Revue de réflexion politique et religieuse.

Litur­gie. L’es­pace retour­né

Article publié le 2 Mai 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

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Le livre de Marc Leva­tois se ter­mine par l’ex­po­sé de la pen­sée du car­di­nal Rat­zin­ger sur l’espace sacré, et en fai­sant état de la pro­po­si­tion de celui-ci de pla­cer la croix sur l’autel même afin de cen­trer l’attention tant du prêtre que de l’assemblée sur le Sei­gneur, la per­sonne du prêtre n’étant en aucun cas le centre de l’attention, et réser­vant les moments de foca­li­sa­tion sur l’ambon à la « litur­gie de la parole ».

Il est indé­niable que cet autel « face au peuple », aus­si pré­caire que semble le bois (ou l’aggloméré) dont très sou­vent il est fait, aura été la pierre angu­laire du grand cham­bar­de­ment, sans qu’il fût besoin de la moindre pré­ci­sion nor­ma­tive, ni, dans les édi­tions suc­ces­sives du nou­veau mis­sel, d’une quel­conque men­tion, jusqu’à ce que, crainte sans doute de la conta­mi­na­tion du rite pro­cla­mé « ordi­naire » par un rite « extra­or­di­naire » rega­gnant un peu vite en faveur, une plus récente édi­tion vienne in extre­mis offi­cia­li­ser l’é­tat de fait, quitte à lui accor­der une cer­taine pré­fé­rence, for­ma­li­té dont on ne s’embarrassa point aus­si long­temps que la vic­toire de « l’autel face au peuple », en dédain com­plet de toute norme, vic­toire bru­tale du fait clé­ri­cal conjoint au fait de la mode, et qui n’eut d’é­gale en sub­ver­sion que celle de l’im­pro­bable, irréa­liste et faus­se­ment pri­mi­tive « com­mu­nion dans la main », fut tenue pour aus­si abso­lue et défi­ni­tive que l’é­cra­se­ment du rite dit tri­den­tin.

Ce retour­ne­ment de l’autel aura été, aux côtés de la sup­plan­ta­tion indis­cer­née du latin par le ver­na­cu­laire, de ce qu’a pu ins­pi­rer le fameux et pour­tant bien mécon­nu « mou­ve­ment litur­gique » (lequel avait recher­ché, expé­ri­men­té en évi­tant de légi­fé­rer), une des sys­té­ma­ti­sa­tions les plus funestes. Fau­dra-t-il en conclure que du mou­ve­ment litur­gique la réforme, et plus encore les appli­ca­tions incon­trô­lées de la réforme, ont gar­dé sur­tout le plus contes­table ?

Per­plexi­tés qui avaient été celles de ces pré­cur­seurs pré­co­ni­sant, tan­tôt que les signes sacrés reprennent de la vigueur, tan­tôt qu’ils rede­viennent acces­sibles. Mais s’agissait-il dans leur esprit de rendre le don de Dieu accep­table aux gens ? N’é­tait-ce pas plu­tôt de les faire accé­der à Dieu par le che­min qu’Il nous offre Lui-même à cet effet, et qui n’est autre que celui du sacré ? Louis Bouyer, d’un volume à l’autre de son œuvre, a démon­tré que, loin d’être une his­toire de la pré­do­mi­nance du sacré, l’histoire pré­chré­tienne est à bien des égards celle de sa déper­di­tion. Sup­pri­mer le sacré serait tel­le­ment peu pas­ser d’une men­ta­li­té païenne à une pure­té chré­tienne qu’une telle opé­ra­tion revien­drait en réa­li­té à se pri­ver, ni plus ni moins, du moyen même par lequel Dieu a vou­lu de tout temps se faire connaître, moyen que la Rédemp­tion n’a pas ren­du caduc mais haus­sé à ses véri­tables pos­si­bi­li­tés.

Une ques­tion fon­da­men­tale, évo­quée com­mu­né­ment par le cli­vage en fausse symé­trie entre droite et gauche, reste celle de l’accueil ou du rejet par notre monde de l’au­to­ri­té qui est liée à la véri­té. Sans apla­tir le pro­blème aux pers­pec­tives (même si elles ont leur légi­ti­mi­té propre) d’un tra­di­tio­na­lisme poli­ti­co-reli­gieux, on ne peut sans légè­re­té igno­rer com­bien la ques­tion de l’espace sacré rejoint celle de l’institution fami­liale, de l’habitat, de l’économique et du poli­tique, des hié­rar­chies sociales conçues dis­tinc­te­ment mais non sépa­ré­ment de la hié­rar­chie ecclé­siale.

Sous un débat qui aux yeux du monde actuel appa­raît de cui­sine domes­tique et tout can­ton­né à la réserve des Mohi­cans que lui semblent sou­vent deve­nus les catho­liques, se cachent des ques­tions qui touchent à la digni­té de l’homme, au sens de la vie, à la véri­table morale, à la jus­tice, au bon­heur. Il s’agit de rien de moins que de la place recon­nue concrè­te­ment par l’hu­ma­ni­té à son Sau­veur et des consé­quences déci­sives qui dépendent dra­ma­ti­que­ment de la mesure de cette recon­nais­sance.

Concé­dons que cela n’a pas été pas tota­le­ment igno­ré, puisque, selon la lettre de Vati­can II, la litur­gie (eucha­ris­tique) est expli­ci­te­ment conçue comme source et som­met de l’existence chré­tienne. Mais il ne semble pas que cette grande véri­té ait été enten­due avec les impli­ca­tions vou­lues. On s’est enchan­té de l’i­dée, sans guère la mettre en œuvre, faute d’en com­prendre la por­tée spi­ri­tuelle et sur­tout d’en accueillir la consé­quence abrupte en théo­lo­gie de la grâce, par­ti qu’on était à la dérive d’une men­ta­li­té réso­lu­ment péla­gienne (psy­cho­lo­gi­sante, mora­li­sante, acti­viste), fas­ci­né qu’on était par les sirènes d’un mono­phy­sisme uto­pique (ne consi­dé­rer que la nature humaine en Jésus et que la dimen­sion socio­po­li­tique de l’E­glise et psy­cho­lo­gique du sujet humain).

Il est signi­fi­ca­tif que le retour­ne­ment de l’autel se soit impo­sé sans coup férir (à vrai dire en grande par­tie parce que l’o­pé­ra­tion, dans le style Blitz­krieg, fut un fameux coup d’as­som­moir, du genre de ceux qui servent d’anes­thé­sie avant l’a­bat­tage), avec une bizarre una­ni­mi­té, sans qu’il y eût besoin de légi­fé­rer en aucune manière. Un consen­sus aus­si unique dans l’his­toire de la chré­tien­té tra­hit, en deçà comme au-delà de la lettre des textes conci­liaires et de ceux qui découlent d’eux, un esprit, dont on ne voit déci­dé­ment pas com­ment le dis­so­cier de celui même qui fut à l’œuvre au Concile, disons plu­tôt – à la fois pour res­ter pré­cis et pour lais­ser ouverte la réflexion – de l’un des divers esprits qui s’affrontèrent ou s’allièrent dans l’aula conci­liaire.

Ce bou­le­ver­se­ment de l’espace sacré, et plus géné­ra­le­ment la désa­cra­li­sa­tion de l’espace en géné­ral, est un phé­no­mène post-chré­tien. La perte des signes sacrés dans l’espace public a accom­pa­gné de près la perte des points de repère éthiques et méta­phy­siques, et le monde catho­lique n’a rien réus­si d’autre ici, somme toute, que de suivre la pente com­mune et savon­née de la faci­li­té, avec ce crâne par­ti pris pour le fait accom­pli à quoi tient tout le suc­cès des révo­lu­tions. Son excuse est sans doute d’avoir vou­lu mani­fes­ter par des chan­ge­ments sen­sa­tion­nels une réa­li­té ecclé­siale fra­ter­nelle et dyna­mique que la théo­lo­gie jusque là était cen­sée (vou­lait-on croire) avoir plus ou moins occul­tée, une réa­li­té telle que ten­dait à l’exprimer selon le goût du jour le slo­gan désor­mais consa­cré, non sans un mimé­tisme plus ou moins incons­cient par rap­port à des uto­pies pour­tant déjà bien en perte de vitesse, de « peuple de Dieu », régres­sant ain­si vers ce qu’a encore d’inaccompli (si l’on met à part la pro­phé­tie) une vision vété­ro­tes­ta­men­taire de l’Alliance, et détour­nant ain­si l’intelligence chré­tienne d’une vision de l’Eglise comme Corps mys­tique d’une part, comme Epouse et Mère d’autre part. En résu­mé, morne chute dans le socio­lo­gique, qui se tra­dui­sit dès lors un peu par­tout et pour long­temps dans une litur­gie ané­miée et bour­sou­flée à la fois.

Une des marques les plus affli­geantes de cette situa­tion se trouve dans le dédou­ble­ment de l’autel, à savoir une table plus ou moins banale, évo­quant dans plus d’un cas une table de confé­rences, un peu sur­éle­vée sur un pro­saïque podium et pla­cée devant et sous un maître-autel désaf­fec­té réduit à ser­vir de décor, inévi­ta­ble­ment plus ou moins somp­tueux, sur lequel, comme signe invo­lon­taire mais com­bien élo­quent du mal­heur des temps, n’est plus offert le saint Sacri­fice , au pro­fit de la notion répu­tée plus « por­teuse » et plus adap­tée de « repas » (ou de synaxe, le grec triom­phant enfin du latin), mais d’un repas qui n’est à aucun moment pré­sen­té comme repas essen­tiel­le­ment sacri­fi­ciel – la réa­li­té sacrale de repas, comme d’ailleurs celle de fête sacrée, étant de tout temps ce qu’on avait oublié ou n’a­vait jamais su, iden­tique à celle de sacri­fice –, mais très pla­te­ment dans la per­cep­tion obvie et pro­fane d’un repas convi­vial, cen­sé­ment « fes­tif », autre­ment dit gai et ennuyeux à sou­hait, où le mys­tère de la pro­pi­tia­tion opé­rée par le Rédemp­teur char­gé du péché du monde et ren­dant tout hon­neur et tout amour au Père ne pou­vait, quoi qu’on en dise, que pas­ser à l’arrière-plan.

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