Le discours de Benoît XVI devant les membres de la Curie romaine, le 22 décembre 2005, est devenu un point de ralliement et de référence pour beaucoup. En effet, le regard porté par le pape sur le concile Vatican II, sur sa place dans l’histoire des conciles et du magistère, sur les discours et les pratiques qui ont pu s’autoriser du dernier concile œcuménique, semble s’imposer par la solution intellectuelle et pratique par laquelle il rend compte de l’accueil du concile et de ses fruits (ou de leur absence) : « Tout dépend de la juste interprétation du Concile ou — comme nous le dirions aujourd’hui — de sa juste herméneutique, de la juste clef de lecture et d’application. Les problèmes de la réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L’une a causé de la confusion, l’autre, silencieusement mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits. D’un côté, il existe une interprétation que je voudrais appeler “herméneutique de la discontinuité et de la rupture” ; celle-ci a souvent pu compter sur la sympathie des mass media, et également d’une partie de la théologie moderne. D’autre part, il y a l’ ”herméneutique de la réforme”, du renouveau dans la continuité de l’unique sujet-Eglise, que le Seigneur nous a donné ; c’est un sujet qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche. »
Certains donnent leur adhésion au fond du propos de Benoît XVI, et font remarquer que déjà Jean-Paul II et le synode des évêques de 1985 avaient parlé de la sorte (( Cf. Bruno le Pivain, « Éditorial : Vatican II : une boussole fiable pour le XXIe siècle », Kephas, Janvier-mars 2006, consultable sur le site de la revue (www.revue-kephas.org).)) . Par exemple, quelques mois avant ce discours, lors de la présentation d’un ouvrage de Mgr Marchetto, le cardinal Ruini avait avancé la même position et s’en était pris à Giuseppe Alberigo et à son école de Bologne, les accusant d’un a priori idéologique qui induisait l’écriture d’une histoire partisane et, en définitive, fausse tant historiquement que — surtout — théologiquement ; dès lors incapable de porter des fruits : « L’interprétation du Concile comme rupture et nouveau commencement est en train de disparaître. Elle est aujourd’hui une interprétation d’une grande faiblesse et sans appui réel dans le corps de l’Eglise. Il est temps pour l’historiographie de produire une représentation de Vatican II qui soit, en plus, la vraie histoire. » ((Ici, comme ailleurs, traduction par nos soins. Présentation de l’intervention du cardinal Ruini sur le site du vaticaniste Sandro Magister (http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/ 34283?).))
Deux ouvrages récents énoncent des thèses qui ne s’accordent pas avec cette mise en avant d’une herméneutique de la continuité. Il paraît intéressant de les présenter ensemble, car, s’ils viennent d’horizons différents pour ne pas dire opposés, ils avancent des arguments semblables ou qui se recoupent. Le premier est celui d’un jésuite américain, John O’Malley, et il est intitulé sobrement : What happened at Vatican II — ce qui est arrivé à Vatican II ((John O’Malley, What happened at Vatican II, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts), Londres, 2008, 29,95 US$.)) . Parce qu’il est une chronologie commentée du concile, nous nous référerons aussi et d’abord à un article du même auteur, qui reprend les mêmes thèses de manière plus condensée ; il porte un titre assez semblable, mais plus symptomatique de la thèse défendue : « Vatican II : Did anything happen ? » — « Vatican II : s’est-il passé quelque chose ? » ((John O’Malley, « Vatican II : Did anything happen ? », in Theological Studies, 1er mars 2006. Le texte de l’article se trouve en ligne sur http://findarticles.com/p/articles/mi_hb6404/is_1_67/ ai_n29250313/pg_1?tag=artBody;col1. Le médium de consultation ne nous permet pas de donner une pagination des extraits.)) Le livre comme l’article s’appliquent à montrer que s’il n’y a pas eu de rupture au concile Vatican II (et incidemment qu’Alberigo et son école n’ont jamais prétendu cela), il y a une discontinuité réelle ; une juste herméneutique du concile se doit de la prendre en compte. Notons dès à présent la césure que O’Malley opère dans le propos de Benoît XVI : il s’accorde avec lui sur le refus d’une herméneutique de la rupture, mais il refuse l’équivalence que le pape établit entre rupture et discontinuité. Il y a certes renouveau dans la continuité, mais la réforme de Vatican II est aussi, et sans contradiction, renouveau par une discontinuité certaine. L’accusation d’a priori idéologique pourrait alors être retournée ; ainsi l’auteur conclut-il son article : « Y a‑t-il un “avant” et un “après” Vatican II ? N’y a‑t-il aucune discontinuité notable entre le concile et ce qui l’a précédé ? S’est-il passé quelque chose ? Quand le concile prit fin en 1965, il y a environ 40 ans, tous ceux — ou presque — à qui l’on aurait posé ces questions auraient répondu clairement par l’affirmative […] Aujourd’hui, cependant, il est des personnes instruites, intelligentes et bien informées, qui répondent par la négative. Je ne peux qu’être en profond accord avec elles sur leur affirmation d’une réelle continuité du concile avec la tradition catholique, ce que l’on ne répétera jamais suffisamment. Pourtant, en tant qu’historien, je crois que nous devons mettre cette représentation en balance avec une juste attention aux discontinuités. Quand nous le faisons, une chose au moins devient claire : le concile a voulu que quelque chose advienne. »
Le second ouvrage est celui d’un philosophe italien, Paolo Pasqua-lucci ((Paolo Pasqualucci, GiovanniXXIIIe il Concilio Ecumenico Vaticano II. Analisi critica della lettera, dei fondamenti, dell’influenza e delle conseguenze della Gaudet Mater Ecclesia, Allocuzione di a‑pertura del Concilio, di S.S. Giovanni XXIII, Collana « Contemplata aliis tradere » n. 12, Supplement à La Tradizione Cattolica, Anno XVIII n. 3 (65), 2007, Editrice Ichthys, Albano Laziale — Rome, 2008, 416 p.)) . Il a comme particularité de centrer sa réflexion sur le discours d’ouverture du concile par le pape Jean XXIII. Par une analyse détaillée de cette allocution, il invite à considérer que le concile a été fidèle à l’intention que Jean XXIII a voulue et qu’il a exprimée en cette allocution. Or, ce discours s’écarte, en quatre points, de ce qu’a été l’intention des autres conciles œcuméniques de l’Eglise. L’histoire des conciles montre en effet que leur intention s’est organisée autour de quatre buts : « Lutte contre les erreurs, défense de la foi, concorde entre les chrétiens, réforme des mœurs » (p. 4) ((Ici, comme ailleurs, traduction par nos soins.)) . Au concile de Trente comme à celui de Vatican I, un décret d’ouverture, approuvé à l’unanimité par acclamation, l’exprima. Qu’en est-il du dernier concile ? L’allocution de Jean XXIII, pour sa part, apparaît pleine de « nouveautés » ; son caractère est « singulier, atypique » ; l’intention est « “viciée” et en définitive “suicidaire”, pour l’Eglise » (p. 5). L’ensemble du livre est une explicita-tion et une justification de ce jugement sans appel : il y a eu rupture à Vatican II. L’intention voulue pour Vatican II se résume en un mot : aggiornamento. Quelles en sont les dimensions qui suscitent perplexité à tout le moins selon Paolo Pasqualucci ? 1) Que « l’antique doctrine » doive être « étudiée et exposée selon les formes de recherche et d’expression de la pensée contemporaine » (p. 6) ((Nous reprenons ici les citations de l’allocution telles qu’elles viennent dans le texte de l’auteur, qui n’ignore pas qu’il existe des versions sensiblement différentes de ce discours.)) ; 2) qu’il soit possible, pour ce faire, de distinguer contenu et forme de la doctrine, et que cela doive être spécialement pris en compte dans le cadre d’un « magistère à caractère avant tout pastoral » (p. 7) ; 3) qu’il ne soit plus nécessaire de condamner les erreurs, la vérité s’imposant par sa seule force ; 4) que le but ultime et essentiel du concile soit, en fait, l’unité du genre humain, sans que la conversion soit mentionnée.
On l’aura compris : la divergence finale est extrême entre le jésuite qui entend rappeler et promouvoir la discontinuité du concile Vatican II et le philosophe qui s’en désole et la condamne, puisqu’elle est, selon lui, plus que discontinuité, qu’elle est bel et bien une rupture. Il est alors intéressant de noter qu’il existe des convergences nombreuses entre les deux analyses.Le premier de ces points de rencontre est que l’un comme l’autre, après une présentation d’ensemble de leur sujet, commencent pour ainsi dire leur ouvrage par un chapitre sur le XIXe siècle. La perspective de John O’Malley est principalement historique et, symptomatique-ment, il fait durer le « long XIXe siècle » — c’est le titre du chapitre 2 — de 1789 à la mort de Pie XII en 1958. Le libéralisme politique, à travers les révolutions française et italienne, est mis en évidence dans son opposition à l’Eglise, ou plutôt dans l’opposition de l’Eglise à son endroit. Puis sont venus le modernisme et la nouvelle théologie, tous deux condamnés. Pour la seconde, O’Malley fait l’hypothèse — sans la justifier — que la condamnation qu’en fit Pie XII dans Humani Generis, comme le durcissement sur ce point durant la dernière partie de son pontificat, ne furent pas le fait direct du pape, tellement cela apparaît en contraste avec les amorces d’aggiornamento que furent, selon lui, les encycliques Mystici Corporis et Mediator Dei, pour la première sur l’Eglise, pour la seconde sur la liturgie. De son côté, Pasqualucci reprend de manière synthétique ce qu’il appelle « les notes spéculatives essentielles du modernisme » — titre de son premier chapitre — : agnosticisme, fidéisme, conception de la vérité comme intuition. Fait intéressant, comme O’Malley, il élargit la période historique et la fait courir jusqu’à Pie XII inclus. Pour l’un comme pour l’autre, la discontinuité est trop claire entre ce long XIXe siècle et le concile Vatican II pour qu’on puisse la nier ou se dispenser d’en rendre compte. Un élément factuel est noté par les deux : ceux qui furent sous le coup de sanctions pour leur appartenance à l’école multiforme appelée « nouvelle théologie », devinrent, comme experts notamment — et experts, pour une partie d’entre eux, nommés par Jean XXIII -, des acteurs et surtout des
références lors du concile (de Lubac, Congar, Rahner, Murray). Tous deux écrivent encore qu’il est difficile d’accorder certains textes magisté-riels des papes de ce long siècle précédant Vatican II avec des documents du concile.
Cependant, pour O’Malley comme pour Pasqualucci, ce n’est pas tant une série de faits de cet ordre qui engendre cette discontinuité. Elle est d’un autre ordre. On peut la qualifier d’esprit du concile ; toutefois, tous deux précisent que cet esprit, loin d’être une extrapolation à partir des documents conciliaires, peut être mis en évidence par une analyse des textes eux-mêmes. Ainsi O’Malley déclare-t-il dans son article : « C’est en examinant “la lettre” de cette manière que nous sommes capables de parvenir à “l’esprit” ». Quelle est cette manière ? Il s’agit de prêter attention au genre littéraire et au vocabulaire ; alors, se dessine « un message remarquablement cohérent qui transcende les particularités des documents ». Selon le jésuite américain, le concile Vatican II est « un concile différent de tous ceux qui l’ont précédé » essentiellement en raison de sa forme pastorale, forme qui se montre pour elle-même dans le genre littéraire qui l’exprime. Tous les conciles précédents ont adopté un genre littéraire « législatif et juridique ». Le modèle fut d’abord le sénat romain, puis la forme s’est perpétuée dans tous les conciles, comme dans l’enseignement papal de ce long XIXe siècle déjà mentionné. Sur ce point, ce dernier est représentatif de toute l’histoire conciliaire. Le langage est celui du combat, de la puissance, de l’enseignement, symbolisé par la formule-type du canon : « Celui qui (suit une opinion condamnable)… qu’il soit anathème » ((Contre la tendance passablement historiciste de John O’Malley, on peut noter que la formule d’anathème se trouve telle quelle dans l’épître de saint Paul aux Galates.)) . Les Pères conciliaires de Vatican II ont rompu radicalement avec ce modèle. En eurent-ils conscience ? En partie, si l’on prend en compte la période initiale de la première session qui vit le rejet des schémas préparatoires : en effet, le motif invoqué à plusieurs reprises fut que les textes n’étaient pas assez pastoraux, trop juridiques et ne puisaient pas assez chez les Pères de l’Eglise. Un style nouveau se mit en place, et il fut acquis dès le début de la deuxième session, les tenants du style canonique ayant capitulé sur ce point. Le style était nouveau pour un concile, car, outre sa source antique et patristique, il fit une courte réapparition dans l’homilétique de la Renaissance italienne, ce que l’on ne peut qualifier de discours magistériel ((Le père O’Malley est avant tout un historien du XVIe siècle.)) : il s’agit du panégyrique ou, plus techniquement, de l’épidéictique.
Sa caractéristique est de « peindre un portrait idéalisé afin de susciter l’admiration et l’appropriation » ; il est « une rhétorique de louange et de congratulation […], de l’invitation », « un art de la persuasion et par là de la réconciliation » ; « Il crée ou manifeste à ceux à qui il s’adresse ce fait que tous partagent (ou devraient partager) les mêmes idéaux et ont besoin de travailler ensemble pour y parvenir. » Et l’auteur de citer la première phrase de la constitution Gaudium et Spes comme particulièrement représentative de ce qui vient d’être avancé. Un vocabulaire, nouveau lui aussi pour un concile, se joint au genre littéraire : on y note d’abord l’absence des champs sémantiques du combat, de la condamnation, de la supériorité ; sont plutôt présents les « mots horizontaux » de la fraternité ou de l’amitié, de la coopération, du dialogue, etc. Ce genre littéraire, comme le vocabulaire qui lui est associé, conduisent à donner à la notion de progrès, de développement, de changement — en définitive d’aggiornamento — un sens spécifique : il indique « une approche des sujets et des problèmes plus historique et ainsi plus relative ((On n’ose pas traduire relativiste…)) et openended ((Nous renonçons à traduire cette expression du texte original ; elle signifie que les éléments du passé et du présent — tant les faits que les raisonnements — n’imposent (ou n’induisent) pas pour le futur une solution. Selon que l’on choisira « induire » ou « imposer », l’indécision sera plus ou moins grande, ce qui signifie par contrecoup que le passé et le présent sont eux-mêmes moins ou plus sûrs et contraignants.)) . Cela implique un changement inévitable dans le futur, et suggère que le concile lui-même doit être interprété d’une manière openended. Le concile ne peut être interprété et appliqué selon la formule “jusqu’ici mais pas plus loin”. Il n’est pas une “définition”. »
L’allocution d’ouverture du concile par Jean XXIII a‑t-elle inauguré ce style du concile, de la lettre duquel se dégage un esprit cohérent ? Le père O’Malley donne un avis circonspect : dans son article, il écrit que Jean XXIII devait entendre le mot aggiornamento dans un sens plus classique, plus commun et restreint ; toutefois, il note dans son livre que les pères du concile s’en sont revendiqués (p. 96). De manière plus significative, il écrit ceci quant au caractère pastoral voulu par le pape en son discours d’ouverture : « Il présenta la question cruciale du style de discours du concile, et il en indiqua la spécificité quand il déclara que, alors que les enseignements fondamentaux de l’Eglise devaient toujours rester les mêmes, la manière dont ils étaient présentés pouvait changer. Pour ce faire, le style se devait d’être “essentiellement pastoral” parce que l’Eglise, à travers le concile, “désire se montrer elle-même comme la mère aimante de tous, bienveillante et patiente, pleine de miséricorde et
de bonté envers les enfants qui se sont séparés d’elle”. L’Eglise doit ainsi devenir servante, être le catalyseur et la matrice de l’unité du genre humain. » (p. 95)
Cette longue citation est une transition à nulle autre pareille vers la thèse de Paolo Pasqualucci. Rappelons que le propos du livre est l’analyse de cette allocution d’ouverture du concile Vatican II. La dernière citation du père O’Malley reprend trois des quatre points, déjà signalés, en raison desquels Paolo Pasqualucci conclut à une rupture par le concile Vatican II. La réfutation des deux premiers points passe par le rappel de textes magistériels qui ont condamné une telle méthode. Le prédécesseur immédiat de Jean XXIII, Pie XII, ne mettait-il pas en garde, dans l’encyclique Humani Generis, contre l’imprudence et l’erreur qu’il y a à présenter les dogmes selon les catégories de la philosophie moderne, dans l’illusion d’être mieux entendu des contemporains ? et pour quel motif ? parce que ces pensées « non seulement conduisent au “relativisme” dogmatique mais, de fait, le contiennent déjà » (cité p. 130). En effet, quelles que soient les différences entre elles, ces pensées ont en commun d’être agnostiques, d’avoir une conception évolutive (historique, subjective) de la vérité qui ne résulte plus de la concordance de l’intellect avec la chose considérée. De plus, elles prétendent à une extension indue de leur champ d’action en refusant que certaines vérités relèvent de la révélation et de la foi, et non des modes ordinaires d’exercice de la raison, ce que, rappelle notre philosophe italien, Pie IX avait condamné. Le repli et la fixité sont-ils alors le seul chemin praticable ? Certainement pas et, par exemple, Léon XIII affirmait que l’Eglise avait fait et ferait tout ce qui serait nécessaire, si le salut des âmes le requérait, en termes d’adaptation aux coutumes des peuples. Et Paolo Pasqualucci de commenter : « Il se limitait à rappeler que, dans l’application de la doctrine immuable à la disciplina vivendi, l’Eglise n’a jamais eu pour idée de faire tabula rasa mais a toujours cherché à respecter les mores et rationes des peuples, quand ils ne contredisaient pas le “droit divin”, c’est-à-dire la vérité révélée. L’aggiornamento roncallien voulait en revanche adapter l’étude et l’exposition de la doctrine à une pensée qui lui est non seulement étrangère mais en réalité hostile. » (p. 140) Bien qu’ils concluent différemment, nos deux auteurs sont d’accord sur ce fait que l’appel de Jean XXIII à exposer la doctrine selon les formes de la pensée contemporaine n’était pas neutre : nous venons de citer ce que Paolo Pasqualucci en déclare ; voici l’opinion de John O’Malley : « [Le mot] aggiornamento rendait claire l’idée que le catholicisme pouvait s’adapter même au “monde moderne”, pas simplement en utilisant les inventions modernes comme la radio mais en s’appropriant quelques-unes de ses dimensions culturelles et de ses valeurs. Cela était un écart par rapport à l’intégralisme qui avait marqué la pensée catholique depuis le commencement du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, et qui voyait tout apport des Lumières et de la Révolution française comme incompatible avec l’Eglise. Voilà qui était un signe de la fin de ce long XIXe siècle. » (What Happen…, pp. 38–39)Le troisième des quatre points litigieux avancés par Pasqualucci nous semble assez proche de ce que O’Malley déclare du genre panégyrique, rhétorique de l’invitation se refusant à toute condamnation. Quelle réfutation en fait Pasqualucci ? Il note d’abord que pour Pie IX, dans la lettre Gravissimas inter du 11 décembre 1862, puis le Concile Vatican I, l’Eglise n’a pas seulement le droit de condamner, elle en a le devoir. Ainsi la constitution De fide catholica du concile Vatican I déclare-t-elle, en son chapitre 4 : « L’Eglise, en outre, qui, avec la charge apostolique d’enseigner, a reçu le mandat de garder le dépôt de la foi, a aussi de par Dieu le droit et le devoir de proscrire la fausse science, afin que personne ne soit trompé par la philosophie et les fausses apparences. » (cité p. 160) Reprenant la démonstration de Romano Amerio dans Iota unum, l’auteur, quelques pages auparavant, s’était de plus appuyé, non sur l’argument d’autorité, mais sur une démonstration rationnelle : Jean XXIII confond l’erreur et celui qui la commet ; si la miséricorde est proposée à celui qui erre, la question de la vérité est une question d’un ordre différent, logique. De plus, Jean XXIII oublie que « la condamnation de l’erreur a toujours été conçue en soi comme une œuvre de miséricorde envers celui qui erre puisqu’elle contribue à son repentir, sans oublier qu’elle sauvegarde la foi du troupeau » (p. 154). Là encore, nos deux auteurs se rejoignent, car O’Malley, dans son article, accorde que la forme canonique des conciles antérieurs à Vatican II doit être lue aussi selon « une herméneutique de la compassion » : nous « devons reconnaître que, même dans l’Eglise, le contrôle et la condamnation sont parfois le seul moyen pratique d’action si l’on veut changer les opinions. [… ] Bien que les canons s’intéressent d’abord à l’extérieur, on doit présumer qu’étant inspirés par les principes chrétiens, ils ne sont pas sans relation avec la conversion intérieure. »
Sur ce point du refus de condamner, Paolo Pasqualucci avance deux remarques corollaires : en premier lieu, l’optimisme du pape lui faisait envisager une unité doctrinale de l’Eglise qui n’existait pas ou, plus
gravement, couvrait le désaccord entre les schémas préparatoires de la Curie et les positions de certains théologiens dénoncés par ces mêmes schémas, théologiens non seulement protégés par des épiscopats occidentaux, mais encore introduits par eux dans ces commissions préparatoires. De plus — second point -, par son refus de condamner, Jean XXIII ne tombait-il pas en pratique dans l’américanisme qui propose d’abandonner des parties caduques du dépôt de la foi ou de taire celles qui sont trop difficiles pour les contemporains ? Une sorte de rhétorique de la réconciliation, qui promeut « ce que tous ont en commun plutôt que ce qui pourrait les diviser » (O’Malley, Did anything…).
L’ouvrage du professeur Pasqualucci accorde la plus grande part à la réfutation du quatrième point problématique : la mise en avant de la tâche d’œuvrer pour l’unité du genre humain, à un point tel qu’elle paraît devenir la fin ultime du concile et, peut-être, du christianisme. Sont alors oubliées, en amont, la nécessité du baptême et, en aval, la fin ultime : la vie éternelle au paradis. La démonstration commence par mettre en évidence qu’effectivement le discours de Jean XXIII oublie ces deux dimensions, puis que cet oubli, s’il est replacé dans un contexte idéologique plus large, est en définitive, non une négation du baptême et de la vie éternelle, mais pour le premier une relativisation de sa nécessité et pour la seconde une réduction à presque rien de sa différence d’avec toute réalité créée, puisque la conception de l’unité du genre humain visée ici en reprendrait les caractéristiques principales. Avouons-le tout de suite : nous avons peine à donner notre accord à tous les arguments développés. Suivons rapidement la démonstration : au premier abord, écrit Paolo Pasqualucci, l’intention du pape paraît traditionnelle : l’unité dans le Christ par l’acceptation de l’entière vérité révélée. Toutefois, la rédemption qui y est affirmée reçoit une formulation ambiguë : elle apparaît exclusivement objective (la mort salvifique du Christ), la dimension subjective (la réception par la personne des mérites infinis de cette mort) devenant comme inutile. La phrase de Jean XXIII visée est celle-ci : « C’est un motif de douleur que de considérer que la plus grande partie du genre humain — alors que tous les hommes qui naissent sont sauvés dans le sang du Christ — ne participe pas encore à la source de la grâce divine qui se trouve dans l’Eglise catholique. » (cité p. 206) On remarque en effet une contradiction entre le cours principal de la phrase (qui semble poser la nécessité d’entrer dans l’Eglise) et l’incise (où la seule condition pour être sauvé est de naître). Pour l’auteur, cette incise ne peut exprimer simplement, bien que maladroitement, la volonté universelle du Salut, qui est de foi ; mais elle tend à affirmer que cette volonté universelle est une réalité universelle. Dès lors, comment tenir les deux ? Cela ne se peut, poursuit l’auteur, que si l’on rabat le surnaturel sur la nature : d’abord par une vision de l’homme et de sa dignité qui aurait une vraie consistance en elle-même (ce que Pie X avait condamné dans les positions du Sillon) ((L’influence du père de Lubac et de son livre Surnaturel est ici notée. Il convient de préciser qu’il s’agit plus spécifiquement de la dignité de l’homme au regard de sa fin, et non pas, par exemple, de cette dignité en ses implications bioéthiques de respect de l’existence.)) ; ensuite, en posant l’unité du genre humain sur cette terre, non comme la fin ultime qui reste le paradis, mais comme une condition obligée et naturelle de cette fin ultime. L’ouvrage développe alors assez longuement (et cela en devient presque la thèse centrale) le millénarisme de Jean XXIII et de Vatican II. Par millénarisme, dans le présent ouvrage, il nous faut entendre moins une doctrine précise, qu’une accointance avec des pensées aussi diverses que celles de Joachim de Flore, du moderniste italien Buonaiuti ((Il fut en partie le condisciple du séminariste Roncalli. Pasqualucci comme O’Malley notent au passage des points de rencontre historiques entre le futur Jean XXIII et le modernisme : fréquentations, suspicion sur un devoir donnant lieu à une enquête. Mais cela est trop rapide pour qu’on puisse en tirer argument, ce que ne font réellement d’ailleurs ni l’un ni l’autre.)) ou de la théosophie, des utopies séculières ou du New Age. « Les ressemblances avec une telle position dans l’Allocution nous semblent assez évidentes. L’on dira qu’elles ne sont qu’extérieures. Quand bien même il en irait ainsi, le fait reste que l’optimisme exaltant l’avènement désormais proche d’un Nouvel Age de “progrès magnifique” de l’homme en tant qu’homme, apparaît connaturel à la manière de s’exprimer de Jean XXIII. » (p. 403) L’Eglise est alors simplement signe de ce qui existe déjà ou advient indépendamment d’elle. Jean XXIII n’énonce pas une telle thèse, mais, selon Pasqualucci, ses propos, fortement relayés durant le concile, sont la base de cette dérive immanentiste bien connue. Cette démonstration, nous l’avons indiqué, passe par la mise en évidence d’une conception erronée de la dignité humaine qui aurait une consistance en elle-même et ne nécessiterait pas son assomption dans celle de fils de Dieu que procure le baptême. Dans son interprétation d’un passage de l’allocution, l’auteur entend montrer une telle erreur, car il y manquerait la mention de la conversion. Mais, en une seule phrase, le pape emploie les expressions suivantes : « Elevant les hommes à la dignité des fils de Dieu [… ] ouvre la fontaine de sa doctrine vivifiante […] les hommes illuminés par la lumière du Christ » (cité p. 186).
S’il est vrai que ce qui paraît visé dans l’ensemble du passage est la connaissance de soi et une vie plus humaine, sans mention de la fin surnaturelle de l’homme, il nous faut quand même faire remarquer que les trois expressions relevées s’entendent ordinairement de la conversion et plus spécifiquement du baptême. Ici, comme en quelques autres endroits, on regrette une tendance à vouloir trop prouver… En certains cas, l’auteur admet qu’il tire de l’allocution, ou d’un texte connexe, une thèse implicite, qu’il formalise ce qui peut être simplement une ressemblance. Mais les choses étant ce qu’elles sont, le lecteur peine à se rappeler, plusieurs pages plus loin, ces restrictions ; il lui reste alors l’impression d’une affirmation claire. Clarté apparente qui gênera aussi le lecteur un peu au fait de l’histoire du millénarisme : il est en effet problématique de mettre sous le même concept de millénarisme des pensées aussi diverses que celles mentionnées plus haut, auxquelles l’auteur ajoute encore saint Irénée. On a même l’impression qu’est établie une certaine généalogie plus ou moins souterraine des plus anciennes aux plus récentes. Plus grave nous semble-t-il, puisque cela touche au dogme, il n’est pas juste de considérer que saint Irénée est hérétique sur ce point : certes saint Augustin l’a contredit, et saint Thomas d’Aquin l’a suivi ; pour autant, on ne trouvera pas de condamnation du Magistère, et l’argumentation du Père de l’Eglise et du Docteur angélique ne peuvent en faire office. En conséquence, s’il s’avérait que l’on montre que Jean XXIII était dans la ligne de saint Irénée, cela n’en ferait ni un hérétique ni un gnostique. Car, autre faiblesse à notre avis, il y a une association trop immédiate entre millénarisme et gnosticisme en certaines pages. Là encore, la clarté affichée de certaines conclusions se devrait d’être à tout le moins tamisée. Peut-être Paolo Pasqualucci aurait-il pu suivre la critique d’amphibologie (proposition à double sens) qu’Amerio avançait à l’encontre de certains textes conciliaires. La phrase de Jean XXIII relevée par Pasqualucci et que nous avons citée, où l’incise semble affirmer une réalité universelle du salut, en est un exemple typique.
Ne peut-on faire l’hypothèse que le style panégyrique, notamment s’il est énoncé par un tempérament optimiste — ou dans un climat trop facilement optimiste -, est un terrain propice pour tomber dans une telle amphibologie, elle-même source probable d’erreurs ? Surtout si la peinture idéalisée tendant à la réconciliation se donne pour toute proche, à portée de main. A nouveau, une jonction entre le père O’Malley et le professeur Pasqualucci se ferait. Elle pallierait ce qui nous paraît
tant une faiblesse argumentative qu’une exagération dans les propos du second ; comme elle poserait au premier des questions qu’il ne (se) pose pas : le style de Vatican II peut-il être un vrai style conciliaire, magistériel ? La discontinuité paraissant si importante, de quel ordre est la continuité mentionnée ?
Quoi qu’il en soit de la réponse à ces questions, l’analyse parallèle des deux ouvrages, avec leurs points de convergence, permet d’interroger les herméneutiques trop faciles de la continuité. Mgr Marchetto — dont l’ouvrage a donné lieu à l’intervention du cardinal Ruini mentionnée au commencement — accuse Alberigo, l’école de Bologne, ainsi que d’autres auteurs, d’a priori idéologique, parce qu’ils postulent une rupture avec Vatican II ; par exemple, à propos d’un ouvrage collectif : « Cette histoire continue à être marquée par un élément que nous qualifions d’idéologique en son principe [… ] Dans cette ligne d’interprétation subjective et sans fondement, apparaît l’idée, sous-jacente à l’herméneutique conciliaire dont cet ouvrage est un exemple très clair, que le grand Concile doit être vu comme “événement”, mais selon une perspective historique de nouveauté, de rupture avec le passé, et non de continuité et de respect de la Tradition, jusque dans son juste aggiornamento… » ((Mgr Agostino Marchetto, Il Concilio Ecumenico Vaticano II. Contrappunto per la sua storia, Li-breria Editrice Vaticana, 2005, p. 5–407, 35 €. Citation de la p. 136 in : Brunero Gherardini, « Il Concilio Ecumenico Vaticano II. Contrappunto per la sua storia », Divinitas, Anno XLIX, n. 1, 2006, Cité du Vatican, pp. 87–92 (ici p. 90).)) Ne pourrait-on retourner, comme en un miroir, le reproche d’idéologie ? Disons-le autrement, à la manière quelque peu brutale et ironique de John O’Malley : « Si rien n’a changé [à Vatican II], alors il ne s’est rien passé », ce à quoi le simple bon sens répugne.