Revue de réflexion politique et religieuse.

Les hommes de la Pen­sée catho­lique

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Sous cette rubrique d’His­toire reli­gieuse contem­po­raine, nous avons l’intention de conti­nuer à publier des contri­bu­tions à pro­pos des groupes, mou­ve­ments, évé­ne­ments, per­son­na­li­tés, qui ont façon­né le catho­li­cisme contem­po­rain, en suite d’articles pré­cé­dents dans cette visée : Jacques Benoist, « Vati­can II selon Mgr Veuillot » (n. 56, été 1997) ;  Yvon Tran­vouez, « Catho­li­cisme intran­si­geant et pro­gres­sisme chré­tien » (n. 53, automne 1996) ; Luc Per­rin, « Les paroisses pari­siennes à l’époque du Concile » (entre­tien, n. 52, été 1996) ; Claude Barthe, « Aux ori­gines du Concile : la défaite du “par­ti romain” » (n. 8, juin 1988). Aus­si modeste que soit le pro­jet, les sen­si­bi­li­tés diverses des auteurs, his­to­riens de métier ou non, ne peuvent qu’aider à l’enrichissement réci­proque des ana­lyses por­tant sur une époque et sur des sujets dont il est encore dif­fi­cile de par­ler de sang-froid.
Paul Airiau, agré­gé d’histoire, char­gé de la rédac­tion de la revue
Résur­rec­tion, parle ici des têtes pen­santes du « catho­li­cisme inté­gral » fran­çais des années cin­quante, avec leurs capa­ci­tés et fai­blesses. Ces per­son­na­li­tés peu connues sont cepen­dant inté­res­santes à consi­dé­rer et com­prendre : lorsque le pou­voir de la Curie de Pie XII sera balayé par les évé­ne­ments de la pre­mière ses­sion de Vati­can II, ce sont ces hommes, ou d’autres de leur entou­rage, un milieu mar­gi­na­li­sé acti­ve­ment et pas­si­ve­ment, avec toute la dépré­cia­tion qui résulte de fait de cette situa­tion, qui vont prendre en charge l’opposition au mou­ve­ment conci­liaire.

Les années 1950 ne sont pas seule­ment l’occasion d’une éclo­sion apos­to­lique tous azi­muts dans le catho­li­cisme fran­çais. Elles témoignent aus­si d’une réor­ga­ni­sa­tion et d’une réap­pa­ri­tion d’un catho­li­cisme intran­si­geant de la géné­ra­tion anti­mo­der­niste, fort vivace, et dont l’ardeur n’est pas sans lui cau­ser de mul­tiples mises en cause, sous l’étiquette d’intégrisme. La Pen­sée catho­lique en est une des pre­mières mani­fes­ta­tions, dès son appa­ri­tion dans le pay­sage catho­lique à l’automne 1946 — et le soup­çon d’intégrisme sur­git immé­dia­te­ment, dès la pre­mière recen­sion ((  A la lumière des élé­ments pré­sents dans P. Airiau, La Pen­sée catho­lique, 1946–1956 : roma­ni­té à la fran­çaise ou inté­grisme ?, DEA d’Histoire, IEP Paris, 1995, et des recherches menées ulté­rieu­re­ment. Les notes seront réduites afin de ne pas alour­dir le texte de réfé­rences copieuses.)) .
Les quatre fon­da­teurs de la Pen­sée catho­lique sont bien­tôt quin­qua­gé­naires. Nés au tour­nant du siècle, Lucien Lefèvre (1895–1987), Hen­ri Lus­seau (1896–1973), Vic­tor Ber­to (1900–1968) et Alphonse Roul (1901–1969) sont issus du Grand Ouest fran­çais (Loire-Atlan­tique, Ven­dée, Mor­bi­han et Seine-Infé­rieure). Leurs ori­gines sociales dif­fèrent (le père de l’abbé Lefèvre est pro­fes­seur de Lycée, le père de l’abbé Ber­to est offi­cier colo­nial), leur for­ma­tion anté­rieure diverge (seul l’abbé Ber­to est diplô­mé de l’Université). Enfin, l’abbé Lefèvre a fait la Pre­mière Guerre mon­diale. Le creu­set du Sémi­naire fran­çais de Rome va cepen­dant les unir reli­gieu­se­ment. Ils s’y ren­contrent tous les quatre et y conquièrent leurs grades : l’abbé Lefèvre, doc­teur en théo­lo­gie, bache­lier en droit cano­nique, y a été élève de 1919 à 1925 ; l’abbé Roul, doc­teur en phi­lo­so­phie et en théo­lo­gie, de 1919 à 1926 ; l’abbé Ber­to, doc­teur en théo­lo­gie et de l’Académie Saint-Tho­mas, de 1921 à 1926 ; le cha­noine Lus­seau, doc­teur en théo­lo­gie, en Ecri­ture sainte et de l’Académie Saint-Tho­mas, de 1918 à 1924. Cette com­mune for­ma­tion les marque pour tou­jours.
Ils sont en effet for­més sous l’égide du P. Hen­ri Le Floch c.s.s.p. (1862–1950), nom­mé en 1904 rec­teur de cette ins­ti­tu­tion pon­ti­fi­cale fon­dée en 1853, fort esti­mée des papes, mais que la mala­die de son supé­rieur, le P. Esch­bach, laisse tan­guer alors que la crise moder­niste s’annonce. Le nou­veau supé­rieur la reprend en main avec vigueur et lui donne un lustre dont témoignent tant les res­pon­sa­bi­li­tés qui lui sont confiées (consul­teur de plu­sieurs Congré­ga­tions romaines dont le Saint-Office et la Consis­to­riale, qui s’occupe des nomi­na­tions épis­co­pales) que l’afflux d’élèves (bien­tôt deux cents), venus dans les pre­mières années majo­ri­tai­re­ment des dio­cèses ultra­mon­tains. L’enseignement y est intran­si­geant et inté­gral, et se défi­nit néga­ti­ve­ment : anti­li­bé­ra­lisme, anti­laï­cisme, anti­mo­der­nisme, anti­sillo­nisme. Cepen­dant, tous les élèves ne se coulent pas dans ce moule. Si peu de pro­blèmes se mani­festent avant 1914, la période qui suit la Pre­mière Guerre mon­diale est plus agi­tée et des clans théo­lo­gi­co-poli­tiques se consti­tuent.
Les fon­da­teurs de la Pen­sée catho­lique ont choi­si le camp intran­si­geant et inté­gral. Ils demandent avant tout l’application totale de la véri­té catho­lique, en par­ti­cu­lier en ce qui concerne les rela­tions entre l’Eglise et l’Etat et la place sociale qui doit être recon­nue à l’Eglise. Aus­si sont-ils favo­rables à une action de tous les catho­liques afin d’obtenir une puis­sance poli­tique sus­cep­tible de remettre en cause les lois laïques issues de la sécu­la­ri­sa­tion répu­bli­caine des années 1878–1914. Il faut en effet, avant toute chose, et pour rendre la France catho­lique, chan­ger les ins­ti­tu­tions mau­vaises qui cor­rompent l’homme. L’Action fran­çaise est donc un allié pri­vi­lé­gié : le « poli­tique d’abord », s’il n’est pas vrai dans l’ordre des prin­cipes, l’est dans l’ordre pra­tique. Leurs pro­duc­tions théo­lo­giques de cette époque témoignent de ces choix qui sont loin de faire l’unanimité dans le catho­li­cisme fran­çais, mais qui, à Rome, béné­fi­cient de la sym­pa­thie de nombre de leurs confrères sémi­na­ristes et du car­di­nal Billot, très proche du rec­teur. L’abbé Lus­seau, dans une confé­rence de 1922 dont les conclu­sions ne sont pas reprises à son compte par le direc­teur du Sémi­naire qui y assiste, invite à l’union avec le mou­ve­ment maur­ras­sien. Son manus­crit, adres­sé à un ami pari­sien qui aime­rait le voir publier dans la Revue des Jeunes, est trans­mis au nonce à Paris, Mgr Cer­ret­ti, qui pré­vient à son tour le car­di­nal Gas­par­ri, Secré­taire d’Etat de Pie XI. Le P. Le Floch doit alors se jus­ti­fier : cette confé­rence n’engage que l’abbé Lus­seau, l’Eglise ne s’est pas pro­non­cée sur l’Action fran­çaise — le décret de mise à l’Index de cer­taines œuvres de Maur­ras de 1914 n’a pas été publié — et les élèves, sou­mis à l’autorité, réprouvent dans la pen­sée de Maur­ras ce qui y est incom­pa­tible avec la doc­trine catho­lique. L’abbé Lefèvre, com­men­tant l’encyclique Ubi arca­no Dei de 1923, reven­dique l’application de la thèse, la véri­té catho­lique inté­grale. Sa confé­rence, avec celle de quatre de ses confrères, dont le futur Mgr Ancel, abou­tit sur le bureau d’Edouard Her­riot en 1925, qui la cite lors de la dis­cus­sion bud­gé­taire à la Chambre des Dépu­tés comme argu­ment pour la sup­pres­sion de l’Ambassade de France auprès du Saint-Siège (réta­blie en 1921) confor­mé­ment au pro­gramme du Car­tel des Gauches : la doc­trine ensei­gnée au Sémi­naire fran­çais s’oppose aux bases de la vie poli­tique fran­çaise, et l’ambassadeur, M. Jon­nart, a eu le mau­vais goût de faire preuve de bien­veillance envers le P. Le Floch. Bref, l’ambiance qui pré­vaut lors de la fin de leur for­ma­tion, fort exal­tée — c’est la nais­sance de la Fédé­ra­tion Natio­nale Catho­lique qui réa­lise des mani­fes­ta­tions monstres pour pro­tes­ter contre l’offensive laïque de 1924–1925 —, ne peut que les inci­ter au com­bat, d’autant plus que leurs carac­tères sont fort trem­pés.
1926–1927 est une date rup­ture pour les fon­da­teurs de la Pen­sée catho­lique. La condam­na­tion de l’Action fran­çaise et la mise à l’index du jour­nal du même nom, trau­ma­tisent les jeunes prêtres qui viennent de quit­ter Rome pour leurs dio­cèses res­pec­tifs où ils sont vicaires ou pro­fes­seurs ((  L’abbé Ber­to écrit ain­si à un confrère : « Depuis les années où j’essayais de recons­truire une foi vivante sur les ruines de ma foi pué­rile, après l’orage nihi­liste de mes treize ans, jamais je n’ai vécu dans une pareille dou­leur d’âme. Et je devine que c’est la même chose pour vous. Mais de là, de cette obs­cu­ri­té et de ce cha­grin à résis­ter ouver­te­ment au Saint Père, il y a loin. » (lettre du 26/12/1926 Notre-Dame de joie, NEL, 1974, p. ‑63).)) . La sou­mis­sion fut par­fois dif­fi­cile, au moins au niveau intel­lec­tuel. Mais, sur­tout, le P. Le Floch doit quit­ter sa charge de Rec­teur du Sémi­naire fran­çais en juillet 1927, accu­sé de ne pas répri­mer les ten­dances maur­ras­siennes qui s’expriment chez ses élèves, de cau­tion­ner la déso­béis­sance et de cher­cher à éli­mi­ner par des pro­cé­dés peu hon­nêtes ceux qui s’opposent à ses posi­tions. Cette mise à l’écart de l’éveilleur ((  J.-F. Siri­nel­li, « Aux lisières de l’enseignement supé­rieur. Les pro­fes­seurs de khâgne vers 1925 », Le per­son­nel de l’enseignement supé­rieur en France aux XIXe et XXe siècles, Edi­tions du CNRS, 1985, pp. 121–122 ; J.-F. Siri­nel­li, Géné­ra­tions intel­lec­tuelles, Fayard, 1988, pp. 82–83.))  que fut le Rec­teur tra­duit une nou­velle orien­ta­tion tac­tique de l’Eglise : à la lutte dure contre le monde moderne pour ins­tau­rer une socié­té chré­tienne se sub­sti­tue la volon­té de sub­ver­sion de ce même monde par l’évangélisation au moyen de l’Action catho­lique. La for­ma­tion reçue par les futurs fon­da­teurs n’est pas for­cé­ment à même de leur per­mettre de prendre ce tour­nant.

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