Revue de réflexion politique et religieuse.

Rup­ture ou conti­nui­té ? Col­loque de la Revue tho­miste

Article publié le 14 Juil 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La Revue tho­miste et l’Institut Saint-Tho­mas d’Aquin ont orga­ni­sé les 15 et 16 mai der­niers à Tou­louse un col­loque sur le thème « Vati­can II : rup­ture ou conti­nui­té ? Les her­mé­neu­tiques en pré­sence ». Est-il utile de rele­ver l’importance d’une telle ren­contre, sachant à quel point cette ques­tion de l’interprétation consti­tue le point com­mun de tous les cli­vages inter­ve­nus depuis 1965 ? La ques­tion est en réa­li­té très large, parce qu’elle met en jeu de nom­breux aspects, et pose aus­si des pro­blèmes que l’on a long­temps cher­ché à esca­mo­ter, ne serait-ce qu’avec de pieuses inten­tions – pieuses le plus sou­vent au sens du pié­tisme.
Vati­can II n’a pas été un concile comme les autres, il s’est vou­lu (de par la déter­mi­na­tion de Jean XXIII qui l’avait convo­qué) seule­ment « pas­to­ral », c’est-à-dire sans pré­ten­tion défi­ni­toire nou­velle. A cause de cela, il a pro­vo­qué de nom­breuses dis­cus­sions, ou plu­tôt des pro­duc­tions argu­men­taires uni­la­té­rales ou entre­croi­sées, car les véri­tables débats ont été qua­si­ment inexis­tants, autour de notions comme celle de « magis­tère authen­tique mais non infaillible » et quelques autres du même genre. On a invo­qué tan­tôt l’esprit contre la lettre, tan­tôt l’inverse, on a vu des cano­nistes rom­pus à l’exégèse iso­ler telle incise par­ti­cu­lière pour en faire la clé unique de com­pré­hen­sion de textes sans se sou­cier ni de l’analyse interne (le sens des termes, la cohé­rence du tout…), ni de l’analyse externe (la cohé­rence avec d’autres textes, l’adéquation à l’intention mani­fes­tée dans la défi­ni­tion de l’objet même du concile, les cir­cons­tances expres­sé­ment consi­dé­rées dans cet objet impar­ti et allé­guées dans tous ses textes, obli­geant à inté­grer les « attentes du monde » dans cette même ana­lyse externe), et ain­si de suite.
Le thème de ce col­loque était en lien expli­cite avec le dis­cours pro­non­cé par Benoît XVI le 22 décembre 2005, se pro­po­sant d’adopter comme règle d’interprétation le pos­tu­lat de la conti­nui­té ((Sur ce pos­tu­lat et son lien objec­tif avec cer­taines théo­ries inter­pré­ta­tives contem­po­raines dans le domaine juri­dique, voir Gilles Dumont, « Inter­pré­ta­tion et posi­ti­visme juri­dique », Catho­li­ca, n. 90, hiver 2005-06, pp. 29–34)), s’agissant de « réflé­chir sur la manière dont le cou­rant théo­lo­gique issu de saint Tho­mas d’Aquin peut concou­rir à une Récep­tion de Vati­can II qui honore le concile comme un acte de Tra­di­tion vivante ».
Une par­tie des inter­ven­tions, pré­sen­tées, sauf quelques excep­tions, par des pères domi­ni­cains, ont por­té sur des objets bien déli­mi­tés. Ain­si, le P. Don­neaud, à pro­pos de la ligne d’interprétation (ou de pré-com­pré­hen­sion) de la revue Conci­lium, qu’il a prin­ci­pa­le­ment impu­tée à Hans Küng, de manière peut-être un peu réduc­trice, sui­vi par l’historien Luc Per­rin, par­lant en détail de la « récep­tion » du Concile orga­ni­sée par l’Ecole de Bologne (Dos­set­ti, Ler­ca­ro, Albe­ri­go…), les deux grands foyers du pro­gres­sisme théo­lo­gique de la période conci­liaire et depuis. Une troi­sième inter­ven­tion avait été pré­vue, concer­nant le rôle joué par la grande presse – en l’occurrence, le jour­nal La Croix – mais l’auteur pres­sen­ti, le P. Laf­fay, a été empê­ché par suite de charges inat­ten­dues. Même si l’échantillon de ces groupes de pres­sion n’a cou­vert que deux exemples, cela a cepen­dant mon­tré l’importance capi­tale de telles entre­prises. Il est dif­fi­cile d’y voir des élé­ments seule­ment externes et comme para­si­taires, puisque la rela­tion a constam­ment été très étroi­te­ment main­te­nue entre ces labo­ra­toires de pen­sée, le groupe d’évêques euro­péens qui ont mode­lé le cours des débats conci­liaires, et d’autres offi­cines plus ou moins infor­melles, soit direc­te­ment (le car­di­nal Ler­ca­ro, par exemple) soit par le biais des experts (per­iti) ou encore d’agences de presse spé­cia­li­sées (Idoc par exemple).
Le prin­ci­pal de ce col­loque, que l’on peut sans doute consi­dé­rer comme un pre­mier pas en direc­tion d’un réexa­men de fond, a por­té sur deux séries d’interventions, les unes sur des cas impor­tants par leur lien avec le thème géné­ral, les autres, moins nom­breuses, sur la méthode elle-même.
Dans la pre­mière caté­go­rie, men­tion­nons le P. Durand (« L’intégration de l’histoire du salut dans l’énoncé tri­ni­taire de la Révé­la­tion selon Dei Ver­bum »), le P. Daguet, sur « Le salut des non-chré­tiens » et la manière de com­prendre l’adage de saint Cyprien « hors de l’Eglise point de salut », avec un détour sur l’épineuse ques­tion du « sub­sis­tit in » (L’Eglise catho­lique n’est pas l’Eglise du Christ, mais celle-ci sub­siste en elle : Lumen Gen­tium n. 8), ques­tion éga­le­ment reprise par Mgr Frost (« Déve­lop­pe­ment dog­ma­tique et her­mé­neu­tique ») et par le P. de La Sou­jeole (« Le voca­bu­laire et les notions à Vati­can II et dans le magis­tère pos­té­rieur »). L’insistance sur ces deux petits mots latins mani­feste que l’affirmation conci­liaire est bien une pierre d’achoppement pour l’application du pos­tu­lat de la conti­nui­té ; d’ailleurs aucune conclu­sion ne se dégage réel­le­ment, mais plu­tôt un constat de dif­fi­cul­té. D’autres inter­ven­tions concernent l’œcuménisme, avec l’innovation du concept de « com­mu­nion impar­faite » abor­dée par le P. More­rod (« Le dia­logue œcu­mé­nique, témoin des options her­mé­neu­tiques »). Le nou­veau secré­taire de la Com­mis­sion théo­lo­gique inter­na­tio­nale sou­ligne, comme d’autres confé­ren­ciers d’ailleurs, que la mise à l’écart de l’approche théo­lo­gique de saint Tho­mas a créé des confu­sions lourdes de consé­quences. Le P. Somme essaie de cla­ri­fier l’interprétation, dif­fi­cile, de la décla­ra­tion Digni­ta­tis Huma­nae, sujet repris par le P. d’Amecourt, qui note que celle-ci place la liber­té reli­gieuse sur le ter­rain du droit natu­rel sans pré­ci­ser ce qu’est ce der­nier. L’exposé du P. Borde, un carme, sur « La rela­tion Eglise-socié­té civile à Vati­can II », tente d’esquiver la dif­fi­cul­té, en affir­mant qu’en matière de rela­tions entre l’Eglise et l’Etat le Concile ne s’était pas pla­cé sur le ter­rain juri­di­co-poli­tique comme aupa­ra­vant mais sur celui de l’anthropologie. Mais il est bien dif­fi­cile de sous­crire à une telle réduc­tion, qui fait notam­ment fi de la pra­tique juri­dique post­con­ci­liaire.
L’impression déga­gée par ce col­loque est celle d’une bonne mise en évi­dence des mul­tiples dif­fi­cul­tés d’interprétation d’un concile aus­si inédit dans ses défauts de net­te­té que dans sa défi­ni­tion « pas­to­rale » et néan­moins « dog­ma­tique », sans rien for­ma­li­ser tou­te­fois. Il ne fait pas de doute que ce carac­tère d’imprécision a gêné la plu­part des inter­ve­nants. Ce trait carac­té­ris­tique, qui pèse lour­de­ment sur le besoin d’interprétation, néces­si­te­ra sans doute une approche ulté­rieure tout aus­si sérieuse que cet ensemble de tra­vaux.
En atten­dant, cepen­dant, la ques­tion de méthode a été abor­dée, soit che­min fai­sant à l’occasion des cas concrets pré­sen­tés, soit dans une cer­taine mesure en tant que telle. Ain­si le P. Nar­cisse, (« L’herméneutique de la Tra­di­tion »), cher­chant à pré­ci­ser les règles d’un équi­libre géné­ral, s’efforce de démon­trer que cer­taines rup­tures s’opèrent pour obte­nir une conti­nui­té plus pro­fonde, récu­sant autant ce qu’il appelle le sub­jec­ti­visme tra­di­tio­na­liste que l’historicisme moder­niste. Cepen­dant il opine contre le recours à la notion de « Tra­di­tion vivante », en rai­son de ses ambi­guï­tés. De même veut-il écar­ter à la fois la défiance envers la théo­lo­gie, rédui­sant la Tra­di­tion au Magis­tère, et l’invocation du sen­sus fidei contre ce der­nier. Le P. Nar­cisse voit la solu­tion dans l’usage tho­miste de l’analogie. Quant au P. Durand, se deman­dant com­ment clas­ser Vati­can II du point de vue dog­ma­tique, et concluant, à pro­pos de l’introduction d’une cer­taine his­to­ri­ci­sa­tion de la défi­ni­tion de la Révé­la­tion dans le texte conci­liaire (Dei Ver­bum, 2), il range celle-ci dans la caté­go­rie non pas dog­ma­tique, mais caté­ché­tique… Il indique d’ailleurs que cette inno­va­tion ne pré­sente pas de dif­fi­cul­té « si elle recon­naît la conti­nui­té doc­tri­nale et lit­té­raire entre la pré­di­ca­tion kéryg­ma­tique des Apôtres et les pre­miers sym­boles de la foi ». D’autres ne rai­sonnent pas ain­si, et en tirent une jus­ti­fi­ca­tion de la « nar­ra­ti­vi­té » aux relents des plus rela­ti­vistes.
Pour sor­tir du cercle her­mé­neu­tique, deux expo­sés ont rete­nu l’attention. D’une part celui, presque conclu­sif, du pro­fes­seur Put­ta­laz (Fri­bourg) sur « Cer­tains pré­sup­po­sés phi­lo­so­phiques aux choix her­mé­neu­tiques », qui « remet à sa place » la pré­ten­tion de tout vou­loir inter­pré­ter, c’est-à-dire de tout rela­ti­vi­ser en invo­quant la culture, l’histoire, le milieu. Et plus encore l’introduction du P. Hum­brecht (« Inter­pré­ter l’herméneutique »), qui a prê­ché pour qu’on remette ici encore les choses en ordre, et que l’on s’attache à lire les textes : l’esprit d’un texte est avant tout dans sa lettre, il faut donc tout sim­ple­ment y faire retour, pro­por­tion­nel­le­ment à sa force intrin­sèque (texte ins­pi­ré, assis­té, pro­po­sé) ; par­ler de « rup­ture », ce serait accep­ter un ter­rain pié­gé par l’hégélianisme. Il faut donc voir les choses autre­ment, en termes d’analogie ici encore, ce qui per­met de dis­tin­guer les véri­tés immuables et leur expres­sion sujette aux chan­ge­ments.
Si l’on ne peut évi­dem­ment consi­dé­rer cette invi­ta­tion comme un point final – sinon il s’agirait d’une péti­tion de prin­cipe condui­sant à « super­dog­ma­ti­ser » les textes d’un concile lui-même infra­dog­ma­tique – on peut saluer ce col­loque en tant que pas impor­tant vers une pro­blé­ma­ti­sa­tion du Concile. On attend impa­tiem­ment le numé­ro de la Revue tho­miste qui four­ni­ra les textes com­plets de toutes ces com­mu­ni­ca­tions, et plus impa­tiem­ment encore que se mettent au tra­vail de recherche, dans le monde fran­co­phone et ailleurs, des équipes com­pa­rables à celle qui s’est ain­si réunie à l’initiative des domi­ni­cains de la Pro­vince de Tou­louse.

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