Numéro 103 : Laïcité positive ?
Le 18 février dernier, à Gênes, le cardinal Camillo Ruini, en sa qualité de président du « Projet culturel » de la Conférence épiscopale italienne (CEI), est intervenu lors de la dernière étape d’un cycle de débats organisé à l’initiative du diocèse. Cette ultime rencontre publique a porté sur le thème « Laïcité et bien commun ». A cette même rencontre, organisée « à cathédrale ouverte », ont aussi participé l’historien Andrea Riccardi, fondateur de la Communauté Sant’Egidio, Ferruccio De Bortoli, directeur de l’influent quotidien « laïque » Il Sole 24 Ore, et l’archevêque de Gênes, Angelo Bagnasco, président en exercice de la CEI. Même si elle avait été programmée antérieurement, cette initiative a revêtu une importance toute spéciale du fait qu’elle s’est déroulée à quelques jours du point culminant de la violente polémique qui a secoué l’Italie durant les derniers mois, autour de la question de l’euthanasie et de la mort provoquée d’Eluana Englaro, restée dans le coma depuis des années à la suite d’un accident.
L’exposé, substantiel, du cardinal Ruini revêt une triple importance : tout d’abord, il prend place dans un effort entamé pour repenser sur de nouvelles bases les rapports entre l’Eglise et l’Etat en Italie, et par extension dans la plupart des pays européens, ceci en raison des changements multiples de données intervenus depuis une vingtaine d’années. Ensuite, cet effort est volontariste, destiné notamment à surmonter l’angoisse née de l’écroulement électoral de la démocratie chrétienne, mais il coïncide avec l’angoisse symétrique de certains milieux politiques qui cherchent le moyen d’assurer ce que Régis Debray appelle aujourd’hui un « moment fraternité » dans une société menacée d’implosion. Il faut préciser que ce double mouvement a été amorcé d’assez longue date en Italie, autour notamment de la Fondazione Liberal, éditrice d’une revue du même titre, présentée comme point de rencontre entre « catholiques et laïques ». Enfin, sur le fond, l’intervention du cardinal Ruini a l’avantage de faire ressortir le lien étroit qui existera toujours entre théologie et politique. Elle permet aussi, de façon plus circonstanciée, de mettre en évidence la fonction politique de la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, Dignitatis Humanae, décidément un des textes majeurs de l’époque, comme l’estimait Paul VI (Message aux gouvernants, 8 décembre 1965).
L’exposé part d’une définition empruntée au Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise (2004) : le bien commun est « l’ensemble des conditions de la vie sociale qui permettent à la collectivité comme à l’individu de parvenir à leur perfection plus pleinement et plus rapidement ». Un autre passage cité du même texte précise que « les exigences du bien commun découlent de la situation sociale de chaque époque et sont étroitement liées au respect et à la promotion intégrale de l’être humain et de ses droits fondamentaux ». Cette définition est très générale, a minima, n’insistant que sur les modalités de l’organisation sociale, et prend comme référence ultime les droits de l’homme, avec en outre l’introduction d’une note d’historicisme. Mais le passé spirituel définissant une nation, son véritable bien commun, peut-il entrer dans la catégorie des « conditions de la vie sociale » – fussent celles de la « collectivité » ? Et jusqu’à quel point les différences d’époques ont-elles une incidence sur le rapport entre biens individuels et bien commun, ou sur la composition essentielle de celui-ci ? On comprend qu’une définition restreinte à la considération des « conditions » puisse servir de valeur partagée dans une discussion pluraliste, mais il faut craindre le danger d’équivoque. Une approche à partir des droits et non à partir des biens, de leur hiérarchie et de leur ordonnancement au bien ultime, peut certes permettre la négociation d’un modus vivendi dans une situation donnée, comme elle peut s’accorder avec le pluralisme démocratique. Mais elle est nécessairement précaire, évolutive et donc risquée, comme la suite du discours du cardinal Ruini le confirme.
Le cardinal pense que la définition du laïcisme donnée dans le dictionnaire de philosophie le plus connu en Italie (l’Abbagnano) rejoint certains énoncés conciliaires. Le laïcisme, d’après Giovanni Fornero, ne serait pas réductible à sa seule version jacobine, mais à entendre comme « le principe de l’autonomie des activités humaines, c’est-à-dire l’exigence qu’elles soient exercées selon des règles propres, qui ne leur soient pas imposées de l’extérieur en fonction de buts ou intérêts autres que ceux qui les inspirent ». Il s’agit bien là de la conception moderne, immanentiste, de la volonté humaine en politique, prétendant échapper à toute norme supérieure, fût-elle tirée de la raison des choses, à plus forte raison de la loi naturelle ou de la royauté du Christ. Que cette conception ne se traduise pas nécessairement par une persécution ouverte, cela dépend de la résistance qu’elle rencontre, bien qu’en réalité elle soit toujours en son fond agressive.