Rupture ou continuité ? Colloque de la Revue thomiste
La Revue thomiste et l’Institut Saint-Thomas d’Aquin ont organisé les 15 et 16 mai derniers à Toulouse un colloque sur le thème « Vatican II : rupture ou continuité ? Les herméneutiques en présence ». Est-il utile de relever l’importance d’une telle rencontre, sachant à quel point cette question de l’interprétation constitue le point commun de tous les clivages intervenus depuis 1965 ? La question est en réalité très large, parce qu’elle met en jeu de nombreux aspects, et pose aussi des problèmes que l’on a longtemps cherché à escamoter, ne serait-ce qu’avec de pieuses intentions – pieuses le plus souvent au sens du piétisme.
Vatican II n’a pas été un concile comme les autres, il s’est voulu (de par la détermination de Jean XXIII qui l’avait convoqué) seulement « pastoral », c’est-à-dire sans prétention définitoire nouvelle. A cause de cela, il a provoqué de nombreuses discussions, ou plutôt des productions argumentaires unilatérales ou entrecroisées, car les véritables débats ont été quasiment inexistants, autour de notions comme celle de « magistère authentique mais non infaillible » et quelques autres du même genre. On a invoqué tantôt l’esprit contre la lettre, tantôt l’inverse, on a vu des canonistes rompus à l’exégèse isoler telle incise particulière pour en faire la clé unique de compréhension de textes sans se soucier ni de l’analyse interne (le sens des termes, la cohérence du tout…), ni de l’analyse externe (la cohérence avec d’autres textes, l’adéquation à l’intention manifestée dans la définition de l’objet même du concile, les circonstances expressément considérées dans cet objet imparti et alléguées dans tous ses textes, obligeant à intégrer les « attentes du monde » dans cette même analyse externe), et ainsi de suite.
Le thème de ce colloque était en lien explicite avec le discours prononcé par Benoît XVI le 22 décembre 2005, se proposant d’adopter comme règle d’interprétation le postulat de la continuité ((Sur ce postulat et son lien objectif avec certaines théories interprétatives contemporaines dans le domaine juridique, voir Gilles Dumont, « Interprétation et positivisme juridique », Catholica, n. 90, hiver 2005-06, pp. 29–34)), s’agissant de « réfléchir sur la manière dont le courant théologique issu de saint Thomas d’Aquin peut concourir à une Réception de Vatican II qui honore le concile comme un acte de Tradition vivante ».
Une partie des interventions, présentées, sauf quelques exceptions, par des pères dominicains, ont porté sur des objets bien délimités. Ainsi, le P. Donneaud, à propos de la ligne d’interprétation (ou de pré-compréhension) de la revue Concilium, qu’il a principalement imputée à Hans Küng, de manière peut-être un peu réductrice, suivi par l’historien Luc Perrin, parlant en détail de la « réception » du Concile organisée par l’Ecole de Bologne (Dossetti, Lercaro, Alberigo…), les deux grands foyers du progressisme théologique de la période conciliaire et depuis. Une troisième intervention avait été prévue, concernant le rôle joué par la grande presse – en l’occurrence, le journal La Croix – mais l’auteur pressenti, le P. Laffay, a été empêché par suite de charges inattendues. Même si l’échantillon de ces groupes de pression n’a couvert que deux exemples, cela a cependant montré l’importance capitale de telles entreprises. Il est difficile d’y voir des éléments seulement externes et comme parasitaires, puisque la relation a constamment été très étroitement maintenue entre ces laboratoires de pensée, le groupe d’évêques européens qui ont modelé le cours des débats conciliaires, et d’autres officines plus ou moins informelles, soit directement (le cardinal Lercaro, par exemple) soit par le biais des experts (periti) ou encore d’agences de presse spécialisées (Idoc par exemple).
Le principal de ce colloque, que l’on peut sans doute considérer comme un premier pas en direction d’un réexamen de fond, a porté sur deux séries d’interventions, les unes sur des cas importants par leur lien avec le thème général, les autres, moins nombreuses, sur la méthode elle-même.
Dans la première catégorie, mentionnons le P. Durand (« L’intégration de l’histoire du salut dans l’énoncé trinitaire de la Révélation selon Dei Verbum »), le P. Daguet, sur « Le salut des non-chrétiens » et la manière de comprendre l’adage de saint Cyprien « hors de l’Eglise point de salut », avec un détour sur l’épineuse question du « subsistit in » (L’Eglise catholique n’est pas l’Eglise du Christ, mais celle-ci subsiste en elle : Lumen Gentium n. 8), question également reprise par Mgr Frost (« Développement dogmatique et herméneutique ») et par le P. de La Soujeole (« Le vocabulaire et les notions à Vatican II et dans le magistère postérieur »). L’insistance sur ces deux petits mots latins manifeste que l’affirmation conciliaire est bien une pierre d’achoppement pour l’application du postulat de la continuité ; d’ailleurs aucune conclusion ne se dégage réellement, mais plutôt un constat de difficulté. D’autres interventions concernent l’œcuménisme, avec l’innovation du concept de « communion imparfaite » abordée par le P. Morerod (« Le dialogue œcuménique, témoin des options herméneutiques »). Le nouveau secrétaire de la Commission théologique internationale souligne, comme d’autres conférenciers d’ailleurs, que la mise à l’écart de l’approche théologique de saint Thomas a créé des confusions lourdes de conséquences. Le P. Somme essaie de clarifier l’interprétation, difficile, de la déclaration Dignitatis Humanae, sujet repris par le P. d’Amecourt, qui note que celle-ci place la liberté religieuse sur le terrain du droit naturel sans préciser ce qu’est ce dernier. L’exposé du P. Borde, un carme, sur « La relation Eglise-société civile à Vatican II », tente d’esquiver la difficulté, en affirmant qu’en matière de relations entre l’Eglise et l’Etat le Concile ne s’était pas placé sur le terrain juridico-politique comme auparavant mais sur celui de l’anthropologie. Mais il est bien difficile de souscrire à une telle réduction, qui fait notamment fi de la pratique juridique postconciliaire.
L’impression dégagée par ce colloque est celle d’une bonne mise en évidence des multiples difficultés d’interprétation d’un concile aussi inédit dans ses défauts de netteté que dans sa définition « pastorale » et néanmoins « dogmatique », sans rien formaliser toutefois. Il ne fait pas de doute que ce caractère d’imprécision a gêné la plupart des intervenants. Ce trait caractéristique, qui pèse lourdement sur le besoin d’interprétation, nécessitera sans doute une approche ultérieure tout aussi sérieuse que cet ensemble de travaux.
En attendant, cependant, la question de méthode a été abordée, soit chemin faisant à l’occasion des cas concrets présentés, soit dans une certaine mesure en tant que telle. Ainsi le P. Narcisse, (« L’herméneutique de la Tradition »), cherchant à préciser les règles d’un équilibre général, s’efforce de démontrer que certaines ruptures s’opèrent pour obtenir une continuité plus profonde, récusant autant ce qu’il appelle le subjectivisme traditionaliste que l’historicisme moderniste. Cependant il opine contre le recours à la notion de « Tradition vivante », en raison de ses ambiguïtés. De même veut-il écarter à la fois la défiance envers la théologie, réduisant la Tradition au Magistère, et l’invocation du sensus fidei contre ce dernier. Le P. Narcisse voit la solution dans l’usage thomiste de l’analogie. Quant au P. Durand, se demandant comment classer Vatican II du point de vue dogmatique, et concluant, à propos de l’introduction d’une certaine historicisation de la définition de la Révélation dans le texte conciliaire (Dei Verbum, 2), il range celle-ci dans la catégorie non pas dogmatique, mais catéchétique… Il indique d’ailleurs que cette innovation ne présente pas de difficulté « si elle reconnaît la continuité doctrinale et littéraire entre la prédication kérygmatique des Apôtres et les premiers symboles de la foi ». D’autres ne raisonnent pas ainsi, et en tirent une justification de la « narrativité » aux relents des plus relativistes.
Pour sortir du cercle herméneutique, deux exposés ont retenu l’attention. D’une part celui, presque conclusif, du professeur Puttalaz (Fribourg) sur « Certains présupposés philosophiques aux choix herméneutiques », qui « remet à sa place » la prétention de tout vouloir interpréter, c’est-à-dire de tout relativiser en invoquant la culture, l’histoire, le milieu. Et plus encore l’introduction du P. Humbrecht (« Interpréter l’herméneutique »), qui a prêché pour qu’on remette ici encore les choses en ordre, et que l’on s’attache à lire les textes : l’esprit d’un texte est avant tout dans sa lettre, il faut donc tout simplement y faire retour, proportionnellement à sa force intrinsèque (texte inspiré, assisté, proposé) ; parler de « rupture », ce serait accepter un terrain piégé par l’hégélianisme. Il faut donc voir les choses autrement, en termes d’analogie ici encore, ce qui permet de distinguer les vérités immuables et leur expression sujette aux changements.
Si l’on ne peut évidemment considérer cette invitation comme un point final – sinon il s’agirait d’une pétition de principe conduisant à « superdogmatiser » les textes d’un concile lui-même infradogmatique – on peut saluer ce colloque en tant que pas important vers une problématisation du Concile. On attend impatiemment le numéro de la Revue thomiste qui fournira les textes complets de toutes ces communications, et plus impatiemment encore que se mettent au travail de recherche, dans le monde francophone et ailleurs, des équipes comparables à celle qui s’est ainsi réunie à l’initiative des dominicains de la Province de Toulouse.