Redécouvrir le signe sacré
[inédit, juin 2009]
Indéniabement, l’autel « face au peuple » est le fait le plus marquant et le plus symbolique de la réforme, quoiqu’il n’ait pas fait l’objet d’une norme officielle. Il s’est imposé, semble-t-il, plus qu’on l’a imposé, comme aussi la « communion dans la main » : en tout cas une partie du clergé le souhaitait et c’est une minorité de fidèles, minorité plus ou moins importante, qui manifesta sa réticence sans pour autant passer à la rébellion, tant restait vive encore, et parfois exagérée (par abus de l’image du « docilis grex », troupeau docile) la notion d’obéissance.
Cela avait été l’un des souhaits, l’une des expérimentations du « Mouvement liturgique ». Ainsi que le recours, au moins partiel, à la langue vernaculaire. On dirait que ce sont surtout ces deux points qui ont été retenus de l’épopée de Maria-Laach, du Mont-César et autres. Mais dans cette épopée, la rédécouverte du signe sacré (l’eau, la flamme, le seuil…), tenait au moins autant de place.
Ces pionniers œuvraient tantôt à rendre vigueur aux signes sacrés, tantôt à les rendre accessibles. Mais ils ne réclamaient certainement pas de les rendre acceptables. Il s’agissait d’accéder à Dieu par le chemin qu’Il nous offre Lui-même à cet effet, et qui n’est autre que le sacré. Le P. Louis Bouyer, d’un volume à l’autre de son œuvre, a de plus en plus mis à jour que, loin d’être une histoire de la prédominance du sacré, l’histoire d’avant le Christ est à bien des égards celle de sa déperdition. Supprimer le sacré serait tellement peu passer d’une mentalité païenne à une pureté chrétienne qu’une telle opération reviendrait en réalité à se priver, ni plus ni moins, du moyen même par lequel Dieu a voulu de tout temps se faire connaître, moyen que la Rédemption n’a pas rendu caduc mais haussé à ses plus hautes possibilités.
Pour le mouvement liturgique, la question était de retrouver un authentique sacré. A l’époque des réformes il régnait un climat de désacralisation, comme disaient les antimodernistes pour signaler ce mal, qui ne touchait pas seulement le culte mais le domaine moral lui-même.
L’idée de sacré était réputée démodée. Une découverte de l’évangile qui se voulait toute nouvelle entendait le révoquer au nombre des séquelles du paganisme. Il va de soi que l’évangile ainsi revu subissait – les faits ne l’ont que trop montré – la réduction moraliste et psychologisante. Non en substance dans les normes officielles, mais au moins dans la manière de les recevoir. La très officielle « liturgie de la parole » pouvait être manipulée dans ce sens. L’ « ambon » désormais très à l’honneur était pour ainsi dire relayé par le nouvel autel qui, tourné lui aussi vers l’assemblée, devenait partiellement un autre ambon où la parole et les explications pouvaient continuer au fil de la « liturgie eucharistique », selon un mode de prière qu’on voulait plus communautaire, qui s’éloignait passablement du style hiératique, en un certain sens impersonnel, qui avait été de règle jusqu’alors.
La notion de « liturgie de la parole », couplée avec celle de « liturgie eucharistique », semble un acquis définitif. On doit pourtant se demander si pareille disjonction est pertinente, s’il est exact d’envisager comme deux parties en contrepoids l’une par rapport à l’autre. Ne risque-t-on pas ainsi de perdre de vue le mouvement de la sainte liturgie, qui fait un ? Dans le rite byzantin ce mouvement unique parcourt la trajectoire qui va de la naissance du Sauveur jusqu’à l’Ascension.
Toute liturgie n’est-elle pas une parole en acte, une action, accompagnée de paroles, mais des paroles qui ne commentent pas mais opèrent, performatives, comme disent les linguistes ? L’idée de s’asseoir, même pour écouter les lectures, semble rituellement discutable. Ce n’est pas qu’on ne puisse user de bancs par réalisme, mais seul le siège épiscopal peut avoir une signification liturgique parce que, en même temps, ecclésiologique. C’est si vrai, que, par exemple, dans le rite byzantin, le prêtre laisse toujours inoccupé ce siège (équivalent de la « cathèdre ») réservé à l’ordinaire de l’éparchie (du diocèse), ou éventuellement à l’un de ses pairs (ce qui se comprend sans peine quand on sait que chaque évêque est évêque pour toute l’Eglise). Ainsi, dans une symbolique rituelle, il n’y a que l’évêque (ou le père Abbé) qui ait à s’asseoir à certains moments précis. L’idée d’un célébrant défini comme « président » laisse à désirer. Président veut dire : s’asseyant en premier. Le prêtre n’est pas un notable assis, mais un pasteur. Il se tient debout, in persona Chriti, en tête de son assemblée, tourné avec elle vers le Père.
L’ambon actuel, issu de l’antique jubé, n’en assume pas la fonction pour autant. Si jadis, au temps des jubés, le lecteur se plaçait à l’ambon, c’était, à son rang, pour être pontife, assurer le pont, de la nef au chœur, entre lesquels il n’y a pas cloisonnement mais passage. Dans les églises byzantines, le lecteur lit l’épître depuis la nef et tourné vers le sanctuaire (délimité par l’iconostase), le peuple restant debout, car il est « en marche » (idée à laquelle aucun fervent de Vatican II ne sera insensible, que je sache). Notons aussi qu’il n’est pas question pour le lecteur, ni pour le diacre ou le prêtre lisant l’évangile, de lever les yeux du lectionnaire, contrairement à cette habitude que l’on a cru devoir prendre de tenir le public en haleine et qui a pour résultat de focaliser l’attention sur le talent théâtral plus ou moins exercé du lecteur. Celui-ci doit plutôt, rivé au livre , s’effacer, usant d’une lecture cantilée qui apporte la nécessaire amplification poétique et, tout pratiquement, acoustique. Dans l’esprit de la liturgie, l’aspect pratique et l’aspect symbolique ne sont jamais dissociés l’un de l’autre. On peut déplorer que les facilités de sonorisation électrique aient conduit à les dissocier.
Beaucoup se félicitent, pour son effet « catéchisateur », de cette mise à l’honneur de la Parole qui, en définitive, n’est autre que le Christ se donnant ainsi par le « sacrement de l’Eglise ». Mais pourquoi ne pas développer cette catéchisation en ses lieu et place ? La messe, qui, en elle-même, est catéchèse vivante, a la finalité d’être le cœur du temps placé dans l’éternité. Tout se passe comme si on voulait qu’elle serve à tout, et même par moments pourvu que ce soit le plus brièvement possible et au moindre coût.
En parlant de coût, la quête elle-même est liturgie, preuve que les rites ne sont pas déconnectés du quotidien tel qu’il est, et c’est ici par une gestuelle de partage et d’aumône. Encore faut-il songer à entreposer billets et pièces de monnaie loin du Saint des saints, les déposant au fond de la nef, à défaut de narthex, comme l’ont toujours fait d’instinct les rites chrétiens. Dans le rite byzantin, un assistant vient dans le sanctuaire présenter le plateau de la quête à la bénédiction du célébrant. La quête faite, ce plateau restera hors du sanctuaire. Tandis que, lorsqu’en certaines circonstances on bénit des denrées, celles-ci sont posées au niveau de l’iconostase. L’argent, lui, n’est pas récupérable dans l’univers sacré. Cela choque à juste titre de l’y trouver, comme c’est le cas avec les paniers de quête remplis posés sur la première marche de l’autel. La symbolique de l’argent a beau représenter la chair (dans une sensibilité biblique), elle sera toujours marquée d’ambiguïté, car l’argent, même honnêtement gagné, n’est jamais, en lui-même, parfaitement honnête – au sens où il conserve quelque chose, sinon de malhonnête, du moins de déshonnête, d’indécent dans l’espace sacré qui est, ne l’oublions pas, l’espace de l’amour divin et de la beauté surnaturelle.
Qu’en sera-t-il de la prise de conscience actuelle ? Quelle liturgie sera donnée au peuple chrétien ? Une « réforme de la réforme » risque d’être un rapiéçage de ce qui était déjà quelque peu un rapiéçage, plus ou moins heureux selon l’appréciation qu’on peut en avoir.
Il ne faudrait pas omettre l’enjeu principal de cette question rituelle. Ne risque-t-on pas en effet de se résigner à la dégradation de la culture (civilisation), à la technicisation et à la mise aux normes de l’existence humaine et leurs conséquences éthiques incalculables, à la dépoétisation totalitaire du monde (le mot de poésie devant s’entendre ici avec sa portée métaphysique et spirituelle), à l’extermination, en tout cas à la brimade, de l’esprit d’amour et de vérité jusque dans son sanctuaire et sa citadelle : le culte ?
Il ne s’agit pas seulement de retour à une décence rituelle, mais de la force d’attrait dont un culte digne de la plus grande religion de l’histoire, le catholicisme romain, se montrerait doté pour peu qu’on s’avise de son effet sur tous les domaines de l’existence. Cela déborde infiniment le cadre d’une question de « sensibilité spirituelle », a fortiori de goûts et de couleurs.
Une liturgie catholique qui respirerait à pleins poumons ne saurait être que l’œuvre organique du Saint-Esprit, seul Auteur de toute vraie tradition et inspirateur du plus humble fidèle autant que du clerc le plus savant.