L’espace liturgique retourné
[une version plus courte de cet entretien a été publié dans le numéro 104 – été 2009 – de la revue. Les propos recueillis par le P. Jean-Paul Maisonneuve]
CATHOLICA – En matière religieuse, on s’attend à ce que le géographe observe la place des édifices du culte dans l’espace territorial d’une ville ou d’un pays. Il est plus inattendu de le voir s’intéresser à l’aménagement intérieur du lieu de culte, ce qui surprendrait moins de la part d’un architecte. Pouvez-vous expliquer votre choix et le justifier du point de vue de la méthode propre à votre discipline ?
Marc Levatois – La géographie, pour ce qui est de la France, notamment, a trouvé sa place à l’université à la fin du XIXe siècle, dans une ambiance rationaliste et naturaliste peu propice à la prise en compte du fait religieux. Il a fallu attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour voir publier un livre tout entier consacré à l’étude géographique du fait religieux, sous la plume de Pierre Deffontaines, et encore avec la revendication de « réduire le point de vue religieux à ses seuls éléments visibles et physionomiques, laissant délibérément de côté le domaine majeur de la vie intérieure » ((. P. Deffontaines, Géographie et religions, Gallimard, 1948, p. 10.)) . C’est plus tard, dans un développement de l’approche culturelle au sein de la géographie humaine, pour lequel l’impulsion de Paul Claval a été décisive ((. Paul Claval, Religion et idéologie, Perspectives géographiques, PUPS, 2008.)) , que le phénomène religieux a pu être étudié non seulement dans ses manifestations paysagères mais encore par son rôle structurant dans la perception et l’organisation de l’espace. Dans ce cas, on parle plus volontiers de « géographie religieuse » que de « géographie des religions » ((. Jean-Bernard Racine, Olivier Walther, « Géographie et religions : une approche territoriale du religieux et du sacré », L’information géographique, n° 3, 2003, p. 193–221. )) . L’inspiration est ici en grande partie venue, comme le montre la vision synthétique de Paul Claval elle-même, des Américains, notamment de Yi-Fu Tuan pour la compréhension symbolique du positionnement corporel ((. Yi-Fu Tuan, Topophilia, A study of environmental perception, attitudes and values, New-York, Columbia University Press, 1990, 260 p. )) . Il faut aussi faire référence à l’apport un peu plus ancien, dans l’anthropologie culturelle, d’Edward‑T. Hall, dont l’ouvrage le plus connu, La dimension cachée, traduit en français dès le début des années soixante-dix ((. Edward‑T. Hall, La dimension cachée, Seuil, 1971, 253 p. )) , expose l’influence de l’organisation spatiale de l’environnement humain sur les structures de la communication mais aussi son rôle possible dans un conditionnement culturel ou, plus généralement, dans une éducation. En France, cette dernière interaction avait été soulignée jusqu’à la caricature, avec une assimilation contemporaine et facile entre éducation et répression, par le Michel Foucault de Surveiller et punir ((. Michel Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Gallimard, 1975, 318 p. )) . Il ressort de ces quelques références qu’il n’est pas insensé de chercher à comprendre non seulement la signification de l’organisation spatiale intérieure des églises mais encore le sens propre, également dans ses influences directes ou indirectes sur les mentalités croyantes, du bouleversement majeur et généralisé du retournement des autels, vers le milieu des années soixante. Il est aussi possible d’avancer la légitimité de la géographie à s’engager dans cette interprétation.
Privilégier l’espace intérieur des églises, c’est donc prendre le parti de s’attacher d’abord à la dimension intime des représentations et du culte mais ce n’est pas un repli, un renoncement à constater la sécularisation généralisée de l’ancienne catholicité, visible dans le refus, imposé ou voulu, de la visibilité extérieure du lieu sacré chrétien. La sécularisation de l’environnement culturel et social, en Occident, peut aisément être associée à un mouvement contemporain de désacralisation – quelles qu’en soient les évaluations – comme le montre la grande synthèse d’Alphonse Dupront, appliquée notamment au catholicisme ((Alphonse Dupront, Du sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987, 541 p. et Puissances et latences de la religion catholique, Paris, Gallimard, 1993, 116 p. )) . Il est également possible d’évoquer un rapport d’échelle entre la sécularisation extérieure de l’espace, notamment dans les villes nouvelles, et le mouvement vers un espace liturgique intérieur moins différent de l’espace humain environnant, c’est à dire moins sacré, dans la mesure où le sacré est aussi fondamentalement différence et s’avère plus ou moins irréductible à la rationalisation technicienne, telle qu’elle a été décrite – et dénoncée – par Jacques Ellul dans Les Nouveaux possédés ((Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, Paris, Mille et une nuits, 2003, 348 p. )) . Les deux processus, de sécularisation et d’atténuation de la sacralité visible intérieure et extérieure des églises, sont contemporains ou presque, même si des exceptions existent, notamment pour certaines créations urbaines monumentales, visibles non seulement à Brasília mais encore à Yamoussoukro. Ne faudrait-il pas chercher, en fait, au moins en Europe, plus dans l’attitude des autorités épiscopales que des administrations civiles, l’élément le plus déterminant sur la présence architecturale visible de l’Eglise dans la ville ? Il est alors possible d’opposer le défi du futur Jean-Paul II, archevêque de Cracovie dans les années soixante, pour doter d’une église la ville nouvelle communiste de Nowa Huta, et les fortes réticences initiales de Mgr Herbulot d‘accepter le projet de la cathédrale d’Evry, projet pourtant soutenu par les autorités civiles ((Claire de Galembert, « Cathédrale d’Etat ? Cathédrale catholique ? Cathédrale de la ville d’Evry ? Les équivoques de la cathédrale d’Evry », Archives de sciences sociales des religions, n° 107, juil-sept 1999, p. 115)) . L’évolution des églises nouvellement construite est parallèle aux mutations des anciennes. Si la cathédrale d’Evry, inaugurée par le Pape en 1997, marque le relatif déclin d’un enfouissement volontaire promu depuis le milieu du siècle, il faut aussi concevoir cet enfouissement dans une atmosphère intellectuelle de négation du sacré. Le brûlot du P. Antoine publié dans les célèbres Etudes en 1967, au lendemain de Vatican II, revendiquait à la fois l’abdication du caractère sacré des églises et leur remplacement par des lieux neutres, indifférenciés et festifs, au premier rang desquels il érigeait en modèle le stade ou la salle de meeting ((Pierre Antoine, « L’église est-elle un lieu sacré ? », Etudes, vol. 326, mars 1967, p. 432–447)) .
Catholica — La place accordée aux symboles religieux, et avant tout aux lieux de culte, dans la société traditionnelle et celle qui leur revient dans la société actuelle sont en claire opposition, soit que ces symboles et lieux disparaissent purement et simplement, soit qu’ils s’adaptent à l’enfouissement qui leur est réservé et qui est accepté au nom de certaines théories (alignement des formes architecturales sur le décor urbain) soit encore qu’ils se montrent, mais dénaturés par la recherche d’une esthétique pleine d’ambiguïté, répondant aux requêtes d’un « sacré » totalement immanent. Quant à l’intérieur des églises, des plus vénérables aux plus récentes, une rupture est intervenue massivement depuis quarante ans, qui constitue l’objet principal de votre livre, donnée comme le signe immédiatement visible d’un vaste changement de perspective : le retournement des autels, ou plus exactement leur doublement (l’autel d’avant, celui d’après, dos à dos).
Pensez-vous que l’on puisse suggérer un parallélisme avec l’opposition précédente, et jusqu’à quel point ? Et si cela est possible, en quoi et de quelle manière l’immédiate visibilité du « retournement » et le caractère insolite du dédoublement peuvent-ils être perçus par des observateurs pas nécessairement au fait des réalités du culte chrétien et de l’histoire catholique récente ?
Il y a bien un parallélisme certain entre l’évolution de l’architecture extérieure des églises et celle de leur organisation spatiale intérieure. D’une façon générale, le monument sacré est habituellement ce qui donne son identité religieuse à l’espace environnant, lui-même profane (car tout ne peut être sacré) mais traditionnellement dans une situation de dépendance à l’égard du sacré. Ces signes sont l’église, l’oratoire ou la croix des chemins pour la ville ou la campagne, auxquels répondent le crucifix ou l’icône pour l’espace domestique. Avec leur dimension dynamique, les processions ont aussi cette vocation d’affirmation identitaire, particulièrement celle de la Fête-Dieu, ce que montrent a contrario d’une façon convergente, en France, l’hostilité des municipalités anticléricales à l’encontre du « culte public », à la fin du XIXe siècle ((. Jacqueline Lalouette, L’Etat et les cultes (1789–1905), La découverte, 2005, 124 p.)) , et l’abandon généralisé des processions, voire des sonneries de cloches, par le clergé de la seconde moitié du XXe, quels que soient devenus les impératifs de la circulation automobile.
La force du rapport entre le dehors et le dedans est évidente dans l’évolution de l’orientation des églises, même bien avant Vatican II, dès l’époque classique. En Europe, encore à la fin du Moyen-Age, l’orientation des églises était une orientation réelle, astronomique, l’autel et l’ensemble du vaisseau architectural étant tournés vers le levant, vers l’orient au sens strict. A la fin du XIIIe siècle, Guillaume Durand dut même trancher, dans le Rational des divins offices, sur une incertitude qui existait entre le levant du solstice et celui de l’équinoxe. C’est l’orient équinoxial qui fut choisi. L’orientation astronomique était alors un principe presque absolu qui s’étendait au monde profane, même jusqu’aux représentations cartographiques, environ jusqu’au XIIIe siècle. Avant que l’usage de la boussole ou compas magnétique n’impose la référence du nord, les cartes étaient orientées vers l’est. Le mouvement de transformation intérieure des églises après le concile de Trente, avec une ouverture nouvelle du chœur, liée à la volonté explicite d’une plus grande visibilité des cérémonies, mise en lumière par Bernard Chédozeau ((. Bernard Chedozeau, Chœur clos, chœur ouvert. De l’église médiévale à l’église tridentine (France XVIIe-XVIIIe siècles), Cerf, 1998.)) , est très exactement contemporain d’un abandon pratique de l’orientation astronomique. Le vieux principe de l’abside au levant est toujours affirmé mais il perd son caractère obligatoire. Les églises nouvelles ou reconstruites sont, surtout en ville, alors alignées sur les façades sur rue, selon le projet urbain, comme le montre la situation parisienne dès les premières décennies du XVIIe siècle. L’orientation est comme intériorisée : l’orientation commune du célébrant et de l’assemblée reste une évidence claire mais déconnectée de sa concordance réelle avec l’orient des points cardinaux. L’église est toujours tournée intérieurement vers le maître-autel mais c’est désormais généralement le retable monumental et non plus la verrière ouverte sur le soleil levant qui manifeste cette orientation. Doit-on traduire cette évolution des âges classiques dans le sens d’une atténuation de la sacralité des églises ? Le point est délicat. Une divergence de fait se manifeste avec l’Orient byzantin, qui conserve l’orientation astronomique et un isolement net du sanctuaire marqué par l’iconostase mais le maître-autel des âges classiques est aussi un trône pour le Saint-Sacrement, avec l’installation visible de la réserve eucharistique en son centre, dans un tabernacle devenu monumental. La sacralité de l’espace liturgique s’affirme alors plus nettement eucharistique, ce qui peut légitimer ici l’usage de l’expression Contre-Réforme, face aux conceptions des Réformés sur la présence réelle.
Pour la seconde moitié du XXe siècle, l’idée d’une atténuation volontaire du caractère sacré de l’espace liturgique peut être avancée avec certitude ; les témoignages le permettent, dans une contestation qui se poursuit au moins jusqu’au milieu des années soixante-dix ((. Philippe Rouillard, « Liturgie », in Catholicisme hier, aujourd’hui, demain, encyclopédie publiée sous la direction du Centre interdisciplinaire des facultés catholiques de Lille, Letouzey et Ané, 1975, col. 891–892.)) . Le parallélisme entre l’intérieur et l’extérieur est alors, bien sûr, toujours évident, avec une évolution ultime de l’orientation vers son abandon total, non seulement pratique mais aussi théorique, alors que la bâtiment lui-même de l’église devient de plus en plus homogène à la réalité architecturale profane qui l’environne, tant à l’intérieur, par son registre décoratif qu’au dehors, par la réduction des volumes extérieurs, la renonciation au clocher ou l’abandon de tout signe distinctif. La concomitance des évolutions monumentales et liturgiques n’est pas ici absolue, dans la mesure où des libertés plus grandes ont sans doute été accordées aux maîtres d’œuvre et au clergé sous les pontificats de Pie XII et Jean XXIII, dans l’organisation des volumes architecturaux, alors que les commissions d’art sacré veillaient encore strictement sur le caractère propre de l’espace de l’action proprement liturgique, le lieu de l’accomplissement du sacrifice eucharistique. On peut ainsi évoquer des édifices annonçant les nouvelles formes architecturales et pourtant construits encore pour la célébration tridentine, à la veille du concile Vatican II. J’ai personnellement été particulièrement frappé par l’opposition entre le caractère révolutionnaire de l’architecture de Le Corbusier et la structure liturgique traditionnelle de la chapelle de Ronchamp qu’il a construite, sous le contrôle actif de la commission diocésaine d’art sacré. Dans les premières années de Ronchamp, la célébration était strictement orientée, l’oratoire extérieur étant seul conçu pour la messe face au peuple à l’occasion des grands pèlerinages estivaux. Depuis, le tabernacle dessiné par Le Corbusier a été désolidarisé de l’autel et installé à proximité, selon les recommandations d’Inter Oecumenici, pour permettre le retournement de la célébration au maître-autel. Il y a ainsi une certaine déconnexion entre le registre esthétique ou décoratif des église modernes à la veille de Vatican II et la permanence, toute proportion gardée, des règles d’organisation spatiales héritées de la pratique classique. Peut-on parler d’exception pour la basilique souterraine St-Pie X de Lourdes, inaugurée dans les derniers mois du pontificat de Pie XII, dont la forme d’ellipse, déconcertante et sans orientation réelle, peut être aussi liée à son accessibilité par les voitures des handicapés. On peut même se demander en quelle mesure la remise en cause de l’orientation commune est réellement envisagée au moment où débute le concile Vatican II. Il faut, en effet, rappeler que la constitution sur la liturgie est la première de celles qui ont été votées et qu’elle correspond au schéma de la commission préparatoire au concile ((. Pierre-Marie Gy, « Situation historique de la constitution » in Jean-Pierre Jossua et Yves Congar (dir.), La liturgie après Vatican II, Bilan, études prospectives, Cerf, 1967, p. 122.)) . Cette constitution, Sacrosanctum concilium, aborde le thème du sacré dans le cadre de l’art, définissant l’art sacré comme « sommet de l’art » ((. Constitution Sacrosanctum concilium, n° 122.)) mais sans associer ce concept à l’espace. De plus, il n’est nullement question de la structure architecturale des églises, au-delà du registre décoratif, dans un texte où se lit le souvenir d’un débat récent sur le renouvellement de l’art sacré ((. Sabine de Lavergne, Art sacré et modernité, Les grandes années de la revue « L’art sacré », Namur, Culture et vérité, 1992.
)) , débat dans lequel le Claudel de « La messe à l’envers » avait fait le choix des « modernes ». On peut penser que si une transformation de telle ampleur, devant toucher presque toutes les églises de la catholicité, avait été envisagée au moment des débats conciliaires, elle aurait fait l’objet au moins d’une mention dans la constitution sur la liturgie. Le caractère massif du retournement des autels demeure étonnant, que ne parviennent totalement à expliquer ni les recommandations affirmées d’Inter Œcumenici, en 1964, ni l’exemple télévisé des célébrations pontificales de Paul VI, à partir de 1965.
On peut, il est vrai, dans la plupart des cas, parler de dédoublement plus que de retournement des autels, l’autel ancien ayant été le plus souvent conservé, mais il faut voir ici un aménagement de la norme qui suppose l’unicité du maître-autel de l’église. A Gênes, le cardinal Siri avait mis en avant cette norme pour atténuer le mouvement de retournement de la célébration dans son diocèse, au lendemain du concile. En général, comme pour garder sauve l’unicité de l’autel, l’ancien maître-autel est déchu de son statut d’autel, dépouillé souvent de ses chandeliers, voire de sa nappe, même quand son tabernacle renferme encore la réserve eucharistique. Ce dédoublement, en effet, place les autels et les deux façons de célébrer matériellement dos à dos, ce qui est d’autant plus visible que le chœur de l’église est petit. Pour gagner de la place, dans certaines églises, le maître-autel a été amputé de sa table, réduit au retable. Ce fut le cas, cette année, dans la cathédrale-basilique de Saint-Denis où l’ancien autel est devenu estrade pour le trône épiscopal, curieusement dominé, désormais, par la croix et les six chandeliers monumentaux. Le dispositif spatial nouveau montre clairement, en effet, une réorientation de la liturgie à la fois vers l’assemblée et vers la célébration de la parole, ce qui a été mis en avant au moment de la réforme liturgique, selon le parallélisme, depuis classique, entre la liturgie de la parole et celle de l’eucharistie proprement dite. De la même façon, l’adoption rapide de la langue courante pour la célébration est liée à son retournement, qui souligne le caractère dialogué de la messe, d’autant plus renforcé que, depuis 1969, le célébrant fait varier les formules. Dans certains cas, quand c’était possible, le nouvel autel a été avancé vers l’assemblée, qui peut alors parfois l’entourer, surtout dans certains oratoires de semaine, adaptés à de petits effectifs ou lors de certaines célébrations du Jeudi saint. Il n’y a plus du tout, dans ce cas, d’orientation, de direction, mais un centre. Cette avancée ultime de l’autel a pu également permettre de conjurer partiellement la vacuité de l’abside quand l’ancien autel a été déchu ou détruit. Elle atténue aussi, en empiétant sur la nef, le vide créé par la diminution numérique de l’assistance dans les terres déchristianisées. La signification de cette disposition « avancée » peut-elle être interprétée dans le sens de la promesse évangélique : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux » (Mt 18, 20) ? Toutefois, la présence eucharistique, promise elle aussi, a‑t-elle pour fonction d’objectiver cette autre présence, liée à l’assemblée priante ? N’est-elle pas tout autre ? La réponse, sans doute claire, appartient ici plus aux théologiens qu’aux géographes. L’orientation de la célébration eucharistique ne permet-elle pas, de son côté, à la fois l’accueil et l’attente ? le mouvement et la marche de l’Eglise ? C’est le sens que lui donne le futur Benoît XVI dans l’Esprit de la liturgie ((. Joseph Ratzinger, L’esprit de la liturgie, Ad Solem, Genève, 2001, p. 68.)) .
La « messe à l’envers », corrélative du retournement-dédoublement des autels, implique une série de transformations dans la compréhension de l’action liturgique, qu’une analyse en termes de gestion de l’espace doit permettre de mieux saisir. On peut essayer de comprendre le poids symbolique des deux géométries différentes impliquées par ce changement fondamental : dans la disposition antérieure, une hiérarchisation peuple, ministre du Christ (médiateur dans les deux sens), Trinité est parfaitement perçue ; dans la nouvelle disposition : une assemblée célébrante sous la présidence d’un prêtre qui l’anime laisse voir (ou cherche à faire voir) une place très grande accordée aux textes sacrés, et met au pinacle l’actualité – ambiguë – de la communauté réunie autour d’une table de partage symbolique. Il ne va pas de soi que cette animation ait un sens purement immanentiste (autocélébration du groupe), bien que ce soit souvent la déviation produite, mais la topologie introduite induit pour le moins une focalisation sur le groupe et sa « communion ».
La transformation spatiale du chœur des églises, depuis les années soixante, est complexe, dans la mesure où elle fait effectivement succéder à une structure hiérarchisée, dominée par l’autel où trônent la croix et le tabernacle, une structure polycentrique, toujours revendiquée comme telle ((. Bernard-Dominique Marliangeas, « Quand Vatican II s’incarne dans l’espace liturgique »,in Chantiers du Cardinal, n. 182, juin 2008, pp. 4–7. )) . Une importance équivalente est tout d’abord conférée à l’autel et au pupitre des lectures, en lien direct avec la valorisation de la liturgie de la parole. A ces deux pôles, s’ajoute le siège de la présidence du célébrant, qui remplace la simple banquette d’autrefois qui, hors du rite pontifical, devait s’effacer devant la majesté de l’autel. La célébration face au peuple a aussi déplacé, de fait, le tabernacle, qui constitue un quatrième pôle dans le chœur, quand il n’a pas été installé dans un oratoire annexe où lui est rendu un culte désormais seulement privé. Pour la même raison pratique de visibilité du célébrant, la croix peut elle-même créer un autre point majeur à côté de l’autel, parfois associée à une icône ou une statue, autre point focal, surtout dans les églises de pèlerinages. A un niveau moindre mais renforçant le polycentrisme, doivent être aussi mentionnés le pupitre du laïc animateur de chants, parfois le cierge pascal installé à demeure, ainsi que la dispersion des chandeliers et vases de fleurs, autrefois réunis sur l’autel. A cette longue liste, il faudrait aussi ajouter le cas des églises où la vasque des baptêmes, désormais presque toujours célébrés dans le chœur, est installée elle aussi à demeure. Ce polycentrisme a été certes voulu par les promoteurs d’Inter Œcumenici, en 1964 ((. Cf. « L’instruction Inter oecumenici du 26 septembre 1964 », texte et commentaire de P. Jounel », in La Maison Dieu, n. 80, 1964, pp. 7–125.)) , mais il a été notablement accentué depuis. Il est sans doute, à mon avis, une des raisons de l’appel récent à des architectes ou des artistes de renom pour les réaménagements liturgiques, dans la mesure où les pasteurs sont confrontés à la délicate nécessité de trouver un lien qui refasse l’unité entre ces multiples pôles. Le polycentrisme étant un principe accepté, il faut chercher ce lien, hors du symbolisme liturgique classique, du côté des matériaux, des effets de perspectives, des jeux de lumière, etc. Cela donne un résultat généralement soumis à une interprétation complexe, parfois même compliquée.
Les dispositions spatiales liturgiques envisagées par le cardinal Ratzinger avant l’élection de 2005 et partiellement mise en œuvre ensuite dans les célébrations pontificales depuis, visent à atténuer le polycentrisme, notamment en restaurant la position éminente de l’autel, soulignée à nouveau par les chandeliers et, au centre, par la croix. L’existence du pôle second que représente le pupitre des lectures n’est, toutefois, pas remise en cause. Ce pôle est même valorisé et, dans L’esprit de la liturgie, c’est son existence qui permet au cardinal Ratzinger de revendiquer un retour à l’orientation commune pour la partie proprement eucharistique de la messe ((. Joseph Ratzinger, L’esprit de la liturgie, op. cit., p. 69. )) .
La multiplication des pôles de la célébration au chœur et l’association marquée des laïcs – en tenue civile le plus souvent – à cette célébration, notamment pour les lectures, soulignent une importance spatiale plus grande donnée à l’assemblée, en lien aussi avec la « participation active ». Quelle que soit la délicate interprétation de cette notion célèbre et malgré cet accent nouveau, l’assemblée peut, à certains égards et paradoxalement, paraître aujourd’hui plus spectatrice, moins « mobile » qu’autrefois. Les fidèles n’ont souvent plus à se déplacer en groupe qu’à la communion, depuis la raréfaction des processions, et les attitudes corporelles sont désormais limitées aux deux stations debout et assise. Avec le transfert – parfois permanent – des fonts baptismaux dans le chœur, ce dernier voit un regroupement de tous les lieux de la célébration publique, qui donne à nos églises d’aujourd’hui une configuration spatiale qui les rapproche de la salle de spectacle. L’esthétique parfois recherchée des sièges y signale une destination particulière mais les agenouilloirs ont disparu. En dehors du chœur, sauf quand un oratoire est dévolu aux messes de semaine, il n’y a plus de piété que privée. Seul le renouveau récent du chemin de la croix, qui n’est pas une pratique sacramentelle, traduit ponctuellement un réinvestissement de l’ensemble de l’espace par l’assemblée priante. Je préfère laisser, ici encore, aux théologiens la parole, pour évaluer la part d’immanence qui s’oppose à la transcendance dans l’organisation spatiale contemporaine de la célébration. Beaucoup a été dit sur le nouvel accent mis sur la dimension de repas, aux dépens de la dimension sacrificielle, que suppose le retournement de l’autel. De notre point de vue contemporain, le rapport ne peut être établi que dans la référence à nos propres repas. Le P. Bouyer a montré, tout au long de son livre Architecture et liturgie ((. Rééd. Cerf, 2009.)) la difficulté de définir avec certitude l’organisation spatiale initiale du culte chrétien mais surtout de la Cène originelle. De plus, si une assimilation critique a été souvent rapportée avec le modèle réformé, depuis le « vague tréteau recouvert d’une nappe qui rappelle douloureusement l’établi calviniste » de Paul Claudel en 1955 ((. Paul Claudel, Supplément aux œuvres complètes, Tome premier, L’Age d’homme, Collection du centre Jacques Petit, Lausanne, 1990, p. 294.)) , le maintien fréquent de l’orientation commune dans les églises luthériennes pose problème.
Devenue luthérienne dans le cadre du concordat au XIXe siècle, l’église des Billettes est à Paris l’une des seules de la capitale avec un autel demeuré dans l’orientation commune – ici exacte vers le levant – et dominé par la croix et les six chandeliers.
L’autel nouveau présente dans la quasi-totalité des cas une difficulté d’ordre esthétique, qui n’est certainement pas sans signification (en dépit du peu de réactions conscientes de la part des pratiquants qui l’ont accepté plutôt passivement). Il arrive fréquemment que même là où il y a très peu d’espace, l’ancien autel, même très précieux, soit doublé par un autre, ordinairement nettement moins esthétique. Dans les édifices les plus riches, un nouvel autel peut remplacer l’ancien, mais il est dans ce cas généralement tributaire d’une esthétique en rupture avec le principe de l’autel traditionnel, rupture manifestée de plusieurs façons différentes. Par exemple, l’abbaye de Saint-Maurice, en Suisse, possède un cube de marbre entièrement noir et dépourvu de quelque accessoire que ce soit, au centre de l’édifice ; on peut en rapprocher l’autel de N.-D. de l’Arche d’Alliance à Paris, carré de marbre, blanc cette fois mais aussi dénudé. Ailleurs, et fréquemment, ce sont de modestes planches sur tréteaux (ce que certains ont surnommé méchamment les « tables à repasser »), voire des tables à roulettes, ou des tables de camping, ou encore d’immenses plaques circulaires de contre-plaqué autour de laquelle peut se réunir l’assemblée entière et pas seulement le célébrant et ses acolytes… Ces différences, mais aussi ces ressemblances dans la distinction d’avec l’ancien autel, ont-elles un sens particulier dans le nouvel aménagement de l’espace cultuel ? Cela signifie-t-il que l’on ait voulu passer de l’autel du Sacrifice à la table du repas de communion, ou bien peut-on suggérer d’autres interprétations – on peut penser à la cathédrale d’Evry, dont la structure interne ne paraît pas devoir entrer dans l’un des deux termes de cette alternative.
On est passé, depuis les années soixante, de l’autel provisoire à des constructions qui revendiquent désormais d’atteindre à la pérennité. Il y a ici un enracinement certain d’une pratique désormais plus que quarantenaire dans la plupart des cas, avant laquelle remontent seuls les souvenirs d’anciens qui, par lassitude ou avec enthousiasme, se sont adaptés. Tant et si bien que c’est, face à la nouvelle tradition instaurée après Vatican II, le retour à l’orientation antérieure qui peut être qualifié de « messe à l’envers ». Plusieurs témoignages en ce sens ont été rapportés ces dernières années ! Faut-il voir dans la façon récente de « monumentaliser » l’organisation contemporaine du sanctuaire la volonté de la défendre, en la dotant d’une valeur patrimoniale, au moment où ressurgit le débat à son sujet ? Cela implique-t-il la mise en œuvre d’une esthétique nécessairement novatrice ? Quelle est ici la part de décision des architectes des monuments historiques, résolus peut-être à reprendre une initiative dont ils ont été parfois un peu dépossédés par le clergé affectataire, il y a quelques décennies ? La réponse à ces questions ne va pas de soi. Au-delà d’un esthétisme possible mais coûteux pour nos diocèses, l’appel réalisé à des artistes et architectes de renom pour ces travaux est sans doute, on peut le répéter, également destiné à restaurer une unité disséminée par le polycentrisme. Il s’agit aussi vraisemblablement de mettre en lumière la cohérence liturgique propre, autonome, de cet ensemble de nouveaux meubles dans un cadre qui n’a pas été conçu pour lui. Une des solutions pour souligner cette cohérence peut être de déconnecter nettement le nouveau mobilier de son cadre environnant, par une rupture consciente du registre décoratif. Ces affrontements esthétiques sont aussi dans l’air du temps depuis les années quatre-vingt, avec leur part d’incongruité voulue, de l’opéra de Lyon aux exemples parisiens de la Pyramide du Louvre ou des colonnes de Buren, dans le péristyle classique du Palais-Royal. Parallèlement, d’autres exemples montrent, surtout dans des église neuves, la recherche d’une certaine harmonie. Somme toute, l’organisation intérieure de la cathédrale d’Evry est beaucoup moins déconcertante que son aspect extérieur. Elle traduit une esthétique plus consensuelle, avec une lisibilité plus classique des symboles décoratifs choisis, à l’image du consensus qui a accompagné sa réalisation finale.
Les autels cubiques, de plus en plus fréquents, dans des édifices anciens ou dans des églises nouvelles comme Notre-Dame de l’Arche d’Alliance à Paris, posent en effet un problème, surtout celui d’un autel réduit à son centre, sans côté droit ni côté gauche, même inversés. Il n’y a certes plus de distinction entre le côté de l’épître et celui de l’évangile dans la « forme ordinaire du rite romain » mais il est aussi possible, quels que soient les vestiges d’autels paléochrétiens étroits connus, d’envisager cette indifférenciation actuelle comme rupture avec les représentations sacrales qui pouvaient animer les Anciens, même si le christianisme a été une libération du déterminisme spatial des auspices ((. Michel Meslin, L’homme romain : des origines au premier siècle de notre ère, Complexe, Bruxelles, 2001, pp. 88–90.)) . Dans l’orientation liturgique antérieure à Vatican II, surtout quand elle correspondait à l’orient géographique, les quatre points cardinaux avaient tous leur signification. Romano Guardini l’a développé dans Les signes sacrés : « L’espace naturel comporte les trois dimensions, car il n’est point chaos […] L’église s’oriente de l’Est à l’Ouest, du levant au couchant. C’est le soleil qui donne la direction à son vaisseau. Les premiers rayons du jour doivent la caresser, et les derniers. Dans le monde des âmes, le soleil, c’est Jésus : vers lui toujours on doit s’orienter, car nos actes et nos cœurs prennent ainsi valeur d’éternité. Pour lire l’Evangile, on transporte le missel de droite à gauche, c’est à dire vers le Nord car l’autel fait face à l’Orient […] Le Sud est la patrie de la lumière éblouissante, signe de la clarté des cieux ; et le Nord, le pays des horizons froids et gris. L’Evangile vient du pays de la lumière […] Il y a enfin une troisième dimension qui va de bas en haut. Le prêtre qui prépare la victime, élève vers le ciel la patène et le calice ; ses yeux et ses mains montent de profundis vers la divinité car Dieu est en haut […] Ainsi s’oriente le monde religieux. » ((. Romano Guardini, Les signes sacrés, Spes, 1930, pp. 72–73. )) De la même façon, le narthex de l’église, très développé au début du Moyen Age, soulignait la signification propre de la façade occidentale. L’ouest a eu aussi, très tôt, un rôle propre dans les cérémonies du baptême, pour opposer, comme l’a rappelé le cardinal Daniélou dans les années cinquante, la renonciation à Satan (vers l’ouest) et l’adhésion au Christ (vers l’est) ((. Jean Daniélou, Bible et liturgie, La théologie biblique des sacrements et des fêtes d’après les Pères de l’Eglise, Cerf, 1951, pp. 38–39 et 43–44.)) . Dans le rituel traditionnel du baptême, le déplacement initiatique du catéchumène, de l’extérieur de l’église vers les fonts, traduit encore cette dimension, abandonnée quand toute la cérémonie se déroule dans le chœur.
La multiplication des autels cubiques a sans doute aussi partie liée avec le développement de la concélébration eucharistique, puisque l’autel cubique permet une disposition des prêtres concélébrants en arc de cercle, pour souligner leur unité. Il limite aussi l’effet paradoxal de barrière de l’autel face au peuple qui, alors qu’il est censé rapprocher le célébrant des fidèles, les sépare de fait, réduisant le célébrant à un homme-tronc. Plus que la forme de l’autel, il faut sans doute insister sur la disposition spatiale de la célébration qu’elle implique. Historiquement, les deux ne coïncident pas toujours. Il y a, en effet, des autels anciens aux lignes curieuses, surtout à l’époque baroque, correspondant à une forme très classique de célébration. On peut, dans cet ordre d’idées, évoquer le maître autel semi-circulaire de la cathédrale de Noyon, construit à la croisée du transept au XVIIIe siècle, sans instauration d’une particularité locale dans la célébration.
L’aménagement de l’espace intérieur ne concerne pas que la disposition de l’autel. Il comporte bien d’autres transformations depuis la fin du Concile : entre autres, la disparition de la chaire remplacée par l’ambon, celle très fréquente des agenouilloirs, de la table de communion, un usage distinct des « degrés » de l’autel, abandonnés mais assez souvent remplacés par les gradins d’une estrade. Les confessionnaux ont souvent disparu (ou sont utilisés comme placards), de même souvent que les « stations » du chemin de croix. Sont apparus, en revanche, les grands panneaux revêtus de mots d’ordre, éventuellement les affiches représentant certains personnages offerts en modèles (comme un temps Martin Luther King, Ozanam, l’abbé Pierre… à Notre-Dame de Paris). Quelle signification accorder à ce genre de modifications ?
L’orientation n’est pas le seul trait distinctif de sacralité d’un bâtiment. Tout aussi nette, peut-être plus, est la distance sacrée. Le sacré est, en effet, séparation ; l’espace sacré est par essence distinct de l’espace profane. Il s’agit ici de la séparation de l’église d’avec le monde environnant, lisible dans le rituel de la dédicace, mais aussi, par gradation, de la clôture interne à l’église, qui délimite l’espace propre de l’action liturgique, le sanctuaire. Il faudrait accorder également une place particulière à la clôture monastique dans les édifices des ordres religieux. De la même façon, le silence du canon a pu être assimilé à une mise à distance de l’action eucharistique, équivalent occidental de la clôture matérielle de l’iconostase en Orient ((. I. ‑H. Dalmais, P. Dourthe, P.-M. Gy, J.-Y. Hameline, « Comment la liturgie est elle célébrée dans son espace, Table ronde de liturgistes », La Maison-Dieu, n° 193, 1993, p. 114–116.)) . Si la signification des témoignages archéologiques sur l’orientation de la célébration aux premiers siècles chrétiens a pu donner naissance, ces dernières décennies, à des débats houleux, il y a au moins un accord sur l’idée d’un mouvement vers la généralisation de l’orientation commune du célébrant et des fidèles, nette en Occident avec l’époque carolingienne, sans doute beaucoup plus précoce et systématique en Orient. Il y a aussi accord plus certain pour admettre l’existence, très tôt, d’une délimitation interne du sanctuaire dans les églises, quelle que soit la forme de cette clôture, qu’il s’agisse d’un portique, comme celui de l’ancienne basilique romaine de Saint-Pierre, connu par des représentations picturales, ou de la claustra qui entoure l’autel de l’église de Tyr et dont Eusèbe de Césarée décrit la réalisation au début du IVe siècle : « Ensuite, il disposa au milieu le saint autel des saints mystères ; et, pour qu’il demeurât inaccessible à la multitude, il l’entoura de barrières en bois réticulé qui, jusqu’au sommet, étaient travaillées avec un art délicat […] » ((. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, Livres VIII‑X, texte grec, traductions et notes par Gustave Bardy, Cerf, coll. Sources chrétiennes n. 55, 1958, p. 96.)) . A l’époque classique, une volonté d’ouverture du chœur a succédé à la période d’élévation de la clôture qui avait marqué l’érection de jubés monumentaux, à la fin du Moyen Age, parallèle à la montée de l’iconostase en Orient. Toutefois, l’idée d’une clôture du chœur n’était pas alors abandonnée, ne serait-ce que par la classique grille de communion, omniprésente jusqu’au début des années soixante. Une ouverture totale du chœur a résulté de la disparition de cette dernière dans la très grande majorité des églises, en lien avec la distribution de la communion debout – autre modification de la position corporelle des fidèles – mais aussi avec les mouvements devenus fréquents des laïcs entre la nef et le sanctuaire, pour leur participation à l’action liturgique. La volonté d’une communication directe et totalement ouverte entre l’autel et l’assemblée n’est pas seulement issue d’un souci pratique et le statut du podium d’aujourd’hui n’est plus celui du sanctuaire d’autrefois. La liberté de son accès est telle que, en dehors des cérémonies, dans les grandes églises fréquentées par les touristes, on y dépose la plupart du temps une pancarte pour indiquer que ce n’est pas un lieu autorisé à la visite. Cette ouverture, qui atténue sans doute le caractère sacré du lieu de la célébration est aussi éminemment moderne, dans la mesure où la libre communication de l’espace est un caractère notable en ce sens. Il est possible de faire référence ici à cette critique filmée de la modernité du milieu du XXe siècle qu’est Mon oncle, de Jacques Tati, tourné à la fin des années cinquante. L’archétype de la modernité technicienne et fonctionnelle est représenté, dans le film, par la villa de la famille Arpel. Quand Madame Arpel fait visiter sa villa, elle prononce immanquablement la phrase rituelle : « C’est moderne ; tout communique ».
Cette homogénéité, devenue manifeste, de l’espace intérieur des églises se traduit également dans un caractère de plus en plus homogène avec le monde profane environnant. L’église a sans doute été longtemps, surtout en campagne, un espace quasi-domestique où se projetait l’assemblée des fidèles, d’autant plus qu’elle était très habituellement fréquentée. Le goût du XIXe siècle pour les représentations un peu doucereuses de l’artisanat sulpicien a pu être associé à cette attitude, à ce mode d’investissement de l’espace de l’église par le quotidien des fidèles. Sans doute aurait-il été au moins aussi fort à l’ère des confréries et corporations. Les ex-voto sont aussi traditionnellement une présence du monde extérieur dans l’église mais, quelle que puisse être la part de vanité de certains, l’intention et l’idée qu’ils apportent dans l’église ne sont pas d’essence profane. Aujourd’hui, la relation avec l’espace de la vie quotidienne est d’un autre ordre, issue d’un mouvement de nature opposée : il s’agit d’une présence – plus ou moins évidente – du monde profane en tant que profane dans l’église. Sans doute faudrait-il évoquer la difficulté de nombre de nos contemporains à dépasser leur propre « vécu », notamment lors des célébrations de mariages ou d’obsèques, d’autant plus que la cérémonie est parfois centrée sur ce vécu. De la même façon, l’introduction de la « prière universelle » tous les dimanches, dans les années soixante, a vu souvent la multiplication des intentions reliées à l’actualité la plus immédiate. Il n’est pas alors étonnant, d’autant que la montée de l’Action catholique renforçait les engagements dans le monde, que les images de ce monde, avec ses joies et ses peines mais aussi ses mots d’ordre, aient pénétré de plus en plus dans l’église. Parallèlement, ce qui donnait sons sens sacré à l’espace intérieur des églises, en dehors du chœur, a été plus ou moins évacué depuis le « nettoyage » (terme parfois alors revendiqué ) des années soixante : autels secondaires, confessionnaux (démontés ou transformés), moins souvent statues et stations du chemin de croix.
Le cas de la chaire est plus délicat, dans la mesure où sa disparition (au moins sa relégation) est aussi liée à la sonorisation, contemporaine du retournement, qui renforce l’homogénéité nouvelle de l’église par une diffusion totalement égale des paroles et des chants, quel que soit leur lieu d’origine. Toutefois le maintien fréquent actuel de la chaire chez les réformés, y compris dans le calvinisme, tend à montrer que l’explication technique n’est pas suffisante. La chaire n’a pas été vaincue par le micro mais sans doute par le désir d’un rapport différent à l’enseignement, en rupture avec une conception hiérarchisée dont la domination spatiale du prédicateur pouvait apparaître symbolique. Le passage du sermon d’autrefois au style plus libre de l’homélie, la disparition des prières du prône dominical ont sans doute tenu un rôle mais le refus d’une situation spatialement dominante, liée à la distance verticale, a été sans doute l’élément déterminant. Il est vrai que l’implantation acoustique de la chaire dans les grandes églises supposait que la moitié de l’assemblée ait le prédicateur derrière soi. Certes, mais les chaires disposées à l’entrée du chœur, voire les ambons monumentaux des reconstitutions paléochrétiennes du début du XXe siècle ont aussi été abandonnés. C’est bien le refus de la domination spatiale de l’enseignant qui a surtout joué, à une époque où des évolutions analogues, accentuées avec Mai 1968, transformaient l’école et l’université, de l’abolition des estrades professorales à une conception plus conviviale des cours.
Le « retournement » postconciliaire est intervenu alors qu’on n’était pas encore entré dans la transvaluation des valeurs caractérisant la postmodernité. Aujourd’hui que c’est le cas, comment estimez-vous les effets de ce changement : est-il désormais usé sous l’effet d’un décalage d’époque, ou bien au contraire pourrait-il être considéré, après-coup, comme ayant été en avance sur cette décomposition du « grand récit » chrétien ?
Le retournement des autels est un mouvement complexe, engagé dans une Eglise qui n’est déjà plus la nôtre, marquée alors par un clergé encore puissant et nombreux. C’est d’une mise en œuvre cléricale qu’il s’agit, même si elle a été largement suivie par les mouvements d’action catholique de la jeunesse d’alors, eux-mêmes très encadrés par le clergé. Il y a ici un principe d’autorité, l’affirmation d’une règle, d’autant plus sûre d’elle qu’elle ne repose sur aucune obligation écrite émanant de Rome et nullement sur la constitution conciliaire sur la liturgie, malgré l’invocation continue des décisions conciliaires à son sujet. A mon sens, le retournement des années soixante est plus moderne que postmoderne, même s’il aboutit plus, au bilan, à déconstruire qu’à construire, surtout au moment des installations initiales, souvent bricolées. On peut sans doute évoquer la postmodernité pour une période plus récente, avec de nouvelles habitudes de piété, dans le cadre notamment des communautés nouvelles. La réforme des années soixante est beaucoup plus tournée vers la transformation du monde et le « christianisme adulte » au nom duquel ont été rejetées des attitudes corporelles jugées infantilisantes, comme l’agenouillement. La réforme est aussi à visées rationalisantes, ce qui transparaît même, d’une certaine façon, dans le texte de la constitution conciliaire, avec l’intention répétée de supprimer tout ce qui, fêtes ou rites, est redondant et fait double emploi. C’est aussi à la part de rationalité liée à l’intelligibilité que l’on peut rattacher le recours – partiel au départ – à la langue courante, explicite et compréhensible par tous. Moderne aussi est spécifiquement la réforme de l’espace liturgique dans son souci de fonctionnalité. D’une certaine façon, la multiplication des pôles de la célébration est issue de l’attribution à différents lieux des diverses fonctions (présidence, rite eucharistique, lectures…), ce qui peut la rapprocher – toutes proportions gardées – de la dissociation spatiale des différentes fonctions urbaines dans le projet de ville moderne défini par la Charte d’Athènes, publiée en 1943 et mise en œuvre après guerre, notamment dans les grands ensembles.
Que la réforme, notamment dans sa restructuration spatiale, soit d’essence moderne est assez généralement admis ((. Cf. entre autres : Aidan Nichols, Regards sur la liturgie et la modernité, Ad Solem, Genève, 1998 ; David Torevell, Losing the sacred, Ritual, modernity and liturgical reform,T&T Clark, Edimbourg, 2000, p. 1.)) . Au moment où s’affirme cette victoire de la modernité dans l’Eglise à la fin des années soixante, pointe déjà la postmodernité. Les géographes se sont intéressés à la postmodernité, dans la mesure où, tout autant et peut être plus que la modernité, elle repose sur un cadre spatial. C’est ce que souligne Paul Claval : « La condition post-moderne se caractérise à la fois par la mondialisation des échanges et des relations, et par la fragmentation de l’expérience vécue : elle naît d’une restructuration de l’espace. Cela explique la place qu’accordent pour la première fois les sciences sociales à la dimension géographique des réalités collectives ((. Paul Claval, « Postmodernisme et géographie », Géographie et cultures, n. 4, 1992, p. 15. )) . » Il est notable que l’un des géographes les plus investis dans cette recherche sur la postmodernité, quels que soient les présupposés de ses études, David Harvey, place son premier avènement au début des années soixante-dix, avec la première remise en cause réelle du modèle urbain moderne par la première démolition d’un grand ensemble en 1972, à Saint-Louis, aux Etats-Unis ((. David Harvey, The condition of Postmodernity, Blackwell, Cambridge-Oxford, 1989, p. 39. )) . La réforme de l’espace liturgique s’affirme donc presque au moment où la postmodernité commence à se manifester. Pour la suite, il est délicat d’adapter le thème de la postmodernité à l’espace intérieur des églises, dans la mesure où, si certains éléments de déconstruction sont lisibles dans la réforme, celle-ci est bien d’inspiration initiale moderne. De plus, depuis Inter Oecumenici, en 1964, il n’y a eu aucune tentative de remise en cause du modèle spatial fondamental alors établi, avant la réflexion du futur Benoît XVI, hormis la montée du traditionalisme et le recours, plus limité, de certains à la liturgie orientale. Le développement des communautés charismatiques, centrées à nouveau sur la piété mais avec des formes nouvelles, ainsi que les grandes assemblées des JMJ ont fait varier les expressions de la prière liturgique, avec, entre autres, un retour de l’adoration eucharistique et un accent remis sur la dimension corporelle de la prière, mais sans remettre en cause de façon décisive le modèle mis en place dans les années soixante.
La revendication traditionaliste, dans laquelle se manifeste l’attitude la plus tranchée à l’égard du modèle spatial liturgique postconciliaire peut-elle être comprise dans une relation à la postmodernité ? La question peut paraître incongrue. Elle est toutefois sous-jacente à plusieurs des réflexions menées lors des rencontres liturgiques de Fontgombault, sous la présidence du cardinal Ratzinger, en juillet 2001, telle que le reconnaît Dom Courau, dans sa préface aux actes du colloque, en jouant sur la signification du concept de devotio moderna (« premier usage du mot moderne », rappelle-t-il) : « La réflexion de ces journées m’a paru s’orienter vers une devotio postmoderna renouant avec la devotio antiqua, sans remettre en cause les apports de la théologie spirituelle du deuxième millénaire. ((. Autour de la question liturgique avec le cardinal Ratzinger, Actes des Journées liturgiques de Fontgombault, 22–24 juillet 2001, Abbaye Notre-Dame de Fontgombault, 2001, p. 4. )) » Lors du colloque, Roberto de Mattei a même envisagé ici un risque de dérive, bien que, selon lui, la postmodernité s’applique sans doute plus à certaines formes de créativité ou d’inculturation dans la nouvelle liturgie : « A l’intérieur de cet horizon de “tribalisme liturgique”, on pourrait donc aussi prévoir la création d’un “ghetto” traditionaliste reconnu canoniquement comme Eglise locale de ceux qui veulent rester “inculturés” au passé. Cependant, ce “multiritualisme” postmoderne n’a rien à voir avec la pluralité des rites reconnue traditionnellement par l’Eglise à l’intérieur d’une même unité de foi et d’une seule lex credendi dont les différents rites sont l’expression ((. Roberto de Mattei, « Considérations sur la réforme liturgique », ibid. p. 169.)) . »
De fait, la promotion du modèle d’orientation commune de la célébration, qu’il est possible de qualifier de préconciliaire dans l’Eglise latine, dépasse la revendication traditionaliste, matérialisée dans la référence à la « forme extraordinaire du rite romain ». C’est ainsi dans une perspective plus globale, associant également le missel de Paul VI, que se situe la réflexion du cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI. Quel que soit son dessein d’une « réforme de la réforme », sa lecture de l’espace liturgique peut-être selon moi regardée avant tout comme la réintroduction de l’espace dans la réflexion liturgique, ce que manifeste notamment une longue attention portée à l’espace, plus qu’au temps, dans la deuxième partie de L’esprit de la liturgie, sous le titre « Le temps et l’espace dans la liturgie », alors que plusieurs éléments de la quatrième partie consacrés à l’attitude corporelle peuvent lui être aussi rattachés. Cette dominante spatiale et corporelle est sans doute également un fil directeur permettant, depuis l’élection de 2005, de mettre en perspective quelques-unes unes des mesures souvent rappelées concernant les cérémonies pontificales, comme la réintroduction de l’agenouillement à la communion ou la restitution de la croix et de chandeliers sur l’autel. Parmi les décisions, il faut aussi rappeler la restauration, pour le Carême 2009, de la liturgie stationnale à Rome, élément spécifiquement spatial, selon la succession traditionnelle des stations dans les église romaines. Il y a aussi quelques explications données lors des audiences du mercredi où domine la référence, chère au Pape, à la « liturgie cosmique », définie précédemment dans Un chant nouveau pour le Seigneur ((. Joseph Ratzinger, Un chant nouveau pour le Seigneur, Paris, Desclée-Mame, 2005, pp. 233–234.)) , comme dernièrement, le 7 janvier 2009, dans une longue méditation sur le culte selon saint Paul. Quelles que soient les évolutions du sacré dans la liturgie, elles devront, prendre corps dans nos églises, dans les lieux sacrés, loca sacra, tels que les définit le code de droit canonique ((. Jean Werckmeister, Petit dictionnaire de droit canonique, Paris, Cerf, 1993, p. 132. )) et où se forme la piété du peuple chrétien, dans son espace propre.