHOLICA — Le changement de cap consécutif à l’adoption de la déclaration sur la liberté religieuse de Vatican II a été particulièrement significatif en Espagne. Comment se présenta la question ?
RAFAEL GAMBRA — L’apport de l’épiscopat espagnol à l’opposition soulevée par la déclaration sur la liberté religieuse de Vatican II a été mince et peu efficace. Les représentants espagnols ont été désemparés et pris de court. Il n’y avait pas si longtemps (en 1953) que le Saint-Siège avait signé avec l’Etat espagnol un Concordat grâce auquel l’Eglise assurait vigoureusement les droits à l’unité religieuse, à la confessionnalité de l’Etat et à celle de l’enseignement, en s’opposant à toute forme de droit à la liberté publique des cultes et aux lois laïcistes. Tout s’était fait selon ce qu’elle avait souhaité et à la satisfaction de l’Etat au point que Rome a pu dire qu’aucun concordat ne lui avait été aussi favorable.
Mais voilà que, dix ans plus tard, la même Eglise exigeait la liberté de culte et la laïcisation de l’Etat. Stupéfaits, les prélats espagnols se sont plus ou moins rendu compte qu’il s’agissait de sacrifier l’unité juridico-religieuse de l’Espagne en échange de la réconciliation de l’Eglise avec la démocratie dominante de l’après-guerre, dans la foulée d’un œcuménisme unioniste. La prééminence d’une majorité conciliaire habilement manipulée, et surtout la conscience que le Pape cautionnait les novateurs, ont probablement achevé de les démoraliser. On peut noter l’opposition exercée par Mgr Plá y Daniel, primat d’Espagne, par le cardinal Quiroga Palacios, archevêque de Saint-Jacques de Compostelle, par Mgr González Martín, alors évêque d’Astorga et par Mgr Guerra Campos, évêque de Cuenca.
Après le Concile et jusqu’à la mort de Franco, on a assisté au « bras de fer » entre Paul VI et le régime espagnol. Il semble qu’il se soit cristallisé sur la nomination des évêques. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’il en fut ? L’homme de cette politique a été le nonce Dadaglio. Quel a été le jeu de l’ambassadeur au Vatican, Garrigues ?
Après le Concile, l’une des premières entreprises de Paul VI a été de supprimer au plus vite la situation d’exception de la « catholique Espagne ». On a expliqué cette détermination du Pontife par des raisons personnelles : sa tendance profondément libérale, le fait que l’un de ses frères avait lutté durant la guerre d’Espagne chez les Rouges, à l’époque où les églises et le clergé de leur zone étaient dévastés par la haine marxiste. (On ne sait d’ailleurs pas si ce frère est mort ou non durant la guerre.) La vraie motivation du pape Montini était en fait plus politique que personnelle : il s’agissait de « s’ouvrir au monde moderne et à la démocratie universelle » en abandonnant, comme signe de bonne volonté, le statut religieux de l’Espagne.
A cet effet, il a envoyé en Espagne le nonce Dadaglio avec mission de pourvoir les sièges épiscopaux vacants en ouvrant des négociations pas toujours très faciles avec le gouvernement espagnol, le droit de présentation des évêques étant réservé par le concordat au chef de l’Etat. Mgr Dadaglio semble avoir usé d’un double stratagème. Il a commencé par solliciter du gouvernement une longue liste d’épiscopables. Cette liste lui a permis de connaître ceux qu’il écarterait du fait de leur supposée position favorable au régime. Il demanda une seconde liste et il y choisit quelques noms pour remplir quelques sièges vacants, mais en même temps, il désigna des « évêques auxiliaires » avec droit de succession pour la plupart des diocèses, innovation qui ne relevait pas du droit de présentation de l’Etat. Il créa ainsi une majorité épiscopale progressiste, neutre ou ouvertement hostile au régime franquiste, lequel était déjà sur le déclin.
C’est pendant la période correspondant à son mandat que les séminaires et les maisons religieuses se vidèrent, et on peut dire qu’en trente ans l’Espagne s’est déchristianisée, au moins en ce qui concerne les jeunes générations et celles d’âge moyen. Dans le monde politique, au cours de cette transition religieuse, on peut signaler comme personnalités marquantes : le ministre de la Justice, Antonio Oriol (dont dépendaient les affaires ecclésiastiques) et l’ambassadeur près le Vatican, Garrigues. Mais l’un et l’autre ont seulement cherché à accorder la mise en œuvre des exigences de la nouvelle liberté religieuse avec le concordat toujours en vigueur.
Dans l’histoire de l’Eglise d’Espagne à cette époque, on a retenu les luttes internes à l’épiscopat, spécialement l’opposition entre le cardinal Tarancón et Mgr Guerra Campos. Quelles étaient les autres personnalités ? Le cardinal Tarancón prétend, dans ses Confessions, que les évêques les plus « durs » de l’opposition auraient envisagé de créer une conférence épiscopale dissidente.
A la fin de l’époque franquiste et dans les débuts de la nouvelle démocratie libérale, une lutte souterraine s’est engagée entre le cardinal Tarancón et Mgr Guerra Campos, les deux figures les plus représentatives des tendances en présence. En réalité, Tarancón était plutôt une figure de l’opportunisme ou, si l’on veut, une figure picaresque. Auteur de livres de dévotion et enthousiaste de Franco à l’époque de son apogée, il a fait volte-face et est devenu très progressiste et très hostile au régime au moment de son déclin et au cours du prélude de la transition. Guerra Campos, en revanche, a peut-être été la meilleure tête de l’épiscopat espagnol. Très fidèle à la foi reçue et d’une grande intégrité, on l’a relégué dans un diocèse secondaire, celui de Cuenca, jusqu’à sa retraite. On peut citer comme étant de ligne traditionnelle et conservatrice Marcelo González Martín que j’ai déjà évoqué, promu archevêque de Barcelone puis de Tolède, et Temiño, évêque d’Orense. Du côté progressiste ou « taranconiste », Yanes Avarez, aujourd’hui archevêque de Saragosse, Díaz Merchán, d’Oviedo, Osés Flamarique, de Huesca, et Echarren Ystúriz, des Canaries. Je ne crois pas personnellement qu’il y ait eu une tentative de création d’une conférence épiscopale dissidente. La nomination par Franco de son successeur avec le titre de Roi laissait croire à une certaine continuité du régime confessionnel, même si cet espoir s’est révélé rapidement vain.
La question liturgique semble n’avoir eu qu’une importance mineure dans les deux camps (« taranconistes », Hermandad sacerdotal (( Fraternité sacerdotale hostile à l’esprit du concile.)) ), plus attentifs au problème doctrinal relevant du droit public de l’Eglise. Mais ce débat ne s’est-il pas lui-même concentré et transformé en une préoccupation presque unique, celle de la succession de Franco ?
Effectivement, la question liturgique n’a pas éveillé en Espagne une véritable polémique en dehors du cercle de la Fraternité Saint-Pie X de Mgr Lefebvre (et même là ce n’était pas le thème central) et en dehors de l’association Una Voce, qui regroupait des personnes favorables au latin sous la présidence du docteur Mariné, professeur à l’Université de Madrid. L’intérêt général s’est essentiellement porté sur les questions de fond soulevées par le Concile, spécialement celles soulevées par la déclaration sur la liberté religieuse et ses conséquences laïcistes, sur le divorce, etc. Tant que Franco a vécu, ces préoccupations se sont concentrées sur sa succession, dont on savait qu’elle pouvait provoquer une grave crise politique et même militaire. Du fait de la rapide disparition de l’habit ecclésiastique dans le clergé et de la nouvelle messe en langue vernaculaire, sans grégorien, protestantisée, beaucoup se sont éloignés, quelquefois insensiblement, de l’Eglise et de la pratique religieuse.
Au cours des vingt-cinq années qui avaient suivi la fin de la guerre, l’Espagne avait connu une paix civile, idéologique et religieuse quasi absolue. C’était le fruit de l’enthousiasme des uns (les vainqueurs), et de la fatigue et de la passivité des autres. Les principes constitutionnels avaient pour modèle la doctrine sociale de l’Eglise, cherchant à reproduire pour cette époque ce qu’aurait pu être un régime traditionnel catholique, de type « Ancien Régime ». Mais la pratique, qui prolongeait un dirigisme centraliste excessif qui ne pouvait que susciter des contestations avec le temps, était bien loin de la théorie. Le général Franco, qui avait reconstruit les églises et les édifices catholiques qui avaient été détruits dans le centre de l’Espagne au cours de la domination « rouge », et qui était allé jusqu’à refuser le pourtant bien nécessaire plan Marshall pour ne pas accepter la laïcité de l’Etat et la liberté publique de culte, n’était pas préparé psychologiquement à ce que l’ennemi et la sédition contre son pouvoir viennent précisément de l’Eglise (je veux dire de l’Eglise postconciliaire).
Vers le milieu des années soixante, au début du Concile, des revues libérales et crypto-marxistes ont commencé à paraître en Espagne sous couvert de catholicisme. Tel fut le cas de Cuadernos para el diálogo ou de El Ciervo, qui passaient au travers de toute censure gouvernementale, protégés par leur orientation catholique. Les figures laïques de cette offensive progressiste ont été entre autres Ruiz Giménez (ex-ministre de Franco), Miret Magdalena et Comín. A la même époque, et bénéficiant aussi de la couverture ecclésiastique, apparaît le projet d’Ulsteriser l’Espagne en fomentant une rébellion séparatiste et armée au Pays Basque et en Navarre, provinces qui avaient été les plus catholiques et les plus pratiquantes de l’Espagne. Cela donna des ailes au Parti Nationaliste Basque (PNV) qui se dota d’un bras armé, l’organisation terroriste ETA. Celle-ci prit forme au sein de l’Université jésuite de Deusto (à Bilbao) et au séminaire de Vitoria, unique alors au Pays Basque. Les chefs du PNV, et plus tard les dirigeants de l’autonomie d’« Euskadi », ont été et sont, en grande partie, des clercs sécularisés ou d’ex-séminaristes (Arzallus, Garaícoechea, Arbeloa, Urralbura, etc.). L’ETA, sans préjudice pour ses objectifs séparatistes, s’est déclarée marxiste-léniniste depuis ses débuts, et son activité terroriste a coûté plus de mille vies humaines. Son origine fut très certainement financée par l’Union soviétique et les partis communistes ; plus tard, elle s’est maintenue et s’est développée par le racket avec menace de mort dans les milieux financiers et industriels.
Franco, vieillissant et malade, n’a pas su ou pu faire face à cette double offensive d’origine ecclésiastique, la plus surprenante et douloureuse qui pouvait être pour lui. Le sommet fut atteint après l’assassinat sauvage de l’amiral Carrero Blanco, qu’il avait nommé comme homme fort chef de son gouvernement (on discute toujours à l’heure actuelle du responsable ultime de cet assassinat). On dit, par ailleurs, que pendant les derniers mois de sa vie, Franco était convaincu que son successeur « ayant titre de Roi » ne respecterait pas son serment concernant les Lois fondamentales en vigueur, mais que, monarque purement décoratif, il s’en remettrait à la démocratie laïciste dominante en Europe.
Paul VI a donc pu se glorifier d’avoir renversé le régime de Franco, comme il avait précédemment contribué au désarmement moral d’Oliveira Salazar, tant au Portugal que dans la guerre coloniale qu’il menait en Afrique.
Le cardinal Rouco Varela, archevêque de Madrid, relateur du tout dernier synode des évêques européens, n’est-il pas représentatif d’une sensibilité nouvelle de l’épiscopat espagnol qui voudrait une présence plus offensive de l’Eglise dans la démocratie ? Quelles sont les chances de cette tentative ?
A l’époque de la transition politique (Dadaglio-Tarancón), les milieux ecclésiastiques dominants (progressistes) ont estimé qu’il serait préférable qu’aucun parti ne se qualifie de chrétien pour ne pas entraver la libre décision politique. On espérait sans doute que le parti le plus conservateur (successivement : l’UDC, l’Alianza, le Partido Popular) ferait du catholicisme un élément de son programme, au moins pour pouvoir compter sur le vote catholique. Il n’en a pas été ainsi au point qu’aucun parti ne fait aujourd’hui mention d’une quelconque inspiration religieuse.
C’est sans doute pour remédier, autant que possible, à une situation aussi pénalisante qu’on a convoqué un congrès sous les auspices de l’Université San Pablo-CEU (issue de l’ancienne Démocratie chrétienne fondée par Herrera Oria), patronné par le nonce apostolique (selon ce qu’on annonçait, mais qui n’est pas venu, parce qu’il aurait été malade) et présidé par le cardinal Rouco Varela, archevêque de Madrid, président de la Conférence épiscopale, sous le titre « Catholiques et vie publique ». Dans ce congrès sont intervenus entre autres orateurs, des politiciens qui ont malgré tout favorisé, par action ou par omission, les lois sur le divorce, sur la dépénalisation de l’avortement et de la pornographie, sur l’homosexualité publique, etc. A première vue, il ne s’agit pas de créer un parti catholique mais de passer une couche de vernis religieux sur le parti conservateur actuellement au pouvoir. Le congrès s’est d’ailleurs achevé sans que soient adoptées des conclusions ou une déclaration finale.
(Propos recueillis par Claude Barthe)