La responsabilité historique de Jean XXIII
Le discours de Benoît XVI devant les membres de la Curie romaine, le 22 décembre 2005, est devenu un point de ralliement et de référence pour beaucoup. En effet, le regard porté par le pape sur le concile Vatican II, sur sa place dans l’histoire des conciles et du magistère, sur les discours et les pratiques qui ont pu s’autoriser du dernier concile œcuménique, semble s’imposer par la solution intellectuelle et pratique par laquelle il rend compte de l’accueil du concile et de ses fruits (ou de leur absence) : « Tout dépend de la juste interprétation du Concile ou — comme nous le dirions aujourd’hui — de sa juste herméneutique, de la juste clef de lecture et d’application. Les problèmes de la réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L’une a causé de la confusion, l’autre, silencieusement mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits. D’un côté, il existe une interprétation que je voudrais appeler “herméneutique de la discontinuité et de la rupture” ; celle-ci a souvent pu compter sur la sympathie des mass media, et également d’une partie de la théologie moderne. D’autre part, il y a l’ ”herméneutique de la réforme”, du renouveau dans la continuité de l’unique sujet-Eglise, que le Seigneur nous a donné ; c’est un sujet qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche. »
Certains donnent leur adhésion au fond du propos de Benoît XVI, et font remarquer que déjà Jean-Paul II et le synode des évêques de 1985 avaient parlé de la sorte (( Cf. Bruno le Pivain, « Éditorial : Vatican II : une boussole fiable pour le XXIe siècle », Kephas, Janvier-mars 2006, consultable sur le site de la revue (www.revue-kephas.org).)) . Par exemple, quelques mois avant ce discours, lors de la présentation d’un ouvrage de Mgr Marchetto, le cardinal Ruini avait avancé la même position et s’en était pris à Giuseppe Alberigo et à son école de Bologne, les accusant d’un a priori idéologique qui induisait l’écriture d’une histoire partisane et, en définitive, fausse tant historiquement que — surtout — théologiquement ; dès lors incapable de porter des fruits : « L’interprétation du Concile comme rupture et nouveau commencement est en train de disparaître. Elle est aujourd’hui une interprétation d’une grande faiblesse et sans appui réel dans le corps de l’Eglise. Il est temps pour l’historiographie de produire une représentation de Vatican II qui soit, en plus, la vraie histoire. » ((Ici, comme ailleurs, traduction par nos soins. Présentation de l’intervention du cardinal Ruini sur le site du vaticaniste Sandro Magister (http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/ 34283?).))
Deux ouvrages récents énoncent des thèses qui ne s’accordent pas avec cette mise en avant d’une herméneutique de la continuité. Il paraît intéressant de les présenter ensemble, car, s’ils viennent d’horizons différents pour ne pas dire opposés, ils avancent des arguments semblables ou qui se recoupent. Le premier est celui d’un jésuite américain, John O’Malley, et il est intitulé sobrement : What happened at Vatican II — ce qui est arrivé à Vatican II ((John O’Malley, What happened at Vatican II, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts), Londres, 2008, 29,95 US$.)) . Parce qu’il est une chronologie commentée du concile, nous nous référerons aussi et d’abord à un article du même auteur, qui reprend les mêmes thèses de manière plus condensée ; il porte un titre assez semblable, mais plus symptomatique de la thèse défendue : « Vatican II : Did anything happen ? » — « Vatican II : s’est-il passé quelque chose ? » ((John O’Malley, « Vatican II : Did anything happen ? », in Theological Studies, 1er mars 2006. Le texte de l’article se trouve en ligne sur http://findarticles.com/p/articles/mi_hb6404/is_1_67/ ai_n29250313/pg_1?tag=artBody;col1. Le médium de consultation ne nous permet pas de donner une pagination des extraits.)) Le livre comme l’article s’appliquent à montrer que s’il n’y a pas eu de rupture au concile Vatican II (et incidemment qu’Alberigo et son école n’ont jamais prétendu cela), il y a une discontinuité réelle ; une juste herméneutique du concile se doit de la prendre en compte. Notons dès à présent la césure que O’Malley opère dans le propos de Benoît XVI : il s’accorde avec lui sur le refus d’une herméneutique de la rupture, mais il refuse l’équivalence que le pape établit entre rupture et discontinuité. Il y a certes renouveau dans la continuité, mais la réforme de Vatican II est aussi, et sans contradiction, renouveau par une discontinuité certaine. L’accusation d’a priori idéologique pourrait alors être retournée ; ainsi l’auteur conclut-il son article : « Y a‑t-il un “avant” et un “après” Vatican II ? N’y a‑t-il aucune discontinuité notable entre le concile et ce qui l’a précédé ? S’est-il passé quelque chose ? Quand le concile prit fin en 1965, il y a environ 40 ans, tous ceux — ou presque — à qui l’on aurait posé ces questions auraient répondu clairement par l’affirmative […] Aujourd’hui, cependant, il est des personnes instruites, intelligentes et bien informées, qui répondent par la négative. Je ne peux qu’être en profond accord avec elles sur leur affirmation d’une réelle continuité du concile avec la tradition catholique, ce que l’on ne répétera jamais suffisamment. Pourtant, en tant qu’historien, je crois que nous devons mettre cette représentation en balance avec une juste attention aux discontinuités. Quand nous le faisons, une chose au moins devient claire : le concile a voulu que quelque chose advienne. »
Le second ouvrage est celui d’un philosophe italien, Paolo Pasqua-lucci ((Paolo Pasqualucci, GiovanniXXIIIe il Concilio Ecumenico Vaticano II. Analisi critica della lettera, dei fondamenti, dell’influenza e delle conseguenze della Gaudet Mater Ecclesia, Allocuzione di a‑pertura del Concilio, di S.S. Giovanni XXIII, Collana « Contemplata aliis tradere » n. 12, Supplement à La Tradizione Cattolica, Anno XVIII n. 3 (65), 2007, Editrice Ichthys, Albano Laziale — Rome, 2008, 416 p.)) . Il a comme particularité de centrer sa réflexion sur le discours d’ouverture du concile par le pape Jean XXIII. Par une analyse détaillée de cette allocution, il invite à considérer que le concile a été fidèle à l’intention que Jean XXIII a voulue et qu’il a exprimée en cette allocution. Or, ce discours s’écarte, en quatre points, de ce qu’a été l’intention des autres conciles œcuméniques de l’Eglise. L’histoire des conciles montre en effet que leur intention s’est organisée autour de quatre buts : « Lutte contre les erreurs, défense de la foi, concorde entre les chrétiens, réforme des mœurs » (p. 4) ((Ici, comme ailleurs, traduction par nos soins.)) . Au concile de Trente comme à celui de Vatican I, un décret d’ouverture, approuvé à l’unanimité par acclamation, l’exprima. Qu’en est-il du dernier concile ? L’allocution de Jean XXIII, pour sa part, apparaît pleine de « nouveautés » ; son caractère est « singulier, atypique » ; l’intention est « “viciée” et en définitive “suicidaire”, pour l’Eglise » (p. 5). L’ensemble du livre est une explicita-tion et une justification de ce jugement sans appel : il y a eu rupture à Vatican II. L’intention voulue pour Vatican II se résume en un mot : aggiornamento. Quelles en sont les dimensions qui suscitent perplexité à tout le moins selon Paolo Pasqualucci ? 1) Que « l’antique doctrine » doive être « étudiée et exposée selon les formes de recherche et d’expression de la pensée contemporaine » (p. 6) ((Nous reprenons ici les citations de l’allocution telles qu’elles viennent dans le texte de l’auteur, qui n’ignore pas qu’il existe des versions sensiblement différentes de ce discours.)) ; 2) qu’il soit possible, pour ce faire, de distinguer contenu et forme de la doctrine, et que cela doive être spécialement pris en compte dans le cadre d’un « magistère à caractère avant tout pastoral » (p. 7) ; 3) qu’il ne soit plus nécessaire de condamner les erreurs, la vérité s’imposant par sa seule force ; 4) que le but ultime et essentiel du concile soit, en fait, l’unité du genre humain, sans que la conversion soit mentionnée.
On l’aura compris : la divergence finale est extrême entre le jésuite qui entend rappeler et promouvoir la discontinuité du concile Vatican II et le philosophe qui s’en désole et la condamne, puisqu’elle est, selon lui, plus que discontinuité, qu’elle est bel et bien une rupture. Il est alors intéressant de noter qu’il existe des convergences nombreuses entre les deux analyses.