Franco Rodano, archétype du catholique communiste
[Note : cet article a été publié dans Catholica n. 62, hiver 1998–99]
Un livre d’Augusto Del Noce, Il cattolico comunista, permet de repenser le lien entre idées de fond et formules politiques dans l’histoire de l’Europe du XXe siècle, spécialement en ce qui concerne ‑l’Italie (( A. Del Noce, Il cattolico comunista, Rusconi, Milan, ‑1981.)) .
1. Trop souvent l’effondrement du communisme soviétique et le rapide déclin de la fascination du marxisme théorique ont été admis comme un état de fait, comme s’ils ne méritaient pas une interrogation plus profonde, cherchant à éclaircir les motivations véritables d’une adhésion qui, dans les milieux intellectuels en particulier, s’était manifestée avec une fougue et une expansivité extraordinaires. La mise entre parenthèses de cinquante ans de marxisme théorique et de communisme militant a été facilitée en Italie par le profond opportunisme qui règne parmi les intellectuels plus encore que dans les milieux populaires. En un instant, dans ces milieux intellectuels, l’adhésion au marxisme s’est habilement transformée en un vague progressisme : il n’y a pas que dans la comédie de Polichinelle que « celui qui a donné a donné, celui qui a eu a eu, débarrassons-nous du passé ». Au moins en ce qui concerne les milieux universitaires, personne ne songe à s’en prendre aux camps retranchés de la célébrité, pour déloger les progressistes de l’après-communisme de leurs rentes de situation et des postes de pouvoir qu’ils ont définitivement ‑conquis.
Pour ce qui touche aux milieux catholiques, les anciens enthousiastes du dialogue à tout prix et d’une collaboration les yeux fermés paraissent aujourd’hui n’avoir constitué qu’une infime déviation, une minuscule erreur de parcours qui n’infirmerait pas la marche triomphale de la catholicité, de la dimension antimoderne au dialogue toujours plus étroit avec l’esprit de la ‑modernité.
Ce que l’on ne réussit pas à apercevoir, ce qu’on ne veut pas comprendre, c’est que les erreurs d’un passé proche constituent les prémisses de la fragilité d’aujourd’hui, culturelle et en conséquence, politique, en présence de la montée du permissivisme, qui est bien la caractéristique saillante des mœurs de la société au sein de laquelle nous vivons : opulente, technocratique et envahie par un libertinage de masse, une société qui représente la forme, jusqu’ici inédite, d’un totalitarisme évanescent mais envahissant, auquel nous risquons tous dans une mesure ou une autre de ‑succomber (( A. Del Noce, Fascismo e antifascismo — Errori della cultura, sous la dir. de B. Casadei, S. Vertone, Leonardo, Milan, 1995, chap. ‑8.)) .
2. On a dit, non sans quelque malice, que Del Noce, avec Il cattolico comunista, avait érigé un véritable monument à Franco Rodano, en lui donnant une importance et une stature que bien peu auraient été disposés à lui accorder de son vivant. Mais il faut bien comprendre la tentative de Del Noce : dans son livre, Rodano devient l’archétype du catholique communiste. Ce n’est plus un homme en chair et en os, inséré dans une série de relations humaines plus ou moins significatives, plus ou moins engagées. Pour Del Noce, ce qui importe n’est pas qui prononce certaines affirmations, mais quelles sont les affirmations prononcées et comment elles sont avancées : la psychologie est mise de côté, ce qui compte étant la rigueur des idées qui suivent, petit à petit, une certaine cadence et conduisent inéluctablement vers certains résultats, éventuellement non désirés ni même prévus. C’est ainsi que Rodano, d’éminence grise et conseiller de Togliatti puis de Berlinguer, devient le stratège lucide et très cohérent de la rencontre entre la tradition catholique et le communisme, en passant par une quarantaine d’années de liens tissés sur le plan politico-diplomatique, et de remodelages théoriques. (En cohérence avec son génie, Del Noce éclaire de manière décisive ce deuxième aspect de l’engagement de ‑Rodano.)
Pour quelle raison, aux yeux de Del Noce, la position de Rodano a‑t-elle ainsi une importance si grande, au point de parler, au sens propre et véritable, de « révolution rodaniste », révolution dont Del Noce illustre par moments lui-même le pouvoir de fascination intense ? A y regarder plus en profondeur, Rodano constitue un exemplaire concentré de la synthèse entre catholicisme et communisme, significative aussi bien par son exemplarité que par l’originalité aiguë de sa position ; relevant de la « cohérence froide » du marxisme — pour parler comme Bloch —, éloignée de tout populisme généreux et irréfléchi. Rodano a posé avec une grande rigueur les prémisses de la rencontre sur le plan politique entre catholiques et communistes, en favorisant deux processus parallèles de libération : celui de la pensée marxiste révolutionnaire, dégagée des éléments gnostiques, et celui, parallèle, d’un catholicisme libéré de l’horizon préternaturel. En favorisant cette double libération, l’ambition de Rodano s’élargira à la fondation d’une laïcité véritable, et donc à atteindre le visage le plus authentique de la ‑démocratie (( A. Del Noce, I cattolici e il progressismo, Leonardo, Milan ‑1994.)) .
Décrit aussi rapidement, ce rêve d’un intellectuel qui prétend non seulement orienter l’histoire, mais aussi en dicter les conditions et en comprendre d’avance les passages les plus significatifs peut faire figure d’accès de délire démiurgique… Cela n’empêche pas Del Noce de démontrer la valeur politique extraordinaire du projet de Rodano, même s’il a échoué dans sa conclusion et s’est trouvé aux prises avec une singulière « hétérogenèse des fins ». Ce projet dépasse la fusion conceptuelle (( Endiadi, dans l’original italien. La figure rhétorique de l’hendiadyn consiste à signifier un concept au moyen de deux normalement distincts. [-NDLR])) , encore grossière, qui caractérise la figure des compagnons de route : catholiques et communistes, en risquant de réunir les éléments les plus marginaux des deux milieux. Au-delà des simplifications de propagande fondées sur le néologisme « catho-communistes » (ce monstre à deux têtes illustré par des journalistes comme I. Montanelli, E. Bettiza (( Il s’agit de faiseurs d’opinion italiens comparables à ce que sont en France un Jean Daniel ou un Jacques Julliard. [-NDLR])) , une appellation destinée aux adversaires), la rigoureuse cohorte des catholiques communistes italiens — qui a cheminé derrière Rodano depuis la fin des années quarante — se pose en avant-garde consciente, toute tendue, avec Gramsci et après lui, vers la réalisation d’une révolution dans les « secteurs les plus avancés » de l’Occident, « révélant » (( Dans l’original italien, « inverando », de inverare, inveramento, concept intraduisible en français, sorti du jargon du marxisme critique, avec le sens de purifier, rectifier, dépasser dans une synthèse plus haute, etc. Augusto Del Noce, qui se réfère assez souvent à ce terme, le définit ainsi : « énucléation de la vérité interne dégagée des superstructures » (Il cattolico comunista, op. cit., p. 248). [-NDLR])) , par une révision déchirante, la tradition catholique elle-même, y compris au prix de la dissolution de l’équipe ecclésiale. L’échec final du projet des catholiques communistes incarné par Rodano indique, par voie négative et à travers l’approfondissement d’une longue erreur, la ligne juste à parcourir. Le présupposé qui motive la tragique cécité des catholiques communistes est que le sujet de l’histoire de notre époque est la révolution, en même temps que sa catastrophe et son suicide, comme Del Noce lui-même l’a montré dans l’un de ses écrits essentiels, et à peu près contemporain. Il cattolico comunista n’est pas, comme il le paraît, un écrit polémique : à mes yeux, il est l’une des œuvres les plus denses du penseur de Savigliano, parmi tant d’autres au premier abord chaotiques, et qui sont en réalité si denses de stimulantes ‑méditations (( L’œuvre essentielle à laquelle je fais référence est : A. Del Noce, Il suicidio della rivoluzione, Rusconi, Milan, 1978. Voir aussi A. Del Noce, T. Molnar, J.-M. Domenach, Il vicolo cieco della sinistra [L’impasse de la gauche], Rusconi, Milan, ‑1970.)) .
3. Le point de départ de l’affaire, souvent tortueuse, tourmentée également, qu’illustre Del Noce d’une manière aussi magistrale, est constitué par l’amitié entre don Giuseppe De Luca (un prêtre très érudit de l’Italie du sud, qui a étudié le sentiment religieux dans la veine qu’avait suggérée Henri Bremond), et le groupe entourant Rodano, constitué d’élèves du lycée Visconti, de Rome, et d’autres du lycée D’Azeglio, menés par Felice Balbo. Au passage, Del Noce — en petit comité — a souvent mis l’accent sur la nature particulière de la foi de De Luca, taraudée par le doute et en proie à des crises répétées. De Luca, qui collaborait à la revue Il Frontespizio, avait tenté, significativement, de jeter un pont avec le fascisme par l’intermédiaire d’un dignitaire clairvoyant, Giuseppe Bottai. Au cours du second après-guerre, il s’efforcera de faire de même en direction de la gauche politique, par l’intermédiaire cette fois de Togliatti, le leader indiscuté du Parti communiste ‑italien.
Depuis les études de R. Guarnieri et de L. Mangoni (( R. Guarnieri, Don Giuseppe De Luca. Tra cronaca e storia, San Paolo, Milan, 1991 ; L. Mangoni, In partibus infidelium, Einaudi, Turin, ‑1989.)) , la figure de De Luca et son importance dans le monde catholique italien apparaissent incontestables. Or, pour De Luca, les espérances placées dans le groupe des jeunes catholiques communistes étaient extraordinaires, la différence entre ce groupe et un vague progressisme étant de nature qualitative. A la racine d’un tel jugement, il y a la conviction de l’invincibilité de l’erreur moderniste et donc de l’inanité de toute tentative pour endiguer l’aval : mieux vaudrait au contraire remonter vers l’amont, pour y capter les sources de la modernité et tenter d’en réguler le cours. Antimoderne et antibourgeois in toto, De Luca était cependant pessimiste sur la possibilité d’une issue victorieuse de la révolte contre le monde moderne. Le seul espoir lui paraissait résider dans la prise de direction, aux sources, de cette révolte contre le monde moderne dont le marxisme lui semblait être l’incarnation ultime et décisive. Dans les pages d’Il Frontespizio, De Luca faisait la théorie d’une sorte de changement de direction « à trois cent soixante degrés » permettant de conduire « le chrétien, considéré comme antibourgeois » de Donoso Cortés à Marx. De là une sympathie marquée pour le groupe rodaniste, vu comme le fer de lance d’une révolution antibourgeoise finalement porteuse ‑d’avenir.
Ces opinions d’un prêtre méridional, tout attirantes qu’elles soient, pourraient sembler en rester sur le terrain d’un pur archéologisme historiographique. Mais Del Noce montre comment dans un tel univers de pensée et d’intuitions s’explicite la philosophie sous-jacente présente, même potentiellement, dans la pratique politique de Togliatti. Del Noce ajoute que cette explicitation de la dimension profonde du togliattisme permet de préparer la voie du compromis historique et de l’eurocommunisme qui auront leur formulation la plus cohérente avec Berlinguer, le nouveau leader des communistes italiens, entre le milieu des années soixante et la fin des années soixante-dix.