L’Etat et le bien commun
Au cours du mois de mars, une violente controverse a accueilli l’annonce par le ministère de l’Intérieur de mesures administratives dirigées contre certains journaux pornographiques. Le tollé a atteint une telle ampleur que les principaux hommes politiques se sont empressés de désavouer le ministre Pasqua, à commencer par ses collègues, auxquels le président de la République F. Mitterrand a donné ses encouragements. “Je suis contre toute forme de censure”, a déclaré ce dernier. “Je suis forcément en phase avec tous ceux qui aiment la liberté. A chacun de se déterminer”. C’était un écho aux propos du ministre de la culture, F. Léotard, qui s’était déclaré peu avant “par nature hostile à toute censure”, déclaration reprise en chœur par tous les membres de sa clientèle politique. Quant aux journalistes, comme à l’accoutumée très vigilants dans ces sortes d’affaires, ils ont donné une nouvelle fois leur mesure, reprenant pour la circonstance les arguments rebattus : “Le gouvernement révèle d’un coup une méconnaissance abyssale des évolutions de la société française. Pour remporter un succès dans quelques sacristies branlantes, le gouvernement risque d’inquiéter ses partisans désireux de vivre avec leur temps” (Laurent Joffrin, Libération du 20 mars). “La liberté est une et indivisible” (Philippe Tesson, Le Quotidien de Paris du même jour).
L’incident révèle que la censure n’est pas celle qu’exercerait l’Etat au nom de quelque “ordre moral” désuet. Elle résulte bien plutôt de la pression intolérante des détenteurs du pouvoir culturel, toujours soucieux de sauvegarder leur liberté, à l’arrière-plan de laquelle se profile un mélange indiscernable entre immoralité et intérêt économique.
Loin de constituer un cas isolé, cette affaire traduit un état de fait très général en Occident. A vrai dire, c’est toute la culture sécularisée qui est en cause : l’Etat semble avoir partout perdu toute référence morale.
Pourtant, en toute rigueur, il serait inexact de le prétendre : l’Etat démocratique contemporain a une morale. La récente controverse a d’ailleurs fourni l’occasion de le rappeler. Un haut fonctionnaire, Dominique Latournerie, a longuement justifié l’intervention du ministère de l’Intérieur auquel il appartient, sous la forme assez exceptionnelle d’un long article paru dans la presse. Quelques-unes de ses phrases permettent de comprendre la logique de l’Etat : “La démocratie a ses exigences. La plus impérieuse, la plus noble aussi, est que les citoyens sont juges”. “La censure est hors la loi. Aucune disposition du droit français ne la prévoit. Toutes la prohibent. Des siècles de luttes patientes ou violentes ont apporté à notre pays cette garantie intouchable, car elle est l’essence de la démocratie : une presse libre”. “L’administration ne saurait imposer aucune morale d’aucune sorte” (Le Quotidien de Paris du 24 mars).
Mais alors, dira-t-on, où est la limite ? Le fonctionnaire répond “J’applique les lois”, en l’occurrence, celles qui protègent les mineurs. “Le vrai débat est celui de la protection des droits de l’enfant et de l’adolescent dans une société de liberté”. II y aurait beaucoup à dire sur cette dernière phrase : pourquoi une société de liberté constituerait-elle une menace pour l’enfant ? A moins que cette liberté ne soit licence, le danger ne saute pas aux yeux. Et pourquoi le fait d’être adulte placerait-il chaque individu au-dessus de la loi morale ? L’Etat a‑t-il donc pour unique fin de garantir le libre jeu des passions individuelles sans autre frein que la nécessité sociale ?
Morale démocratique
Toutes ces questions trouvent leur réponse dans la philosophie sociale originelle du système démocratique, dont la formulation juridique de principe se trouve dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Ce texte, auquel nul ne contestera une valeur exemplaire, et qui demeure la charte du système politique français — mais aussi une référence très universelle — renferme en quelques articles l’énoncé complet de l’éthique démocratique. L’article 4 de la Déclaration commence par une définition essentielle
“La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.” Ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits”. La liberté est par conséquent un principe absolu en lui-même, limité seulement par le fait d’être partagé avec d’autres sur le même territoire social. Des précisions sont données dans d’autres articles de la Déclaration, confirmant cette définition initiale. L’article 5 et l’article 10 délimitent négativement le champ d’intervention de la loi : “La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société”. “Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi”. Enfin, c’est surabondamment que la Déclaration insiste sur l’identité entre la liberté absolue de l’individu, les droits de l’homme, l’existence d’un Etat de droit. Citons le Préambule : “Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements…”. Et l’article 16 : “Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée (…) n’a pas de constitution”.
Le système est complet : au point de départ, il y a la liberté absolue de l’individu, liberté que limite nécessairement sa participation à la société. La chronologie correspond au mythe du contrat social, supposé postérieur à l’existence de l’individu. Quant au pouvoir politique, il est requis par le pacte social, mais il reçoit la détermination de son objet conformément à cette hiérarchie : “Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme” (article 2). “La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique” (article 12). L’éthique démocratique se résume donc dans les deux propositions suivantes : le but de l’Etat, c’est de garantir les droits de l’homme ; les droits de l’homme se concentrent dans la liberté interne absolue de l’individu.
Cette dernière idée est sans aucun doute la plus caractéristique de la philosophie dont la Déclaration s’est inspirée, celle des Lumières. Dans l’encyclique qu’il a rédigée sur ce sujet à la fin du siècle dernier, Léon XIII donnait la réponse en même temps que la critique de cette conception : “Dans une société d’hommes, la liberté digne de ce nom ne consiste pas à faire tout ce qui nous plaît ; (…) la liberté consiste en ce que, par le secours des lois civiles, nous puissions plus aisément vivre selon les prescriptions de la loi éternelle. (…) Telle est la prétention des sectateurs du Libéralisme : selon eux, il n’y a dans la pratique de la vie aucune puissance divine à laquelle on soit tenu d’obéir, mais chacun est à soi-même sa propre loi. De là procède cette morale que l’on appelle indépendante et qui, sous apparence de la liberté, détournant la volonté de l’observation des divins préceptes, conduit l’homme à une licence illimitée” (Libertas Praestantissimum, 20 juin 1888).
Même si la vie collective impose des limites de fait, la liberté des Libéraux est bien celle que vise Léon XIII. C’est d’ailleurs pour cela que dans la conception démocratique, il ne peut y avoir à proprement parler la notion d’un bien commun, mais seulement d’un objectif assigné à l’Etat, dans le sens indiqué plus haut, à savoir la garantie du maximum possible de liberté individuelle. Georges Burdeau a longuement expliqué le fait dans son grand Traité de Science politique. “La théorie des droits individuels commande le finalisme étatique en un double sens : négativement, en interdisant toute fin attentatoire à l’intégrité des droits individuels, positivement, en centrant l’activité étatique sur le devoir de favoriser leur épanouissement. Magistralement exprimée dans le Préambule de la déclaration des droits de 1789, cette théorie a également trouvé dans les conceptions révolutionnaires le fondement d’une organisation politique susceptible de concilier l’existence du Pouvoir avec la protection des droits individuels. Ce fondement, c’est le contrat social. (…) En effet, en même temps qu’il explique l’établissement du pouvoir, le contrat délimite ses fins. En s’associant par le pacte, les hommes n’ont abandonné de leurs droits que la partie nécessaire à la formation de l’autorité. La portion restante demeure hors de l’atteinte de l’Etat dont tout empiètement constituerait une négation de l’acte même dont il est issu. (…) On observera que, dans cette perspective, le problème n’est plus, à proprement parler, celui des fins de l’Etat mais celui des fins de l’individu” ((. G. Burdeau, Traité de science politique, LGDJ 1953, tome 4, pp. 160–161. )) .
Répondant par avance à l’objection, G. Burdeau souligne qu’en dépit des apparences de langage, les diverses tendances démocratiques sont toutes tributaires de la philosophie qui est à l’origine du système, et donc que les idées qui précèdent sont finalement celles de tous. Simplement, le libéralisme a évolué dans ses raisonnements, au point qu’il serait plus judicieux de parler des libéralismes, au pluriel. G. Burdeau sait faire apparaître les fausses contradictions qui sont issues de ces évolutions : “La démocratie gouvernante [on pourrait dire : intervenante, par opposition à l’Etat-gendarme] répudie le libéralisme en tant que, pour assurer l’efficacité de la volonté populaire, elle fait du Pouvoir l’instrument d’une transformation de la société, mais elle demeure libérale dans la mesure où l’ouverture du Pouvoir la maintient dans la ligne de la démocratie pluraliste, car le pluralisme est inséparable d’une conception libérale de l’homme” ((. ibid., p. 171.)) . Au-delà des diversités, les régimes démocratiques ont donc tous la même philosophie sous-jacente. Autant dire que, d’une manière ou d’une autre, sur les deux points que nous avons mentionnés, la philosophie de l’homme et de sa liberté, et l’absence de définition du bien commun, ils sont tous d’accord.
Le bien commun existe-t-il ?
G. Burdeau souligne d’une formule la grande carence de la philosophie politique des Lumières : “La société libérale a l’intelligence de tout, sauf de la justice. Et c’est pourquoi, dans la distribution des rôles, il y a un trou : à la société, l’imagination créatrice, la détermination des objectifs, la fourniture de l’énergie ; à l’Etat, l’ordre externe, la sécurité dont les forces sociales ont besoin. Mais à qui la justice ? C’est là le trou qui, finalement, entraînera la chute de la pièce” ((. Op. cit., tome 5, p. 323. Une version récente de théorie libérale a été donnée par l’Américain John Rawls dans sa Théorie de la Justice (traduite en français et publiée au Seuil au début de 1987). Rawls, inversant l’usage des termes, prône le primat du droit (abstrait) sur le bien, notamment le bien commun. On trouvera un tableau complet des positions actuelles sur ces sujets dans François Rangeon, L’idéologie de l’intérêt général, Economica 1986.)) .
Ce “trou” est de taille : il ne concerne rien moins que la définition même du corps social, de la fin qui lui donne son unité, du type de justice inhérent à l’existence d’un tout distinct de la simple somme de ses parties. On en revient à la nécessaire question du bien commun. Cette notion fondamentale a fait l’objet de maintes définitions, toutes concordantes, dans la doctrine “sociale” des papes, qui d’ailleurs se sont inspirés de saint Thomas d’Aquin. Citons-en quelques-unes. Pour Pie XII, le 8 janvier 1947, dans le contexte de la préparation de la nouvelle constitution italienne : “Ce bien commun, c’est-à-dire l’établissement de conditions publiques normales et stables, telles qu’aux individus aussi bien qu’aux familles il ne soit pas difficile de mener une vie digne, régulière, heureuse, selon la loi de Dieu, ce bien commun est la fin et la règle de l’Etat et de ses organes”. Pie XI, dans son encyclique condamnant le communisme, Divini Redemptoris, réussit à donner dans un même passage, une noble définition du bien commun et une critique de fond du organes”. Pie XI, dans son encyclique condamnant le communisme, Divini Redemptoris, réussit à donner dans un même passage, une noble définition du bien commun et une critique de fond du libéralisme. “Dieu destina l’homme à vivre en société comme sa nature le demande. Dans le plan du Créateur, la société est un moyen naturel dont l’homme peut et doit se servir pour atteindre sa fin, car la société est faite pour l’homme et non l’homme pour la société”.
Ce dernier membre de phrase est ressassé par tous les libéraux, qui prétendent placer le bien privé des individus au sommet de tout, et jettent sur la communauté au sein de laquelle ils sont nés et vivent un regard de pure utilité. Pie XI continue donc : “Ce qui ne veut point dire, comme le comprend le libéralisme individualiste, que la société est subordonnée à l’utilité égoïste de l’individu, mais que, par le moyen de l’union organique avec la société, la collaboration mutuelle rend possible à tous de réaliser la vraie félicité sur terre ; cela veut dire encore que c’est dans la société que se développent toutes les aptitudes individuelles et sociales données à l’homme par la nature, aptitudes qui, dépassant l’intérêt immédiat du moment, reflètent dans la société la perfection de Dieu, ce qui est impossible si l’homme reste isolé. Ce dernier but de la société est lui-même, en dernière analyse, ordonné à l’homme, afin que, reconnaissant ce reflet des perfections divines, par la louange et l’adoration, il le fasse remonter à son Créateur”.
Le bien commun est donc à entendre, avant tout, comme un ordre, une répartition juste entre les membres de la société civile, permettant à chaque corps de celle-ci d’accomplir son être propre, dans la durée du temps historique. Sans cet ordre, il serait vain d’essayer d’atteindre cet accomplissement. Bien commun et bienfait de l’appartenance sociale coïncident. Quand saint Thomas, après Aristote, parle de la “vie bonne pour la multitude” ((. De Regno, I, 15. Le texte complet de saint Thomas revêt un intérêt particulier dans le contexte présent : “Comme la vie bonne que les hommes mènent ici-bas est ordonnée, comme à sa fin, à la vie bienheureuse dans le ciel, que nous espérons, de même au bien de la multitude sont ordonnés, comme à leur fin, tous les biens particuliers que l’homme se procure, les gains de la richesse, la santé, l’éloquence ou l’érudition. (…) Parce que donc, la fin de la vie que nous menons présentement avec honnêteté est la béatitude céleste, il appartient, pour cette raison, à l’office de roi de procurer à la multitude une vie bonne, selon qu’il convient à l’obtention de la béatitude céleste ; c’est-à-dire qu’il doit prescrire ce qui conduit à cette béatitude céleste, et interdire, selon qu’il sera possible, ce qui y est contraire”.)) , il entend certes un ensemble d’apports sociaux permettant à l’homme de développer pleinement les ressources de son humanité, mais il entend aussi l’ordre collectif considéré comme un bien non seulement utile, mais “honnête”, c’est-à-dire désirable pour lui-même (la civilisation). Le passage de Divini Redemptoris cité plus haut constitue un commentaire de ce dernier aspect. Le bon, bel et juste ordonnancement de la société doit constituer une louange à la gloire des perfections divines. Le bien commun est vraiment un bien en ce sens qu’il permet à chacun de s’élever au-dessus de sa condition propre en s’enrichissant du patrimoine commun. Chacun peut en toute vérité dire ma patrie, et notre patrie, par exemple. Le bien est “diffusif de soi” et plus il est commun, plus il revêt d’éclat.
C’est la perspective individualiste qui instrumentalise le bien commun pour le rabaisser à un rang subalterne de l’ordre des biens utiles et surtout à une réalité extérieure à l’individu. L’esprit libéral est un esprit mercenaire, qui ne sait pas “mettre Jérusalem au-dessus de toutes ses joies” (Ps. 136, 6).
La raison de cet esprit mercenaire, c’est la disposition égoïste par laquelle on ne peut se résoudre à s’incorporer à un ordre, du moins si on ne l’a pas souverainement choisi. Le bien commun, avant d’être un ensemble de services rendus par la société, des plus matériels aux plus élevés (comme la culture ou la justice), est l’ordre même qui rend possible de tels services. Et à son tour, cet ordre n’est qu’une part, locale et temporelle, de l’ordre général de l’univers que Dieu a institué, et au sein duquel ses créatures conscientes et libres sont invitées à adhérer par elles-mêmes. On le voit encore une fois, la question du bien commun et celle de l’éthique publique sont intimement liées.
La thèse et ses nuances
Que la doctrine du magistère ait constamment réaffirmé l’inanité du laïcisme d’Etat, et par voie de conséquence, la nécessité pour l’Etat de reconnaître et respecter la loi naturelle, c’est un fait qui se passe de preuves tant il est évident. Pour s’en tenir à un texte mémorable, celui de l’encyclique de Pie XI sur le Christ-Roi, citons le passage suivant : “Les Etats apprendront par la célébration annuelle de [la] fête [du Christ-Roi] que les gouvernants et les magistrats ont l’obligation, aussi bien que les particuliers, de rendre au Christ un culte public et d’obéir à ses lois. Les chefs de la société civile se rappelleront de leur côté le jugement final où le Christ accusera ceux qui l’ont expulsé de la vie publique, mais aussi ceux qui l’ont dédaigneusement mis de côté ou ignoré, et tirera de pareils outrages la plus terrible vengeance ; car sa dignité royale exige que l’Etat tout entier se règle sur les commandements de Dieu et les principes chrétiens dans l’établissement des lois, dans l’administration de la justice, dans la formation intellectuelle et morale de la jeunesse…” (Quas Primas, 11 décembre 1925).
Cette doctrine toujours réitérée dans son principe a fait, on le sait aussi, l’objet d’une mise en attente lorsque les circonstances empêchaient de la voir réalisée, à peu près partout dans le monde depuis le départ de l’ère révolutionnaire moderne. Cette situation d’attente a été qualifiée d’hypothèse, par opposition à la thèse correspondant à l’annonce prophétique parfaite de la vérité évangélique sur le temporel. Ce que l’on sait également, c’est qu’avant d’être abandonnée par Vatican II, la distinction thèse-hypothèse a donné lieu à d’importants débats autour des années trente, justement au moment où Pie XI choisissait de solenniser la fête du Christ-Roi. Et dans ces débats, Jacques Maritain s’est trouvé le premier impliqué.
Le philosophe a développé, de longue date, un système complet cherchant à résorber le libéralisme issu des Lumières dans la doctrine sociale catholique. Audacieuse tentative, dont la clé, toute spéculative, tient dans le fait de considérer que les personnes (en tant que touts substantiels) sont intrinsèquement supérieures au tout accidentel qu’est la société et qu’en conséquence leur bien individuel pourrait primer sur le bien commun ((. II n’est pas de meilleure réponse à ce type d’argumentation — qui s’est généralisée dans les milieux maritainiens — que l’ouvrage entier de Charles de Koninck, De la primauté du bien commun contre les personnalistes, paru à Montréal en 1943. Sur le point soulevé ici, le philosophe canadien pose l’objection et y répond : “On prétend que le bien d’un tout accidentel est inférieur au bien d’un tout substantiel. Or, la société est un être accidentel et elle est une par accident seulement. Donc, le bien commun doit être subordonné au bien de la personne. Cette difficulté suppose une fausse notion du bien commun. En effet, le bien commun ne regarde pas formellement la société en tant que celle-ci est un tout accidentel : il est le bien des touts substantiels qu’en tant que ceux-ci sont des membres de la société. Et si l’on considère le bien commun intrinsèque de la société, comme forme accidentelle, il ne s’ensuit nullement qu’il soit inférieur à ce qui est substantiel” (op. cit., p. 56–57).)) . Nous ne nous intéresserons ici qu’au résultat, exprimé en divers ouvrages, dont le plus célèbre, Humanisme intégral, publié en 1936.
Dans ce livre, Maritain part du fait que la société moderne est pluraliste. Mais il voudrait sauver sa cohésion, en lui trouvant une éthique de remplacement. Maritain est conscient que la cause du mal réside dans l’idéologie du régime : “Après le triomphe du rationalisme et du libéralisme, c’est-à-dire d’une philosophie de la liberté qui fait de chaque individu abstrait et de ses opinions la source de tout droit et de toute vérité, c’en est fait de l’unité spirituelle”. II en résulte un grand désordre, des réactions factices — tentatives d’unité artificiellement créées parla force : fascismes mais aussi, pour l’Eglise, une chance nouvelle d’apparaître comme la seule à défendre à la fois les libertés et la cohésion sociale. Mais comment ? Maritain répond : par une nouvelle chrétienté.
Le projet reposait sur le pluralisme en tous domaines, social, économique, politique, et religieux. C’est ici que Maritain a annoncé Vatican II. La chrétienté du Moyen Age postulait l’unité de croyance, elle excluait les infidèles et les hérétiques. La nouvelle chrétienté devrait prendre acte du pluralisme : “Une cité chrétienne, dans les conditions des temps modernes, ne saurait être qu’une cité chrétienne au-dedans de laquelle les infidèles vivent comme les fidèles et participent à un même bien commun temporel”. La solution pratique ‑juridique — envisagée par Maritain est la diversité des statuts en fonction de la diversité des religions, sans toutefois aller jusqu’à la pluralité des systèmes de droit. Maritain n’appréciait pas ce principe en usage en Inde, ou en Afrique du Nord. II n’envisageait que le droit proprement religieux “d’adorer, de concevoir le sens de la vie, de se comporter”, sans préciser quoi que ce soit à propos, par exemple, de la polygamie ou de la répudiation. Mais en tout cela, Maritain restait dans le cadre conceptuel de la doctrine officielle de l’Eglise, parlant de tolérance, non de droit proprement dit.
Quant à la doctrine morale de l’Etat, elle ne tiendrait plus à I“ ‘unité sacrale”, mais à une “unité minimale”, due à l‘“ ‘amitié” autour de la même “foi démocratique”. Sur ce dernier point, Maritain insistera ultérieurement, après la guerre, dans L’homme et l’État, édité en 1953.
En réalité, la solution qu’il propose exclut purement et simplement la recherche d’une doctrine d’État, même réduite à quelques valeurs communes : “II faut renoncer à chercher dans une commune profession de foi la source et le principe de l’unité du corps social”. L’État sera donc laïque. Maritain a beaucoup insisté sur le motif de cette conclusion, résultant indirectement de l’acceptation de fait du pluralisme et non d’un principe a priori. Mais le mot était lâché, ce qui, en milieu catholique, ne manquait pas d’être inédit.
Dignitatis humanae, terme d’une évolution
Le lien entre l’évolution de la pensée de Maritain et les changements intervenus au dernier concile est évident. II tient non seulement à l’influence théorique du philosophe sur les intellectuels catholiques du monde entier, mais aussi au fait que les personnes qui ont préparé les textes majeurs du Concile étaient de ses disciples. Parmi eux notamment, Paul VI, bien sûr, mais aussi le P. John Courtney Murray ou l’actuel cardinal Pietro Pavan, deux des principaux rédacteurs de la déclaration sur la liberté religieuse.
C’est celle-ci qui représente, pour le sujet qui nous retient, le texte de référence principal, encore qu’il faudrait se garder d’oublier la constitution sur l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et spes.
La déclaration Dignitatis humanae “marque le terme d’une évolution doctrinale considérable concernant le rapport de l’État à la vérité religieuse”, elle en finit avec les “fameux devoirs” de l’État “envers Dieu et la vraie religion”, avec la “thèse” donc, pour se rallier à la laïcité de l’Etat. Telles sont les appréciations de Roland Minnerath, auteur de l’une des plus intéressantes analyses parues sur le sujet ((. Le droit de l’Église à la liberté, du Syllabus à Vatican II, Collection Le Point Théologique, Beauchesne 1982.)) . Effectivement, la déclaration opère un retournement spectaculaire en comparaison de la doctrine antérieure sur les finalités de l’Etat. Non seulement elle abandonne la conception jusque-là toujours énoncée, mais elle s’aligne sur les principaux concepts de l’idéologie dominante, eux-mêmes inspirés des grands principes de la Déclaration des droits de 1789.
Rappelons les dispositions essentielles du texte conciliaire. Tout découle de l’affirmation fondamentale : la liberté religieuse doit être reconnue comme un droit civil (n. 2, 1), et ce droit doit être accordé non seulement à ceux qui professent la vraie foi, mais à tous, y compris “ceux quine satisfont pas à l’obligation de chercher la vérité et d’y adhérer”. Plus : le devoir “essentiel” de l’Etat est de “protéger et promouvoir les droits inviolables de l’homme” (n. 6, 2). Inversement, l’État chrétien est réprouvé en différents passages ((. Citons : n. 3, 5 (neutralité religieuse de l’État) ; n. 6, 3 (tolérance, avec réserves, des situations privilégiant l’Église) ; n. 11, 1 (rejet du “bras séculier”) ; n. 12, 1 (regrets sur le passé “constantinien”).)) .
Ce premier ensemble se rapproche étonnamment du système de la déclaration de 1789. II s’assortit d’une importante transformation de la notion traditionnellement admise du bien commun. Certes, la déclaration conciliaire en redonne une définition classique “ensemble des conditions de vie sociale permettant à l’homme de parvenir plus pleinement et plus aisément à sa propre perfection” (n. 6, 1). Mais le passage immédiatement suivant, que nous avons cité plus haut, indique comme fin supérieure de l’État la protection des droits de l’homme (n. 6, 2). Un déplacement s’est donc opéré, de l’enseignement antérieur des papes, tenant pour l’élément le plus élevé du bien commun le libre accès à la pratique de la vraie religion, à une position substantiellement distincte pour laquelle l’élément suprême du bien commun se ramène à la liberté religieuse au sens de l’article 2, 2 de la déclaration conciliaire. En d’autres termes, non plus la libre pratique de la religion de Jésus-Christ, mais la liberté juridiquement codifiée de pratiquer selon sa conscience, ou même celle de refuser, dans la mauvaise foi, de conformer sa vie à la vérité.
II va sans dire que cette nouvelle conception, qui se situe sur le même terrain de fait que l’indifférentisme religieux, implique la disparition du concept le plus compréhensif du bien commun, au profit d’un concept réduit. C’est ce qui explique la faveur du texte conciliaire pour la notion d’ordre public, expression dont Roland Minnerath expose l’histoire propre. “On assiste, au long des débats du Concile, à une préférence croissante pour la notion d’«ordre public », au détriment de celle de « bien commun ». Cette dernière, on l’a vu, risquait encore d’évoquer l’amalgame entre intérêts temporels et intérêts spirituels, qui caractérisait l’État-société chez Léon XIII. (…) Ce qui précédemment était indistinctement mis sur le compte du bien commun ou de la « fin de la société » est maintenant mieux distingué : un principe moral de responsabilité personnelle d’une part, et un droit formel de la société d’autre part. Ce droit se résume dans le concept juridique d’«ordre public », défini comme « cette partie essentielle du bien commun qui est confiée aux pouvoirs publics pour qu’ils la protègent parla force coercitive de la loi»” (loc. cit.). Le texte conciliaire indique les motifs justifiant une intervention de l’Etat : quand une religion (fût-elle la vraie) prétend écraser les autres (n. 7, 2) ; ou quand la revendication du droit à la liberté religieuse n’est qu’un prétexte à désordres (nn. 7, 3 et 8,1). La notion de bien commun n’est pas totalement remplacée par celle d’ordre public, mais celle-ci est présentée comme son élément le plus élevé en même temps qu’il est implicitement affirmé que les autres éléments sont d’ordre inférieur parce que purement temporels : “Le pouvoir civil, dont la fin propre est de pourvoir au bien commun temporel, doit donc, certes, reconnaître et favoriser la vie religieuse des citoyens, mais il faut dire qu’il dépasse ses limites s’il s’arroge le droit de diriger ou d’empêcher les actes religieux” (n. 3, 5).
Le texte conciliaire évoque toutefois indirectement la question de l’éthique de l’Etat, lorsqu’il autorise celui-ci à intervenir pour défendre la société contre l’invocation abusive du droit à la liberté religieuse : “C’est surtout au pouvoir civil qu’il revient d’assurer cette protection ; ce qui ne doit pas se faire arbitrairement ou à l’injuste faveur d’un parti, mais selon les normes juridiques, conformes à l’ordre moral objectif” (n. 7, 3). De quel ordre objectif peut-il s’agir ? Un ordre vrai s’imposant à tous ? Le concept de laïcité de l’Etat semble l’exclure. Un consensus minimum commun ? C’est ici que le report à l’autre texte conciliaire, Gaudium et spes, est utile.
A la recherche d’une base commune
La constitution sur l’Eglise dans le monde de ce temps, qui est avec Dignitatis humanae, l’un des textes les plus typiques de Vatican II, est inspirée par une intention pédagogique d’ensemble. II s’agit de partir des considérations supposées communes à tous les hommes de bonne volonté, croyants ou non, pour les purifier jusqu’à leur terme, qui, du point de vue de l’Eglise, est dans le Christ.
Autrement dit, la constitution conciliaire considère qu’il préexiste un certain nombre de valeurs morales naturelles que l’Eglise a pour mission ultérieure de guider à leur achèvement surnaturel. Le n. 11 donne la clé de l’ensemble : “Mû par la foi, se sachant conduit par l’Esprit du Seigneur qui remplit l’univers, le Peuple de Dieu s’efforce de discerner dans les événements, les exigences et les requêtes de notre temps, auxquels il participe avec les autres hommes, quels sont les signes véritables de la présence du dessein de Dieu”. On aura noté le membre de phrase sur la participation commune avec les autres hommes : les chrétiens ont un supplément d’âme à apporter, mais ils ont en commun avec les autres des références attribuées à Dieu. “Le Concile se propose avant tout de juger à cette lumière les valeurs les plus prisées par nos contemporains et de les relier à leur source divine”. Cela suppose que les valeurs que prisent les contemporains sont bonnes, ce qui n’est malheureusement pas toujours, ni même souvent le cas : optimisme conciliaire ! “Car ces valeurs, dans la mesure où elles procèdent du génie humain, qui est un don de Dieu, sont fort bonnes ; mais il n’est pas rare que la corruption du coeur humain les détourne de l’ordre requis : c’est pourquoi elles ont besoin d’être purifiées”. Dans ce discours, le Concile se place résolument dans la position de l’expert en humanité. Tout le long du texte de Gaudium et spes, on retrouve les effets de cette démarche mi-naturaliste, mi-paternaliste. Par exemple lorsqu’il est dit que “croyants et incroyants sont généralement d’accord sur ce point : tout sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet” (n.12,1). Ou encore, au sujet de la liberté : “C’est toujours librement que l’homme se tourne vers le bien. Cette liberté, nos contemporains l’estiment grandement et la poursuivent avec ardeur. Et ils ont raison” (n.17). Etc.
Comme le souligne un récent commentaire venu d’Italie, “le texte conciliaire semble suivre l’orientation actuelle portée à élargir au maximum le domaine de compétence de la « ratio naturalis » et à réduire corrélativement au minimum la spécificité du christianisme” ((. Giorgio Zannoni, Oltre il cattolicesimo democratico, Edit, Milan 1986. Ce livre développe une critique en règle des positions de Pietro Scoppola, auteur d’un des ouvrages marquants de ces dernières années, La « nuova cristianità » perduta (Studium, deuxième édition, Rome 1986). Le livre de G. Zannoni est préfacé par Rocco Buttiglione, le principal intellectuel du mouvement Comunione e liberazione.)) .
Juger la méthode comme telle sortirait du cadre de cet article. Mais le moins que l’on puisse dire est que ses résultats sont, à ce jour, bien décevants. En fait d’éthique commune, le pluralisme a tout emporté. On a donc le sentiment d’une impasse ((. Ce sentiment d’impasse est très sensible dans un article publié en décembre 1985 dans Razon y Fe, une revue des jésuites espagnols, intitulé “La morale civile dans la société démocratique”. L’auteur se targue de prononcer un “requiem pour le monisme moral”, mais avoue son insatisfaction totale devant la morale de remplacement, sachant trop bien comment le “consensus sur le polythéisme dominant” est préfabriqué par les maîtres réels du pouvoir social.)) .