Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 105 : Refon­der le lien social

Article publié le 14 Juil 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Nous assis­tons avec un sen­ti­ment d’impuissance à un déman­tè­le­ment géné­ra­li­sé des bases de la socié­té, par­tout dans le monde, même si c’est avec des nuances par­fois impor­tantes. Cer­tains lieux sont quelque peu pré­ser­vés, d’autres beau­coup plus gra­ve­ment atteints, per­met­tant dans ce cas de mieux sai­sir les impasses vers les­quelles on se dirige. Plu­tôt cepen­dant que de som­brer dans le fata­lisme, ne s’agirait-il pas de se deman­der com­ment les socié­tés dont on a détruit à ce point les cadres les plus fon­da­men­taux peuvent espé­rer résis­ter à la mort qui les menace, et com­ment il est pos­sible d’imaginer l’hypothèse d’un relè­ve­ment, miracle mis à part ?<br />
Certes un « doute métho­dique » est de mise, à cause du déca­lage exis­tant entre la repré­sen­ta­tion don­née par les médias et les réa­li­tés qu’ils déforment ou qui leur échappent. Enten­dons ici les médias dans le sens le plus large et com­plexe, comme tout ce qui trans­met infor­ma­tions, modèles et normes, incluant les vec­teurs tech­niques et la façon dont ils sont mis en œuvre (télé­vi­sion, presse, édi­tion, publi­ci­té, rhé­to­rique poli­tique, ensei­gne­ment, mimé­tisme social, sans oublier Inter­net…) et, d’autre part, les lieux d’élaboration de la « ligne » cultu­relle qu’ils res­pectent, équi­va­lents contem­po­rains des « socié­tés de pen­sée » et des « phi­lo­sophes » du XVIIIe siècle. Les vec­teurs tech­niques four­nissent une vision dis­con­ti­nue et par­tielle du monde, répé­ti­tive et sou­mise au déclas­se­ment inces­sant ; quant aux « intel­lec­tuels orga­niques » d’aujourd’hui, ils jouent le rôle de régu­la­teurs du confor­misme, au ser­vice de ce qui reste de l’idée moderne qu’ils s’efforcent de por­ter à ses ultimes consé­quences, sans qu’il soit abso­lu­ment cer­tain qu’ils dirigent ou se contentent de reflé­ter une dérive géné­rale. La confec­tion des lois suit le même che­min, se voyant assi­gner le rôle de codi­fier et impo­ser l’éclatement social en confor­mi­té avec l’esprit de l’ensemble. Le déni de la réa­li­té natu­relle et de ses exi­gences atteint son paroxysme chez cer­tains auteurs dès lors qu’au nom d’une reven­di­ca­tion de liber­té abso­lue, tout ce qui peut res­sem­bler à une loi exté­rieure à leur volon­té, à une exi­gence uni­ver­selle de la nature, à une réa­li­té s’imposant mal­gré nous, est iden­ti­fié comme enne­mi prin­ci­pal. Ain­si le pen­seur actuel­le­ment le plus repré­sen­ta­tif de l’idéologie post­mo­derne, Gian­ni Vat­ti­mo, peut-il se per­mettre de lan­cer un très pres­crip­tif « adieu à la véri­té », agres­si­ve­ment rela­ti­viste et expli­ci­te­ment favo­rable à l’acceptation joyeuse du men­songe comme condi­tion nor­male des rap­ports entre les hommes (Addio alla veri­tà, Mel­te­mi, Rome 2009). En même temps, on ne peut s’empêcher de pen­ser que cette auto­des­truc­tion intel­lec­tuelle tra­duit un aban­don à l’absurdité d’un mag­ma esti­mé impos­sible à contrô­ler, un pes­si­misme cog­ni­tif reje­tant tout effort de com­pré­hen­sion et de juge­ment de ce qui advient, pour se can­ton­ner dans la recherche prag­ma­tique et toute cir­cons­tan­cielle de la meilleure manière de « nous mettre en rap­port avec la situa­tion dans laquelle nous sommes jetés » (ibid., p. 13). C’est pour­quoi une pru­dence élé­men­taire devrait sans cesse nous obli­ger à dis­cer­ner dans le flot des infor­ma­tions offertes et des inter­pré­ta­tions qui en sont tirées ce qui relève des don­nées cer­taines et ce qui résulte des effets de miroir gros­sis­sant, de la dés­in­for­ma­tion, de la démo­ra­li­sa­tion et de l’omission.

Tout cela gêne notre connais­sance des trans­for­ma­tions qui affectent la réa­li­té sociale. Mais même si la des­truc­tion des men­ta­li­tés et des com­por­te­ments est effec­tive, elle n’est jamais totale, pas plus qu’elle n’est néces­sai­re­ment défi­ni­tive. Il sub­siste des îlots de sur­vie, des milieux irré­duc­tibles, des réti­cences, des résis­tances et des conver­sions ; de plus la dévas­ta­tion repose avant tout sur la péren­ni­té d’un mode d’organisation, poli­tique et éco­no­mique, ou plus exac­te­ment dans lequel le poli­tique vidé de sens n’est qu’un ins­tru­ment par­mi d’autres de l’économie. Ima­gi­ner que ce mode d’organisation a l’assurance de l’immortalité n’est qu’une croyance incon­sis­tante, et d’ailleurs for­te­ment contre­ba­lan­cée par toutes sortes de peurs qui, même entre­te­nues dans cer­tains des­seins uti­li­taires, n’en reflètent pas moins la per­sis­tance d’un doute pro­fond à cet égard.

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