Revue de réflexion politique et religieuse.

La res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique de Jean XXIII

Article publié le 1 Juin 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le dis­cours de Benoît XVI devant les membres de la Curie romaine, le 22 décembre 2005, est deve­nu un point de ral­lie­ment et de réfé­rence pour beau­coup. En effet, le regard por­té par le pape sur le concile Vati­can II, sur sa place dans l’his­toire des conciles et du magis­tère, sur les dis­cours et les pra­tiques qui ont pu s’au­to­ri­ser du der­nier concile œcu­mé­nique, semble s’im­po­ser par la solu­tion intel­lec­tuelle et pra­tique par laquelle il rend compte de l’ac­cueil du concile et de ses fruits (ou de leur absence) : « Tout dépend de la juste inter­pré­ta­tion du Concile ou — comme nous le dirions aujourd’­hui — de sa juste her­mé­neu­tique, de la juste clef de lec­ture et d’ap­pli­ca­tion. Les pro­blèmes de la récep­tion sont nés du fait que deux her­mé­neu­tiques contraires se sont trou­vées confron­tées et sont entrées en conflit. L’une a cau­sé de la confu­sion, l’autre, silen­cieu­se­ment mais de manière tou­jours plus visible, a por­té et porte des fruits. D’un côté, il existe une inter­pré­ta­tion que je vou­drais appe­ler “her­mé­neu­tique de la dis­con­ti­nui­té et de la rup­ture” ; celle-ci a sou­vent pu comp­ter sur la sym­pa­thie des mass media, et éga­le­ment d’une par­tie de la théo­lo­gie moderne. D’autre part, il y a l’ ”her­mé­neu­tique de la réforme”, du renou­veau dans la conti­nui­té de l’u­nique sujet-Eglise, que le Sei­gneur nous a don­né ; c’est un sujet qui gran­dit dans le temps et qui se déve­loppe, res­tant cepen­dant tou­jours le même, l’u­nique sujet du Peuple de Dieu en marche. »
Cer­tains donnent leur adhé­sion au fond du pro­pos de Benoît XVI, et font remar­quer que déjà Jean-Paul II et le synode des évêques de 1985 avaient par­lé de la sorte (( Cf. Bru­no le Pivain, « Édi­to­rial : Vati­can II : une bous­sole fiable pour le XXIe siècle », Kephas, Jan­vier-mars 2006, consul­table sur le site de la revue (www.revue-kephas.org).)) . Par exemple, quelques mois avant ce dis­cours, lors de la pré­sen­ta­tion d’un ouvrage de Mgr Mar­chet­to, le car­di­nal Rui­ni avait avan­cé la même posi­tion et s’en était pris à Giu­seppe Albe­ri­go et à son école de Bologne, les accu­sant d’un a prio­ri idéo­lo­gique qui indui­sait l’é­cri­ture d’une his­toire par­ti­sane et, en défi­ni­tive, fausse tant his­to­ri­que­ment que — sur­tout — théo­lo­gi­que­ment ; dès lors inca­pable de por­ter des fruits : « L’in­ter­pré­ta­tion du Concile comme rup­ture et nou­veau com­men­ce­ment est en train de dis­pa­raître. Elle est aujourd’­hui une inter­pré­ta­tion d’une grande fai­blesse et sans appui réel dans le corps de l’E­glise. Il est temps pour l’his­to­rio­gra­phie de pro­duire une repré­sen­ta­tion de Vati­can II qui soit, en plus, la vraie his­toire. » ((Ici, comme ailleurs, tra­duc­tion par nos soins. Pré­sen­ta­tion de l’in­ter­ven­tion du car­di­nal Rui­ni sur le site du vati­ca­niste San­dro Magis­ter (http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/ 34283?).))
Deux ouvrages récents énoncent des thèses qui ne s’ac­cordent pas avec cette mise en avant d’une her­mé­neu­tique de la conti­nui­té. Il paraît inté­res­sant de les pré­sen­ter ensemble, car, s’ils viennent d’ho­ri­zons dif­fé­rents pour ne pas dire oppo­sés, ils avancent des argu­ments sem­blables ou qui se recoupent. Le pre­mier est celui d’un jésuite amé­ri­cain, John O’Mal­ley, et il est inti­tu­lé sobre­ment : What hap­pe­ned at Vati­can II — ce qui est arri­vé à Vati­can II ((John O’Mal­ley, What hap­pe­ned at Vati­can II, The Belk­nap Press of Har­vard Uni­ver­si­ty Press, Cam­bridge (Mas­sa­chu­setts), Londres, 2008, 29,95 US$.)) . Parce qu’il est une chro­no­lo­gie com­men­tée du concile, nous nous réfé­re­rons aus­si et d’a­bord à un article du même auteur, qui reprend les mêmes thèses de manière plus conden­sée ; il porte un titre assez sem­blable, mais plus symp­to­ma­tique de la thèse défen­due : « Vati­can II : Did any­thing hap­pen ? » — « Vati­can II : s’est-il pas­sé quelque chose ? » ((John O’Mal­ley, « Vati­can II : Did any­thing hap­pen ? », in Theo­lo­gi­cal Stu­dies, 1er mars 2006. Le texte de l’ar­ticle se trouve en ligne sur http://findarticles.com/p/articles/mi_hb6404/is_1_67/ ai_n29250313/pg_1?tag=artBody;col1. Le médium de consul­ta­tion ne nous per­met pas de don­ner une pagi­na­tion des extraits.))  Le livre comme l’ar­ticle s’ap­pliquent à mon­trer que s’il n’y a pas eu de rup­ture au concile Vati­can II (et inci­dem­ment qu’Al­be­ri­go et son école n’ont jamais pré­ten­du cela), il y a une dis­con­ti­nui­té réelle ; une juste her­mé­neu­tique du concile se doit de la prendre en compte. Notons dès à pré­sent la césure que O’Mal­ley opère dans le pro­pos de Benoît XVI : il s’ac­corde avec lui sur le refus d’une her­mé­neu­tique de la rup­ture, mais il refuse l’é­qui­va­lence que le pape éta­blit entre rup­ture et dis­con­ti­nui­té. Il y a certes renou­veau dans la conti­nui­té, mais la réforme de Vati­can II est aus­si, et sans contra­dic­tion, renou­veau par une dis­con­ti­nui­té cer­taine. L’ac­cu­sa­tion d’a prio­ri idéo­lo­gique pour­rait alors être retour­née ; ain­si l’au­teur conclut-il son article : « Y a‑t-il un “avant” et un “après” Vati­can II ? N’y a‑t-il aucune dis­con­ti­nui­té notable entre le concile et ce qui l’a pré­cé­dé ? S’est-il pas­sé quelque chose ? Quand le concile prit fin en 1965, il y a envi­ron 40 ans, tous ceux — ou presque — à qui l’on aurait posé ces ques­tions auraient répon­du clai­re­ment par l’af­fir­ma­tive […] Aujourd’­hui, cepen­dant, il est des per­sonnes ins­truites, intel­li­gentes et bien infor­mées, qui répondent par la néga­tive. Je ne peux qu’être en pro­fond accord avec elles sur leur affir­ma­tion d’une réelle conti­nui­té du concile avec la tra­di­tion catho­lique, ce que l’on ne répé­te­ra jamais suf­fi­sam­ment. Pour­tant, en tant qu’­his­to­rien, je crois que nous devons mettre cette repré­sen­ta­tion en balance avec une juste atten­tion aux dis­con­ti­nui­tés. Quand nous le fai­sons, une chose au moins devient claire : le concile a vou­lu que quelque chose advienne. »

Le second ouvrage est celui d’un phi­lo­sophe ita­lien, Pao­lo Pas­qua-luc­ci ((Pao­lo Pas­qua­luc­ci, Gio­van­niXXIIIe il Conci­lio Ecu­me­ni­co Vati­ca­no II. Ana­li­si cri­ti­ca del­la let­te­ra, dei fon­da­men­ti, dell’in­fluen­za e delle conse­guenze del­la Gau­det Mater Eccle­sia, Allo­cu­zione di a‑pertura del Conci­lio, di S.S. Gio­van­ni XXIII, Col­la­na « Contem­pla­ta aliis tra­dere » n. 12, Sup­ple­ment à La Tra­di­zione Cat­to­li­ca, Anno XVIII n. 3 (65), 2007, Edi­trice Ich­thys, Alba­no Laziale — Rome, 2008, 416 p.)) . Il a comme par­ti­cu­la­ri­té de cen­trer sa réflexion sur le dis­cours d’ou­ver­ture du concile par le pape Jean XXIII. Par une ana­lyse détaillée de cette allo­cu­tion, il invite à consi­dé­rer que le concile a été fidèle à l’in­ten­tion que Jean XXIII a vou­lue et qu’il a expri­mée en cette allo­cu­tion. Or, ce dis­cours s’é­carte, en quatre points, de ce qu’a été l’in­ten­tion des autres conciles œcu­mé­niques de l’E­glise. L’his­toire des conciles montre en effet que leur inten­tion s’est orga­ni­sée autour de quatre buts : « Lutte contre les erreurs, défense de la foi, concorde entre les chré­tiens, réforme des mœurs » (p. 4) ((Ici, comme ailleurs, tra­duc­tion par nos soins.)) . Au concile de Trente comme à celui de Vati­can I, un décret d’ou­ver­ture, approu­vé à l’u­na­ni­mi­té par accla­ma­tion, l’ex­pri­ma. Qu’en est-il du der­nier concile ? L’al­lo­cu­tion de Jean XXIII, pour sa part, appa­raît pleine de « nou­veau­tés » ; son carac­tère est « sin­gu­lier, aty­pique » ; l’in­ten­tion est « “viciée” et en défi­ni­tive “sui­ci­daire”, pour l’E­glise » (p. 5). L’en­semble du livre est une expli­ci­ta-tion et une jus­ti­fi­ca­tion de ce juge­ment sans appel : il y a eu rup­ture à Vati­can II. L’in­ten­tion vou­lue pour Vati­can II se résume en un mot : aggior­na­men­to. Quelles en sont les dimen­sions qui sus­citent per­plexi­té à tout le moins selon Pao­lo Pas­qua­luc­ci ? 1) Que « l’an­tique doc­trine » doive être « étu­diée et expo­sée selon les formes de recherche et d’ex­pres­sion de la pen­sée contem­po­raine » (p. 6) ((Nous repre­nons ici les cita­tions de l’al­lo­cu­tion telles qu’elles viennent dans le texte de l’au­teur, qui n’i­gnore pas qu’il existe des ver­sions sen­si­ble­ment dif­fé­rentes de ce dis­cours.))  ; 2) qu’il soit pos­sible, pour ce faire, de dis­tin­guer conte­nu et forme de la doc­trine, et que cela doive être spé­cia­le­ment pris en compte dans le cadre d’un « magis­tère à carac­tère avant tout pas­to­ral » (p. 7) ; 3) qu’il ne soit plus néces­saire de condam­ner les erreurs, la véri­té s’im­po­sant par sa seule force ; 4) que le but ultime et essen­tiel du concile soit, en fait, l’u­ni­té du genre humain, sans que la conver­sion soit men­tion­née.
On l’au­ra com­pris : la diver­gence finale est extrême entre le jésuite qui entend rap­pe­ler et pro­mou­voir la dis­con­ti­nui­té du concile Vati­can II et le phi­lo­sophe qui s’en désole et la condamne, puis­qu’elle est, selon lui, plus que dis­con­ti­nui­té, qu’elle est bel et bien une rup­ture. Il est alors inté­res­sant de noter qu’il existe des conver­gences nom­breuses entre les deux ana­lyses.

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