La fictio juris du Concile
Le livre de Georges-Henri Ruyssen sj, Eucharistie et œcuménisme ((. Paris, Cerf, 2008, 822 pages.)) est paru à point nommé pour les discussions actuelles sur le sens et l’autorité du deuxième concile du Vatican. Traitant de l’administration des sacrements sous certaines conditions aux baptisés membres d’Églises et de communautés ecclésiales n’ayant pas la pleine communion avec l’Église catholique, cette étude de la discipline sacramentelle et de l’ecclésiologie du Concile est une véritable somme. Elle analyse les textes pertinents du Concile et des nouveaux codes (latin et oriental) de droit canon avec l’histoire de leur rédaction, et aussi les instructions postconciliaires avec leur mise en œuvre par les conférences épiscopales. La documentation fournie est abondante en matière strictement théologique aussi, renvoyant entre autres à Velasio De Paolis, pour qui les Églises particulières orthodoxes sont appelées « Églises » dans un sens seulement analogique, parce que la communion avec le Pape est un élément constitutif et non un complément extérieur de l’Église particulière ((. Voir Ruyssen, p. 111–112. Mgr De Paolis est Secrétaire du Tribunal Suprême de la Signature Apostolique.)) . L’objet de l’article présent est de confronter l’ouvrage de Ruyssen avec l’autre terme en présence, à savoir la discipline qui était en vigueur avant Vatican II et dont le livre fait mention à plusieurs reprises.
I
Pendant le Concile même l’un des canonistes les plus respectés aux États-Unis s’est exprimé ainsi : « Peu après le second Concile du Vatican […] la révision du Code de Droit Canonique, qui a déjà été annoncée, sera menée à terme […]. Une connaissance solide du droit canon, tel qu’il est, constitue la meilleure préparation pour comprendre la loi telle qu’elle sera après la révision officielle. Les changements qui seront apportés au Code et dans cet ouvrage après la publication du nouveau Code n’auront pas un caractère subversif ni révolutionnaire. Ils représenteront le développement normal de la loi de l’Église pour l’adapter plus parfaitement à l’étape actuelle de la croissance de l’Église. » ((. T. Lincoln Bouscaren, s.j. et Francis N. Korth, s.j., dans Canon Law : A Text and Commentary, T. Lincoln Bouscaren, Adam C. Ellis, Francis N. Korth, 4ème éd., Milwaukee, Bruce, 1963, p. vii.)) La connaissance de l’ancien droit canon ne perd donc pas sa pertinence pour la vie de l’Église, même si celui-ci est abrogé ou modifié. Parmi les canons du Code de 1917 auquel ces lignes se réfèrent, on trouve le numéro 731 qui prescrit diligentia et reverentia dans l’administration des sacrements, avant de porter l’interdiction suivante : « Il est interdit d’administrer les sacrements de l’Église aux hérétiques et schismatiques, même s’ils errent de bonne foi et les demandent, à moins qu’ayant rejeté leurs erreurs, ils ne soient réconciliés avec l’Église » ((. CIC 1917, c. 731–2.)) .
Quelques autres canons, le Rituale Romanum, l’enseignement commun et la pratique traditionnelle illustrent la signification exacte de cette réconciliation avec l’Église. Quand un baptisé devenu adulte adhère de son propre gré et publiquement au schisme (orthodoxe, par exemple) ou à l’hérésie (protestante, par exemple) de sa communauté d’appartenance religieuse, l’Église fait la présomption légale au for externe de dolus (malice), même si hors de tout contexte officiel et dans la pastorale on sait reconnaître la bonne foi morale de personnes nées et élevées hors de l’Église catholique. Le schisme et l’hérésie obstinés, c’est-à-dire alliés au rejet de l’autorité de la véritable Église catholique sur terre, est une déchirure objective de l’unité de l’Église visible et audible dans sa communion hiérarchique et dans sa foi professée. C’est pour cela qu’une fois posé l’acte externe de déchirure de l’unité donnée par le baptême, l’Église est fondée à présumer la malice au for externe—c’est la nature même d’une présomption légale que de se fonder sur rien de plus qu’un signe externe (nous y reviendrons). Par conséquent, les prêtres doivent présumer l’excommunication, par le droit, de tout baptisé ayant adhéré au schisme ou à l’hérésie etiam bona fide, de sorte que la réception d’un orthodoxe ou d’un protestant dans l’Église est accompagnée de la levée de l’excommunication ((. Nous posons la question de savoir si le converti certainement baptisé pouvait contester son excommunication présumée en prouvant juridiquement sa bonne foi d’avant sa décision d’entrer dans l’Église. Il est vrai que la formule d’absolution d’un converti incluait le mot forsitan (« peut-être ») pour le cas où l’on doutait la réalité de l’excommunication dont on absolvait, mais selon un vieux prêtre consulté cela se référait plutôt au cas où le baptême était douteux.)) et que l’administration d’un sacrement n’est pas possible avant le retour du sujet à l’Église catholique sur terre.
Toutefois le Saint-Siège et l’enseignement moral et canonique au cours des siècles avaient concédé ou reconnu la légitimité du contraire en certaines circonstances précises. Le canon de 1917 même était interprété presque universellement par les auteurs approuvés comme n’interdisant pas l’absolution au moins conditionnelle d’un moribond, si l’on pouvait raisonnablement présumer une intention de rejoindre l’Église catholique. Il fallait aussi écarter tout danger de scandale ou d’indifférentisme ((. Voir les décisions du Saint-Office cités par les auteurs approuvés, comme Felice Cappello, Tractatus Canonico-Moralis De Sacramentis, vol.II, Rome, 1948, p. 164–165, ou bien dans Codicis Juris Canonici Fontes, éd. Pietro Gasparri, vol.IV, 1921, p. 503–504. Le père Cappello écrit dans l’édition de 1953 (p. 167) les lignes suivantes : « Hormis à l’article de la mort, il n’est certainement pas licite d’absoudre un hérétique ou un schismatique, même s’il l’est seulement matériellement et de bonne foi, s’il entend persister dans l’hérésie ou le schisme ; car cela ne pourrait pas se faire sans le scandale des autres. Car les hérétiques et schismatiques seraient confirmés dans l’erreur, et les catholiques perdraient l’horreur de l’hérésie ou du schisme. »)) . Résumons à grands traits cette histoire.
Selon feu le père de Vries, sj, grand spécialiste de l’Orient chrétien, le Saint-Siège s’est montré flexible sur ce chapitre au Moyen Âge, en concédant quelques fois en terre schismatique (de rit byzantin, syriaque ou copte) la communicatio in sacris (cis ci-après) quand cela s’avérait nécessaire pour ramener les populations doucement à l’unité romaine. Le Saint Siège considérait ces chrétiens comme excommuniés, par conséquent les missionnaires croyaient parfois qu’ils avaient besoin de dérogations explicites pour certains contacts avec les schismatiques, et cela en-deçà de l’administration des sacrements proprement dits, car l’excommunication interdit aussi aux bons chrétiens de s’associer avec les excommuniés sauf cas de nécessité. Quelques exemples : au XIIIème siècle Innocent IV permit aux missionnaires catholiques de célébrer les offices divins avec les schismatiques, même si l’histoire montre que le prêtre catholique encourait toujours les censures s’il outrepassait les permissions données. Clément VI au XIVème siècle permit aux prêtres arméniens étant retournés à l’unité de continuer à administrer les sacrements aux schismatiques pour tous les ramener.
Mais les archives ont conservé aussi le rappel ferme de Jean XXII interdisant aux laïques catholiques en terre grecque de fréquenter les églises des schismatiques. Ce qui ressort des données rapportés par le père de Vries, c’est une certaine souplesse permise aux missionnaires dans le but de favoriser la conversion au catholicisme, avec une conscience vive de ce que la communicatio in sacris avec ceux qui sont hors de l’Église est en soi condamnable, ce qui veut dire non pas mauvaise en toute circonstance ultérieure qui déterminerait l’acte, mais mauvaise en l’absence de certaines circonstances qui la recommandent pour ramener les dissidents. En ce qui concerne les laïques catholiques, le Saint-Siège est très conscient du danger pour la foi et de l’offense à Dieu quand catholiques et schismatiques se fréquentent les uns les autres pour le culte divin ((. La lettre de Jean XXII du 1er juin 1322 se trouve dans Codificazione Canonica Orientale, Fontes, vol. VII‑2, p. 120–121. Pour les autres papes cités et pour le paragraphe suivant, voir Wilhelm de Vries, « Communicatio in Sacris » in Concilium, vol. 4 (The Church and Ecumenism ), Paulist Press, New York, 1965, p. 18–40.)) .
Toujours selon le père de Vries, un durcissement de la politique du Saint Siège est survenu à l’époque tridentine et post-tridentine, culminant dans l’interdiction générale de la cis par la Sacrée Congrégation de la Propagande de la Foi en 1729, après de longues histoires de désaccords entre missionnaires sur le terrain. Certains missionnaires auraient préféré des autorisations de cis avec les schismatiques, pour faciliter leur retour au bon moment. Par exemple, à un moment donné il avait été autorisé à un Patriarche copte devenu catholique de ne pas annoncer publiquement son retour à l’unité, avec pour conséquence la cis avec ses ouailles non encore unies. Et le pape Benoît XIV rappela dans une session du Saint-Office de 1752 que le mariage mixte, parfois permis, constitue une cis dans la mesure où les époux s’administrent le sacrement du mariage. Conclusion tirée par le pape : la cis avec les hérétiques n’est pas toujours contraire à la loi, en toute circonstance. Néanmoins la prohibition stricte édictée par l’Église en 1729 resta ferme.
La discipline catholique s’est donc cristallisée dans le Code de Droit Canon de 1917 qui interdit et les sacrements pour les non-catholiques (canon 731–2) et la participation active des catholiques au culte des non-catholiques (canon 1258). La discipline était fondamentalement la même pour les Églises catholiques orientales. Nous avons déjà mentionné les circonstances pour lesquelles le Saint Office et les canonistes justifiaient du moins l’absolution pour un non-catholique moribond, pourvu que l’on pût écarter tout scandale et aussi présumer un désir au moins implicite de l’unité catholique.
II
C’est sur un tel fond de discipline traditionnelle que le concile Vatican II a brusquement changé le regard porté par l’Église sur les personnes nées protestantes et orthodoxes. Dans la perspective adoptée par le Concile il n’y a pas d’« hérétiques et schismatiques de bonne foi », mais plutôt des baptisés membres d’« Églises et de communautés ecclésiales n’ayant pas la pleine communion avec l’Église catholique », tout au plus des « séparés » de bonne foi de l’Église catholique. Dans ce contexte global le Concile indique grosso modo que la signification de l’unité par les sacrements tend à interdire la cis avec ceux qui n’ont pas la pleine communion ecclésiale, tandis que la grâce à procurer par le sacrement parfois la recommande. Tout en rappelant que la loi divine interdit une cis qui lèserait l’unité de l’Église ou mènerait à l’indifférentisme, le Concile constate l’existence de circonstances pastorales qui n’en présentent pas de danger. Il décide alors que les sacrements de pénitence, d’onction et de l’eucharistie peuvent dès lors être administrés aux orientaux séparés de bonne foi qui les demandent, pour le témoignage de charité entre chrétiens, le salut des âmes et la promotion de l’unité avec les Églises orientales séparées de nous ((. Voir le Décret sur les Églises orientales catholiques, n. 26–27.)) .
Au cours des trois décennies suivantes, l’Église romaine a donc procédé à la révision du Code de droit canon et la promulgation d’une série d’instructions et de normes pratiques pour l’œcuménisme et l’administration des sacrements aux autres chrétiens. Les conférences épiscopales promulguèrent des normes d’application locale, parfois avec la recognitio canonique du dicastère concerné du Saint-Siège. Le père Ruyssen signale les abus et les attitudes d’indifférentisme très présentes dans la pratique, en essayant d’exposer le bien-fondé des normes officielles dont le côté restrictif reste incompris voire rejeté par beaucoup dans les pays où catholiques et protestants se côtoient et se marient entre eux. À la différence des orthodoxes appartenant à des Églises qui ont préservé la présence réelle et la succession apostolique d’évêques validement ordonnés, le protestant qui demande un sacrement doit se trouver dans une circonstance spéciale de besoin spirituel sérieux et d’impossibilité d’accès à un ministre de sa communauté. Il doit en plus manifester qu’il a une foi catholique dans l’eucharistie, ce qui est présumé pour un demandeur orthodoxe. Eucharistie et œcuménisme entre dans les détails de la discipline actuelle concernant les protestants, car elle a inspiré une casuistique abondante autour des diverses normes pastorales et autres directoires œcuméniques à tous les niveaux. Par ailleurs l’auteur ne manque pas d’étudier de façon très classique les divers degrés d’autorité des documents officiels. Il soulève notamment une interrogation sur la cohérence d’un point précis du Directoire œcuménique romain de 1993, simple décret exécutoire promulgué par le dicastère œcuménique sans approbation papale in forma specifica, et le Code, loi au sens strict.
Vue globalement par Georges-Henri Ruyssen, la discipline découlant de l’œcuménisme du Concile se base sur deux principes qu’il met volontiers en rapport « dialectique » : le principe prohibens, à savoir la signification de l’unité propre aux sacrements, qui tend à interdire l’accès aux sacrements catholiques pour ceux qui n’ont pas la pleine communion avec l’Église catholique, et le principe suadens, à savoir que la bonne foi et la nécessité de la grâce sacramentelle parfois le recommande. Pour un demandeur qui est orthodoxe, et ainsi membre d’une Église qui jouit presque pleinement de la communion signifiée par les sacrements, le canon 844 ne mentionne pas d’autre condition que celle requise d’un catholique, à savoir être bien disposé et en faire la demande. Si l’on est protestant, la réception des sacrements se limite à des circonstances de sérieux besoin spirituel qui ne sont pas fréquentes et continues, par exemple celle du conjoint non-catholique à la messe de mariage. Mais l’administration de l’eucharistie à un protestant assistant à la messe tous les dimanches tout en pouvant aller chez son propre ministre, conduirait « à obscurcir outre mesure le principe de la significatio unitatis. » ((. Ruyssen, p. 734.))
III
Le père Ruyssen reconnaît ainsi qu’il n’est pas possible d’administrer les sacrements à des non-catholiques sans obscurcir l’unité de l’Église ; le tout c’est de ne pas trop le faire. L’obscurcissement consiste en ceci : le sacrement par sa nature devrait signifier la pleine communion de l’Église ((. Cf. Jean-Paul II, encyclique Ecclesia de Eucharistia : « Le sacrement exprime ce lien de communion […] d’autre part dans sa dimension visible, qui implique la communion dans la doctrine des Apôtres, dans les sacrements et dans l’ordre hiérarchique. […] [L]’unité de l’Église, que l’eucharistie réalise par le sacrifice du Christ, et par la communion au corps et au sang du Seigneur, comporte l’exigence, à laquelle on ne saurait déroger, de la communion totale dans les liens de la profession de foi, des sacrements et du gouvernement ecclésiastique […] » (n.35 et 44).)) , et voici qu’on l’administre à une personne qui vit publiquement et habituellement éloignée de cette communion. Cela est justifié par la grâce à procurer pour une personne baptisée et de bonne foi ; par ailleurs la signification de l’unité est toujours respectée dans la différence de traitement des orthodoxes (presque en pleine communion avec l’Église catholique) et des protestants. Reste l’obscurcissement irréductible qui consiste à donner un sacrement à quelqu’un qui n’appartient pas à la communion de l’Église et dont on ne demande pas de signes même présomptifs de retour à l’unité de l’Église.
Faisons la comparaison avec l’ancienne discipline. Même si le canon 731 (CIC 1917) n’interdisait pas en réalité l’absolution d’un moribond dont les signes présomptifs de volonté de retour à l’unité pouvaient être assez faibles voire presqu’imputés par le prêtre lui-même, toujours est-il que le sujet était un moribond, en conséquence de quoi il n’allait pas recevoir un sacrement pour ensuite retourner à sa pratique religieuse objectivement en dehors de la vraie Église. Il semble que c’était ce cas de figure-là, à savoir le retour d’un absout au culte des schismatiques, qui a fait réprouver l’absolution au Saint-Office en 1898 ((. Voir la référence aux Fontes de Gasparri, note 6.)) . Toute autre est la discipline nouvelle, car même si les papes médiévaux ont parfois autorisé la cis pour favoriser les conversions, la chose n’était pas aussi publique et universelle que la normativité d’aujourd’hui. Dans le cas du patriarche copte autorisé à garder sa conversion secrète, les coptes toujours schismatiques qui continuaient à communier de sa main ne savaient pas qu’ils recevaient les sacrements d’un prélat catholique sans demande de retour de leur part. Par ailleurs la réponse de 1916 instruisant de faire en sorte que les témoins éventuels fassent eux aussi la présomption du retour de la personne concernée à l’unité ((. Voir la référence à Cappello (1948), note 6.)) n’a aucun parallèle dans les normes actuelles.
Le contraste entre la discipline de Vatican II et l’ancienne est donc frappant à première vue. Mais on ne peut pas nier quelques ressemblances. Les prêtres arméniens concernés par la lettre de Clément VI pouvaient effectivement donner le sacrement de l’unité à des gens qui pouvaient être toujours très loin de l’unité avec l’Église romaine, comme les orthodoxes d’aujourd’hui qui peuvent recevoir l’eucharistie catholique sans donner aucun signe d’adhésion à l’autorité du successeur de Pierre. On est donc obligé d’admettre un obscurcissement de la signification de l’unité dans l’autorisation de Clément VI, car les sacrements ne pouvaient pas ne pas être signes de l’unité de l’Église catholique — cela relève de l’essence d’un sacrement —, du moins dans l’esprit de l’Église, du pape et des prêtres qui allaient les donner aux schismatiques toujours opposés à l’unité. Par ailleurs quelques instructions romaines sur le rejet des erreurs et la profession de foi du moins implicite qu’on devait exiger du schismatique moribond sont telles qu’il semble, d’après le sondage que nous avons fait chez les commentateurs, que le Credo aurait suffit, car la primauté du Pape est implicitement contenue dans l’article sur l’Église. Or il est évident que normalement la profession du Credo par les schismatiques orientaux n’est pas suffisante comme signe d’unité de foi et de communion avec l’Église, car si c’était le cas il n’y aurait pas eu de division ecclésiastique. Il faut donc constater un certain obscurcissement de la signification de l’unité dans l’administration d’un sacrement au moribond qui ne renonce pas explicitement à ses erreurs.
IV
Ayant constaté les ressemblances, petites mais substantielles, entre les disciplines pré- et postconciliaires, nous allons proposer, dans un premier temps, une théorie de la légitimité de la nouvelle pratique libéralisée. Car il nous semble qu’il y a une catégorie juridique traditionnelle qui fournit un précédent pour l’obscuratio unitatis massive qui résulte de la discipline préconisée par Vatican II : c’est la fictio juris, la fiction légale. Dans un deuxième temps, nous plaiderons les mérites de l’ancienne discipline, liée comme elle l’était à une praesumptio juris toute au service de l’unité visible et audible de l’Église du Christ sur terre.
Fictio juris. Dans la catégorie de convalidation de mariage qui s’appelle sanatio in radice, selon le Code de 1917, l’Église levait l’empêchement dirimant s’il y en avait un, validait un mariage jusque-là invalide, et aussi établissait une fictio juris pour la légitimité des enfants nés au sein du mariage, qui en réalité n’existait pas avant la convalidation. Il s’agissait toujours d’un couple qui avait déjà échangé son consentement, sans que celui-ci eût été valide. Autrement dit, l’échange de consentement n’avait pas créé le lien d’obligation mutuelle qui fait un mariage, et cela à cause d’un empêchement légal de la part de l’Église. Mais si les circonstances le suggèrent, l’Église peut officiellement prendre connaissance de ce consentement après coup et dispenser de la loi qui l’avait empêché d’être valide, pour ensuite entériner le mariage dans l’Église. De par cette acceptation par l’Église, le consentement une fois donné est validé, c’est-à-dire que le lien de mariage entre baptisés commence à exister, sans que le couple soit obligé de refaire leur consentement. Mais ce n’est pas tout : les enfants nés au temps où le mariage était inexistant jouissent désormais du statut de légitimité, de par une fictio juris. La fiction légale est une institution d’origine romaine par laquelle quelque chose qui n’existe pas mais qui n’est pas impossible, en l’occurrence l’effet de la légitimité, est reconnu par le droit ((. Voir le canon 1138–1 (CIC 1917). Nous avons consulté Thomas Charles Ryan, The Juridical Effects of the Sanatio in Radice, Canon Law Studies No. 355, Washington, Catholic University of America Press, 1955, p. 29–31, 102–105.)) . L’Église, Épouse de la Vérité subsistante, a le pouvoir d’établir une fiction… légale.
Nous croyons que c’est quelque chose d’analogue qui se passe quand l’Église décide de donner le ou les sacrements de l’unité à des baptisés séparés, mais de bonne foi, de l’unité de l’Église. Pour des raisons proportionnellement graves (salut des âmes, promotion du retour des séparés par un traitement miséricordieux), l’Église, par une fiction légale négative au moment de la demande d’un sacrement, décide de ne pas voir la division ecclésiale publique d’un individu de par son passé, comme elle détourne son regard de l’invalidité antérieure du mariage des parents quand elle « légitime » les enfants. Ce n’est pas qu’on regarde la personne demandant un sacrement comme membre de l’Église, mais on détourne le regard du fait qu’elle ne l’est pas, on exclut ce fait du for pour ainsi dire. Ainsi aucun obstacle ne se présente à ce qu’on donne le sacrement demandé.
Vatican II a donné une base pour cela en faisant une présomption et une fiction légales à échelle mondiale. La présomption était le fait de considérer tous les baptisés nés au sein d’une communauté séparée comme étant a priori de bonne foi. La fiction légale, négative, c’était le choix implicite de ne plus reconnaître l’existence d’«hérétiques ou schismatiques de bonne foi », pour ne voir que des « membres d’Églises ou de communautés n’ayant pas la pleine communion avec l’Église catholique », tout au plus des « séparés de bonne foi ». Ce faisant, le Concile a détourné son regard de la cause de la non-catholicité de ces personnes, à savoir leur adhésion publique à une fracture ecclésiale effective.
Le Concile lui-même a rappelé qu’une cis qui mettrait la foi en danger est toujours contraire à la loi divine. Le danger est celui du scandale : quelles conséquences les fidèles tireraient-ils s’ils voyaient la réception d’un sacrement de l’unité par une personne qui bafoue publiquement l’unité par son adhésion à une division ecclésiale ? Mais c’est là justement que l’Église, à Vatican II et dans son droit, a fait une fiction légale en choisissant d’exclure de son champ de vision l’adhésion publique, c’est-à-dire celle des séparés nés, à la division. Une fois exclue du for externe de l’Église, l’adhésion publique à l’hérésie ou au schisme n’empêche plus de donner les sacrements à ces personnes, car ce qui n’est pas vu ne peut pas être un scandale ((. On peut raisonnablement penser que si la personne est connue pour une attitude particulièrement vive de refus de l’autorité de l’Église catholique, elle ne saurait bénéficier de la nouvelle discipline, car cela serait scandaleux.)) .
Ainsi l’ancienne présomption légale au for externe du dolus appliquée aux hérétiques ou schismatiques de bonne foi a cédé à la présomption contraire, celle de la bonne foi de ceux qui sont nés dans la séparation, facilitant du coup une fiction légale qui consiste à négliger, dans des circonstances précises, l’adhésion publique à la division par ces même personnes quand elles demandent un sacrement. Et les conséquences du redimensionnement du regard de l’Église au Concile ne s’arrêtent pas là.
Le fait de parler seulement d’«Églises et communautés n’ayant pas la pleine communion avec l’Église catholique » permet aussi la fiction légale négative nécessaire pour que les catholiques puissent participer, dans certaines circonstances, au culte liturgique des frères séparés ((. Voir Directoire pour l’Application des Principes et des Normes sur l’oecuménisme, du Conseil Pontifical pour la Promotion de l’Unité des Chrétiens (1993), n. 102–121.)) , alors que la discipline traditionnelle se résumait dans le canon 1258 de 1917 interdisant la participation au culte des non-catholiques. C’est que si les lieux, les paroles, et les cérémonies ne sont pas intrinsèquement mauvais ou faux, l’Église peut détourner son regard du lien entre d’une part un culte ou l’étiquette d’un édifice, et la prétention fausse d’être l’Église d’autre part ((. Cf. un décret du Saint-Office du 19 juin, 1889 qualifiant le culte des hérétiques d’un « cultus falsus », en tant que culte illégitime selon le père de Vries qui donne la référence Collectanea S. Congregationis de Propaganda Fide, vol. II, Rome, 1907, p.240. Il signale par ailleurs que le décret fut approuvé expressément par Léon XIII (de Vries, op. cit. p. 30).)) . Ainsi l’Église, dans certaines circonstances, ne veut voir que des baptisés et leur intention de prier dans des rites de l’Église elle-même (divine liturgie des schismatiques orientaux), ou des manières peu organiques, mais en elles-mêmes non condamnables et parfois même belles, de développer la liturgie (chant choral et psalmodie des protestants par exemple) ((. La fiction légale négative est levée pour ainsi dire dans d’autres circonstances, quand par exemple un catholique passe au protestantisme ou à l’orthodoxie schismatique. Le livre du père Ruyssen souligne qu’une telle personne ne peut bénéficier des assouplissements canoniques en matière d’administration des sacrements par les ministres catholiques, car elle ne peut pas être considérée de bonne foi.)) .
Présomption légale. En revanche, dans l’ancienne présomption légale du dolus, c’est-à-dire de la malice pour hérésie obstinée extérieure, l’Église au for externe excluait tout sauf la profession d’hérésie, nonobstant le membre de phrase « même de bonne foi » du canon 731, reflet de l’expérience et du bon sens de ses prêtres. Disons que dans son action officielle, l’Église prenait le refus externe de reconnaître son autorité, à savoir ce qui sortait ou était sorti de la bouche de la personne, comme le signe naturel d’un rejet de la vraie Église et de sa doctrine. De faire une telle présomption revient à considérer un homme comme un agent rationnel qui comprend les mots qu’il utilise et a la volonté de faire ce qu’il fait. Ce qui sort de la bouche est en soi plus clair comme signe de l’interne que l’ensemble des circonstances que l’on devrait connaître pour juger de la bonne foi interne possible de celui qui pèche objectivement ((. Cf. une formulation succincte de l’ancienne manière de l’Église : « […] [L]’Église ne juge pas de ce qui est interne mais de ce qui est externe et objet d’expérience sensible, et à partir de cette même hérésie externe arrive à la présomption de l’hérésie interne […] ». Cardinal Lambertini (Benoît XIV), De servorum Dei beatificatione et beatorum canonizatione, c. 20.)) . L’Église a donc décidé de se limiter au plus facilement constatable dans son regard sur les personnes en vue de son action officielle. Quoi qu’il en fût des signes de la conscience sincère dans le reste de la vie des non-catholiques, et aussi de l’influence d’une éducation erronée, officiellement l’Église n’entendait que l’obstination externe à son autorité.
V
Quels avantages y avait-il dans l’ancienne discipline ? Au-delà de la raison d’être de la présomption juridique qui entraînait la peine présomptive de l’excommunication, l’ancienne discipline faisait briller aussi un grand amour de la Vérité révélée et de l’autorité ecclésiale divinement instituée, en tant que celles-ci existent — ou sont contredites — dans les signes audibles proférés par la bouche humaine. La profession de l’erreur dogmatique ou du schisme est toujours un péché public objectif. L’Église fondée sur la proclamation de la foi par la même Autorité sacrée qui administre les sacrements agissait de façon conséquente en refusant de donner le Pain de l’unité à ceux qui en toute probabilité retourneraient au refus objectif de l’unité.
Nous voudrions montrer combien l’ancienne discipline en matière d’hérésie ressemble aux rappels à l’ordre récents au sujet de la communion (interdite) pour les divorcés-« remariés ». Dans son interprétation du canon 915 (CIC 1983), le Conseil pour l’Interprétation des Textes Législatifs (le 24 juin 2000) insiste sur le côté objectif du péché grave qui empêche la communion sacramentelle, « remariage » public invalide en l’occurrence. Le péché « doit être compris objectivement, parce que de l’imputabilité subjective, le ministre de la communion ne peut en juger,» et la persistance objective signifie « qu’il existe une situation objective de péché, qui perdure au cours du temps, et à laquelle la volonté des fidèles ne met pas fin. » Il est dit en outre : « Recevoir le corps du Christ en étant publiquement indigne constitue un dommage objectif pour la communion ecclésiale ; c’est un comportement qui attente aux droits de l’Église et de tous les fidèles à vivre en cohérence avec les exigences de cette communion. » Nous posons une question pour montrer le parallélisme avec notre sujet : l’adhésion à l’Église et sa foi n’est-elle pas nécessaire pour vivre en cohérence avec les exigences de la communion ? Alors comment est-il possible d’exclure les violateurs objectifs du mariage tout en donnant le sacrement de l’unité aux violateurs objectifs de l’unité ?
Nous y avons déjà répondu en principe : pour des motifs sérieux, l’Église a établi une fictio juris à la faveur des séparés de bonne foi. Au moment où une telle personne remplissant les conditions demande un sacrement, l’Église crée la fiction légale de sa non-hérésie externe, fiction qui est possible en droit par ceci qu’il n’était pas impossible en réalité que cet individu ne péchât pas, en sorte que le passé réel du demandeur du sacrement n’est pas admis au for public de l’Église ((. Comme nous avons vu ci-dessus, cette fiction légale est l’inverse de ce qui se passait autrefois quand un prêtre devait refuser un sacrement à un non-catholique dont il connaissait la bonne foi : sa connaissance personnelle cédait à la présomption de malice et d’excommunication par le droit. )) . Du coup le péché public d’adhésion à l’hérésie objective de la communauté dissidente est négligé, de sorte que l’Église est empêchée de professer sa foi par une condamnation, dans la pratique, de son contraire.
VI
Si nous sommes tentés de préférer toute l’ancienne pratique de l’Église, ce n’est pas par une volonté d’acharnement contre les orthodoxes et les protestants ; c’est parce que cette pratique nous semble avoir mieux servi la profession de la foi, surtout à l’époque moderne où les fidèles sont de plus en plus atteints d’indifférentisme religieux. Les assouplissements peu fréquents que W. de Vries dit avoir trouvé furent assez restreints et occasionnels par rapport à la discipline actuelle. En outre, entre l’interdiction de toute participation au culte des non-catholiques (c. 1258 du Code de 1917) et l’autorisation d’y participer parfois, la marge est grande, et les suggestions surprenantes qui émanent du Conseil pontifical pour l’Unité dans ce domaine ne peuvent se justifier que par une fiction légale massive ((. Voir les notes 15 et 16 ci-dessus. Rappelons avec le père Ruyssen que le Directoire œcuménique de 1993, qui n’est pas une loi au sens strict, mais un décret exécutoire, n’a pas reçu l’approbation papale in forma specifica. )) .
Nous plaidons pour un retour partiel à l’ancienne discipline. L’ancienne levée de l’excommunication présumée encourue donnait l’occasion d’une belle profession de foi selon les prescriptions du Rituale pour la réception des convertis. La bonne foi elle-même des séparés les faisaient accepter cette discipline avec humilité quand ils se convertissaient ((. Le converti agenouillé devant le prêtre se dit « né hors de l’Église catholique » et qu’il a tenu et cru des erreurs contraires à son enseignement. Maintenant il est « illuminé par la grâce divine ». Le prêtre en l’absolvant de l’excommunication le restaure à la communion et l’unité des fidèles.)) . Si l’on préférait ne pas restaurer la présomption de malice et la peine d’excommunication, il serait toujours possible de traiter la séparation publique des séparés même de bonne foi comme un péché public. C’est un fait que l’hérésie est d’autant plus séduisante ou du moins fautrice d’indifférentisme que celui qui la soutient est de bonne foi et non un fanatique aigri. La bonne foi peut malheureusement prêter un visage de droiture et d’amabilité à l’erreur.
Quant aux séparés de bonne foi à l’article de la mort, on pourrait suivre l’enseignement des canonistes et du Saint Office qui justifiaient l’absolution dans ce cas déterminé où, notons-le, il n’y a pas de possibilité de retour physique du séparé à sa communauté d’appartenance. Une instruction de 1941 est un modèle de souci pour la profession de la foi de l’Église et du salut des âmes des fils séparés de l’Église. Après avoir prescrit un rejet du moins implicite des erreurs pour le schismatique conscient, la lettre ajoute que l’on doit toujours agir en sorte d’éviter le scandale ou le soupçon d’interconfessionalisme, et que moins il y a de danger dans le délai, la rétractation des erreurs et la profession de foi exigées doivent être plus explicites ((. Lettre privée du 15 novembre 1941 au Visiteur apostolique des Ukrainiens en Allemagne, publiée dans Il Monitore Ecclesiastico, t. 67, p. 114. Plusieurs auteurs en font mention ou la citent.)) .
Le regard porté par Vatican II sur les communions dissidentes, avec la nouvelle discipline de la communicatio in sacris, consiste en partie en une présomption mondiale (pour ainsi dire) de bonne foi, accompagnée d’une fiction légale négative. C’est pour cela qu’on peut revenir à l’ancien esprit de l’Église en la matière, car une fictio juris ne saurait pas être définitive.
Frère Ansgar Santogrossi, OSB