Les hommes de la Pensée catholique
Sous cette rubrique d’Histoire religieuse contemporaine, nous avons l’intention de continuer à publier des contributions à propos des groupes, mouvements, événements, personnalités, qui ont façonné le catholicisme contemporain, en suite d’articles précédents dans cette visée : Jacques Benoist, « Vatican II selon Mgr Veuillot » (n. 56, été 1997) ; Yvon Tranvouez, « Catholicisme intransigeant et progressisme chrétien » (n. 53, automne 1996) ; Luc Perrin, « Les paroisses parisiennes à l’époque du Concile » (entretien, n. 52, été 1996) ; Claude Barthe, « Aux origines du Concile : la défaite du “parti romain” » (n. 8, juin 1988). Aussi modeste que soit le projet, les sensibilités diverses des auteurs, historiens de métier ou non, ne peuvent qu’aider à l’enrichissement réciproque des analyses portant sur une époque et sur des sujets dont il est encore difficile de parler de sang-froid.
Paul Airiau, agrégé d’histoire, chargé de la rédaction de la revue Résurrection, parle ici des têtes pensantes du « catholicisme intégral » français des années cinquante, avec leurs capacités et faiblesses. Ces personnalités peu connues sont cependant intéressantes à considérer et comprendre : lorsque le pouvoir de la Curie de Pie XII sera balayé par les événements de la première session de Vatican II, ce sont ces hommes, ou d’autres de leur entourage, un milieu marginalisé activement et passivement, avec toute la dépréciation qui résulte de fait de cette situation, qui vont prendre en charge l’opposition au mouvement conciliaire.
Les années 1950 ne sont pas seulement l’occasion d’une éclosion apostolique tous azimuts dans le catholicisme français. Elles témoignent aussi d’une réorganisation et d’une réapparition d’un catholicisme intransigeant de la génération antimoderniste, fort vivace, et dont l’ardeur n’est pas sans lui causer de multiples mises en cause, sous l’étiquette d’intégrisme. La Pensée catholique en est une des premières manifestations, dès son apparition dans le paysage catholique à l’automne 1946 — et le soupçon d’intégrisme surgit immédiatement, dès la première recension (( A la lumière des éléments présents dans P. Airiau, La Pensée catholique, 1946–1956 : romanité à la française ou intégrisme ?, DEA d’Histoire, IEP Paris, 1995, et des recherches menées ultérieurement. Les notes seront réduites afin de ne pas alourdir le texte de références copieuses.)) .
Les quatre fondateurs de la Pensée catholique sont bientôt quinquagénaires. Nés au tournant du siècle, Lucien Lefèvre (1895–1987), Henri Lusseau (1896–1973), Victor Berto (1900–1968) et Alphonse Roul (1901–1969) sont issus du Grand Ouest français (Loire-Atlantique, Vendée, Morbihan et Seine-Inférieure). Leurs origines sociales diffèrent (le père de l’abbé Lefèvre est professeur de Lycée, le père de l’abbé Berto est officier colonial), leur formation antérieure diverge (seul l’abbé Berto est diplômé de l’Université). Enfin, l’abbé Lefèvre a fait la Première Guerre mondiale. Le creuset du Séminaire français de Rome va cependant les unir religieusement. Ils s’y rencontrent tous les quatre et y conquièrent leurs grades : l’abbé Lefèvre, docteur en théologie, bachelier en droit canonique, y a été élève de 1919 à 1925 ; l’abbé Roul, docteur en philosophie et en théologie, de 1919 à 1926 ; l’abbé Berto, docteur en théologie et de l’Académie Saint-Thomas, de 1921 à 1926 ; le chanoine Lusseau, docteur en théologie, en Ecriture sainte et de l’Académie Saint-Thomas, de 1918 à 1924. Cette commune formation les marque pour toujours.
Ils sont en effet formés sous l’égide du P. Henri Le Floch c.s.s.p. (1862–1950), nommé en 1904 recteur de cette institution pontificale fondée en 1853, fort estimée des papes, mais que la maladie de son supérieur, le P. Eschbach, laisse tanguer alors que la crise moderniste s’annonce. Le nouveau supérieur la reprend en main avec vigueur et lui donne un lustre dont témoignent tant les responsabilités qui lui sont confiées (consulteur de plusieurs Congrégations romaines dont le Saint-Office et la Consistoriale, qui s’occupe des nominations épiscopales) que l’afflux d’élèves (bientôt deux cents), venus dans les premières années majoritairement des diocèses ultramontains. L’enseignement y est intransigeant et intégral, et se définit négativement : antilibéralisme, antilaïcisme, antimodernisme, antisillonisme. Cependant, tous les élèves ne se coulent pas dans ce moule. Si peu de problèmes se manifestent avant 1914, la période qui suit la Première Guerre mondiale est plus agitée et des clans théologico-politiques se constituent.
Les fondateurs de la Pensée catholique ont choisi le camp intransigeant et intégral. Ils demandent avant tout l’application totale de la vérité catholique, en particulier en ce qui concerne les relations entre l’Eglise et l’Etat et la place sociale qui doit être reconnue à l’Eglise. Aussi sont-ils favorables à une action de tous les catholiques afin d’obtenir une puissance politique susceptible de remettre en cause les lois laïques issues de la sécularisation républicaine des années 1878–1914. Il faut en effet, avant toute chose, et pour rendre la France catholique, changer les institutions mauvaises qui corrompent l’homme. L’Action française est donc un allié privilégié : le « politique d’abord », s’il n’est pas vrai dans l’ordre des principes, l’est dans l’ordre pratique. Leurs productions théologiques de cette époque témoignent de ces choix qui sont loin de faire l’unanimité dans le catholicisme français, mais qui, à Rome, bénéficient de la sympathie de nombre de leurs confrères séminaristes et du cardinal Billot, très proche du recteur. L’abbé Lusseau, dans une conférence de 1922 dont les conclusions ne sont pas reprises à son compte par le directeur du Séminaire qui y assiste, invite à l’union avec le mouvement maurrassien. Son manuscrit, adressé à un ami parisien qui aimerait le voir publier dans la Revue des Jeunes, est transmis au nonce à Paris, Mgr Cerretti, qui prévient à son tour le cardinal Gasparri, Secrétaire d’Etat de Pie XI. Le P. Le Floch doit alors se justifier : cette conférence n’engage que l’abbé Lusseau, l’Eglise ne s’est pas prononcée sur l’Action française — le décret de mise à l’Index de certaines œuvres de Maurras de 1914 n’a pas été publié — et les élèves, soumis à l’autorité, réprouvent dans la pensée de Maurras ce qui y est incompatible avec la doctrine catholique. L’abbé Lefèvre, commentant l’encyclique Ubi arcano Dei de 1923, revendique l’application de la thèse, la vérité catholique intégrale. Sa conférence, avec celle de quatre de ses confrères, dont le futur Mgr Ancel, aboutit sur le bureau d’Edouard Herriot en 1925, qui la cite lors de la discussion budgétaire à la Chambre des Députés comme argument pour la suppression de l’Ambassade de France auprès du Saint-Siège (rétablie en 1921) conformément au programme du Cartel des Gauches : la doctrine enseignée au Séminaire français s’oppose aux bases de la vie politique française, et l’ambassadeur, M. Jonnart, a eu le mauvais goût de faire preuve de bienveillance envers le P. Le Floch. Bref, l’ambiance qui prévaut lors de la fin de leur formation, fort exaltée — c’est la naissance de la Fédération Nationale Catholique qui réalise des manifestations monstres pour protester contre l’offensive laïque de 1924–1925 —, ne peut que les inciter au combat, d’autant plus que leurs caractères sont fort trempés.
1926–1927 est une date rupture pour les fondateurs de la Pensée catholique. La condamnation de l’Action française et la mise à l’index du journal du même nom, traumatisent les jeunes prêtres qui viennent de quitter Rome pour leurs diocèses respectifs où ils sont vicaires ou professeurs (( L’abbé Berto écrit ainsi à un confrère : « Depuis les années où j’essayais de reconstruire une foi vivante sur les ruines de ma foi puérile, après l’orage nihiliste de mes treize ans, jamais je n’ai vécu dans une pareille douleur d’âme. Et je devine que c’est la même chose pour vous. Mais de là, de cette obscurité et de ce chagrin à résister ouvertement au Saint Père, il y a loin. » (lettre du 26/12/1926 Notre-Dame de joie, NEL, 1974, p. ‑63).)) . La soumission fut parfois difficile, au moins au niveau intellectuel. Mais, surtout, le P. Le Floch doit quitter sa charge de Recteur du Séminaire français en juillet 1927, accusé de ne pas réprimer les tendances maurrassiennes qui s’expriment chez ses élèves, de cautionner la désobéissance et de chercher à éliminer par des procédés peu honnêtes ceux qui s’opposent à ses positions. Cette mise à l’écart de l’éveilleur (( J.-F. Sirinelli, « Aux lisières de l’enseignement supérieur. Les professeurs de khâgne vers 1925 », Le personnel de l’enseignement supérieur en France aux XIXe et XXe siècles, Editions du CNRS, 1985, pp. 121–122 ; J.-F. Sirinelli, Générations intellectuelles, Fayard, 1988, pp. 82–83.)) que fut le Recteur traduit une nouvelle orientation tactique de l’Eglise : à la lutte dure contre le monde moderne pour instaurer une société chrétienne se substitue la volonté de subversion de ce même monde par l’évangélisation au moyen de l’Action catholique. La formation reçue par les futurs fondateurs n’est pas forcément à même de leur permettre de prendre ce tournant.