Gadamer et son herméneutique universelle
[article publié dans catholica, n. 27, pp. 43–51.]
Hans Georg Gadamer est né à Marburg en 1900. Au sortir de ses études secondaires, il s’inscrit à l’université locale — une forteresse imprenable de la tradition luthérienne et kantienne — et plonge avec passion dans la philosophie grecque, sous la houlette de Paul Natorp, lui-même l’un des représentants les plus importants du néo-kantisme. Natorp était alors surtout connu pour une œuvre maîtresse, Platos Ideenlehre (1909). C’est sous sa direction que Gadamer passe, en 1922, le doctorat de philosophie. L’année suivante, il rejoint à Marburg un jeune professeur qui suscitait, par ses conceptions philosophiques, un véritable scandale parmi les anciens, mais enthousiasmait les jeunes : Martin Heidegger, qui avait seulement trente-trois ans, et qui se détachait par son originalité et sa compétence historique. Parmi les disciples sur qui Heidegger exerça une influence immédiate, on retient R. Bultmann, G. Kruger, et Gadamer lui-même ((. La thèse d’habilitation de Gerhard Kruger, Einsicht, Francfort, 1939, une œuvre essentiellement religieuse, détacha son auteur de son compagnon Gadamer. Cf. P. Fruchon, « Compréhension et passion », in AA.VV., L’héritage de Kant, Paris 1982, pp. 431–451.)) . Gadamer se lance alors dans l’étude approfondie de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, puis du Phédon et du Sophiste, ainsi que du Philèbe, de Platon. En 1929, Martin Heidegger lui fait passer son habilitation, avec un essai, Dialektische Ethik, dans lequel il parvient déjà à certaines conclusions importantes, comme cela ressort de la lecture de l’œuvre tardive sur Platon et Heidegger (1978) ((. Cf. P. Fruchon, « Herméneutique, langage et ontologie. Un discernement du platonisme chez Gadamer », in Archives de Philosophie, n. 36, 1973, pp. 529–568 ; 1974, pp. 223–242 ; 253–275 ; 533–571. Il faut noter que l’édition complète des œuvres de Gadamer a été entamée par l’éditeur J. C. B. Mohr, à Tübingen, à partir de 1985. Dix volumes sont prévus, parmi lesquels trois sont consacrés aux études de philosophie grecque.)) . Il affirme notamment qu’Aristote est un platonicien qui prolonge son maître, et que le primat méthodologique de l’écrit constitue la base nouvelle d’une interprétation de la pensée platonicienne. Les résultats de ces travaux ont été publiés en 1931 dans Platos Dialektische Ethik. Mais dans le même temps, Gadamer s’éloigne de plus en plus de son maître. En effet, Martin Heidegger, en 1940, publie son bref mais fondamental essai Platoslehre von der Wahrheit qui accusait Platon d’être le destructeur de l’être. Selon lui, Platon, avec son allégorie de la caverne, abandonne l’être de Parménide et d’Héraclite et inaugure le fatal oubli de l’être (« Vergessenheit des Seiendes ») qui durera jusqu’au XXe siècle. La vérité (aléthéia) de Platon n’est plus un dévoilement, mais une adéquation (orthotès). Gadamer, de son côté, bien que partageant, comme on le verra, de nombreux principes de Heidegger, rejette cette thèse. Pour lui on ne doit pas interpréter Platon selon une historiographie routinière, mais à travers une méditation et une réflexion innovatrices qui puissent établir un lien direct entre Platon et Hegel, spécialement le Hegel de la Phénoménologie et de la Science de la logique ((. Hegels verkerhte Welt, 1966, et aussi Hegels Dialektik, 1971. Gadamer est resté un admirateur inconditionnel de Platon, jusqu’à célébrer avec Hegel (Phénoménologie de l’Esprit, n. 57) le dialogue Parménide comme « le plus grand chef‑d’œuvre de l’ancienne dialectique ». C’est également pour cette raison que Gadamer a dit que Hegel avait été le premier à comprendre la dialectique platonicienne.)) . C’est en 1960 que Gadamer publie son œuvre principale, Wahrheit und Methode ((. Edition française : Vérité et méthode, Seuil, 1976. Désormais la référence à cette œuvre dans son édition allemande sera indiquée sous l’abréviation WM.)) qui constitue le sommet de son labeur philosophique, et l’essai le plus suggestif et opératoire de son herméneutique. Les études ultérieures ne sont que des approfondissements, des polémiques, des réponses autour du noyau central qu’est resté cet ouvrage.
Gadamer et l’herméneutique
Le mot herméneutique n’a pas été utilisé pour la première fois en 1960. Aristote avait déjà intitulé Péri herménéias son traité de logique du jugement et de la proposition. L’herménéia comme interprétation avait été utilisée par les Sophistes pour la lecture d’Homère (Antisthène l’appelait l’hyponoïa pour les problèmes de la mythologie grecque). La théologie chrétienne, spécialement l’école alexandrine, a affronté la question à propos de l’exégèse biblique (IIIe siècle). Saint Augustin, dans son traité De doctrina christiana, offre le premier exemple d’une théorie de l’interprétation scripturaire et théologique. Dans les temps modernes, ce fut Schleiermacher (Breslau, 1768 – Berlin 1834) qui donna sa signification à l’herméneutique biblique, mais en partant des principes romantiques et immanentistes, jetant ainsi l’herméneutique dans les bras de la philosophie. W. Dilthey (1833–1911) fit revivre diverses idées de Schleiermacher, en appliquant aux « sciences de l’esprit » (Geistwissenschaften) quelques postulats du philosophe et théologien de Breslau. Dilthey adoptait l’expérience vécue (Erleibnis) comme méthode d’interprétation de l’histoire, mais séparait nettement l’interprète de l’interprété, le sentiment vécu de l’unité objective de l’histoire universelle. C’est Heidegger qui a fourni à Gadamer sa clé pour unifier dans le sujet la réalité historique et son interprète. C’est ainsi qu’est née une herméneutique universelle, s’appliquant aussi bien à la philosophie qui pense l’univers à travers l’œuvre interprétative de l’herméneute (art, éthique, droit, histoire, théologie morale, dogmatique, biblique) qu’aux sciences de la nature, qui deviennent des systèmes fondés sur la déconstruction du langage humain, par souci d’édifier un métalangage affranchi des préjugés de la langue maternelle. Mais Gadamer n’est pas le seul à s’exprimer dans le concert grandissant de l’herméneutique. J. Bleicher distingue trois cercles : a) la théorie d’Emilio Betti, un Italien ; b) la philosophie de Heidegger, de Gadamer et du Français Paul Ricœur. Nous ajouterons aussi de L. Pareyson, de Turin ; c) l’herméneutique critique de J. Habermas et K. O. Appel ((. J. Bleicher, Contemporary Hermeneutics, Londres, 1986. Il faudrait encore ajouter l’herméneutique luthérienne dont Bultmann est le chef de file. Cf. Glauben und Verstehen, Tübingen, 1952. )) . L’herméneutique n’est donc pas un privilège ni un monopole allemand. Depuis une décennie environ, elle pénètre également la culture anglo-saxonne (T. S. Kuhn, P. Feyerband, et plus récemment R. Rorty). Gadamer n’a pas fondé son herméneutique universelle (ou philosophie herméneutique) sans oppositions. Il a dû se battre avec Betti, les gens de l’Ecole de Francfort, à commencer par Habermas, et même avec Heidegger. Emilio Betti, avec sa grande étude sur l’exégèse juridique, Die Hermeneutik als allgemeine Methodik der Geisteswissenschaften, se propose de renouveler les règles d’interprétation des lois positives en partant des principes de Vico. Son herméneutique n’est pas une philosophie mais une méthode qui s’oblige à la lecture des textes législatifs en tant que réalités objectives distinctes de l’interprète ((. Cette méthode refuse en conséquence le « cercle herméneutique », la « précompréhension », et accède au concept d’histoire au sens objectif de Dilthey.)). Gadamer lui oppose le fait que l’interprète n’accède pas à l’examen des textes à l’état neutre. Il possède des pré-jugés, qui conditionnent son interprétation. Plus serrée a été la polémique avec Habermas. Celui-ci avait déjà exprimé des réserves avant 1960. Mais la discussion a éclaté vers les années 1970. Il observait que si l’homme en général, et le philosophe en particulier, ne peuvent se libérer des préjugés dans l’acte d’interpréter, l’herméneutique n’est plus qu’une splendide idéologie impérialiste et conservatrice qui fonde ses affirmations sur le passé et la tradition acritique. En outre, les préjugés seraient toujours légitimes, d’où il résulterait que l’herméneutique est une méthode d’un optimisme risible ((. J. Habermas, Hermeneutik und Dialektik, 1970.)) .
Gadamer s’est défendu en répliquant qu’on ne donne jamais une vérité historique objectivement neutre. Mais il dut admettre que tous les pré-jugés ne pouvaient être également légitimes dans la reconstruction herméneutique. La question des liens de dépendance de Gadamer envers Heidegger est plus complexe. Nous en reparlerons plus loin. Pour le moment, contentons-nous d’observer que Heidegger était obsédé par le problème du « fondement » (Grund) de son analytique existentielle. Gadamer était d’accord avec lui pour admettre l’historicisme, l’immanentisme, le subjectivisme (pour lequel croire qu’il existe un au-delà de la pensée n’est qu’une vaine illusion) mais il retenait comme objet de la compréhension non pas l’être-dans-le-monde (Dasein ou In-der-Welt-Sein), mais l’interprétation du langage dans l’horizon de l’histoire ((. Cf. G. Sansonetti, Il pensiero di Gadamer, Brescia, 1988, p. 6. Gadamer a toujours été attaché à la tradition postkantienne de toute la philosophie allemande officielle. L’ascèse du connaître ne peut pas engager le sujet (Gadamer, Kleine Schriften, I). Croire qu’au-delà de la pensée existe un objet relèverait de la banale illusion (ibid., p. 12). Il n’existe pas de neutralité objective (Vom Zirkel, Kleine Schriften, trad. ital., Milan, p. 84).)) . Pour Gadamer, le noyau central de tout problème philosophique est en effet le langage. Celui-ci est la condition essentielle de la culture, comme il en résulte à son avis du fait qu’entre philosophie et poésie, il existe un échange et une influence réciproques. Ainsi, Kant a influé sur Goethe, Hegel sur Hölderlin, Balzac sur Rilke.