Les chrétiens d’Orient, à temps et à contretemps
[article publié dans catholica, n. 102, pp. 122–125]
L’enlèvement et l’assassinat de l’évêque chaldéen de Mossoul, au printemps dernier, a eu, sauf exception, un faible retentissement dans nos paroisses de France ; même lorsque l’évêque local a demandé que l’on prie pour ce nouveau martyr, bien des curés en ont dispensé leurs pratiquants, y compris dans les régions où les réfugiés chaldéens sont nombreux — et fidèles (ô combien) à la messe même en rite latin. Aussi doit-on se louer que certains viennent encore troubler notre tranquillité en rappelant cette réalité sociopolitiquement incorrecte : l’islam tel qu’il est pratiqué est antichrétien dans tous les pays qu’il a conquis (Liban excepté, généralement, parce que la conquête n’a jamais été totale). Merci, donc, à Magdi Zaki : quelques années après sa monumentale Histoire des Coptes, il publie un petit livre moins exhaustif mais plus combatif encore, et davantage centré sur l’actualité ((. Magdi Sami Zaki, Dhimmitude ou l’oppression des chrétiens d’Egypte, L’Harmattan, juillet 2008, 21 €.)) . On se doute que la parution du livre n’a pas été facile : l’essentiel a été terminé en octobre 2000, l’avant-propos (sic) est daté de février 2004, et un important post-scriptum (re-sic), placé entre l’avant-propos et le cœur de l’ouvrage, a été écrit en janvier 2008. Il en résulte un désordre certain, d’autant que, dès sa conception, l’ouvrage était composite ; son objet premier était la dénonciation du « pogrom anticopte » d’El Kocheh (31 décembre 1999 — 2 janvier 2000) et surtout des suites qui lui ont été apportées (plus exactement de l’absence de suites apportées) par les autorités égyptiennes. L’indignation de Magdi Zaki a été accrue par la réponse que le texte qu’il avait adressé au lénifiant Président de l’Assemblée nationale égyptienne avait reçue, signée du « député copte nommé » par le Pouvoir, pour servir d’alibi. C’est de ce premier mouvement que proviennent les deux premiers et courts chapitres, les deux lettres adressées au Président de l’Assemblée et au député-alibi ; le premier niait toute possibilité d’attaque anti-chrétienne dans un pays où la Constitution proclame la liberté de religion (mais fait de la charia la source principale de la législation), le second justifiait son statut officiel de « collaborateur patenté » en niant en connaissance de cause toute discrimination contre les Coptes.
Partant de là, Magdi Zaki retrace le pogrom d’El Kocheh, un de ces « crimes d’Etat » fréquents en Egypte, il montre que, de manière systématique, les agressions contre les Coptes sont ignorées par les juges quand elles ne sont pas perpétrées par la police, et il étend son propos à l’ensemble des aspects de la dhimmitude (le statut d’inférieur protégé, comme un mineur sous tutelle mais qui ne s’émancipera jamais, ou un fou sous curatelle jusqu’à ce qu’il se convertisse à la seule vraie religion) appliquée réellement aux chrétiens. Avec cette fureur qu’il décide de ne plus maîtriser, il attaque l’islamisme, puis l’islam, le Coran et le prophète, et va jusqu’à esquisser une comparaison entre l’islamisme et le nazisme (comparaison sans portée réelle, et dont il aurait pu se passer). Pour des lecteurs non-orientaux, il eût peut-être été plus efficace de s’arrêter avant ce feu d’artifice vengeur ; on n’est plus habitué à cette « déconstruction » de la religion coranique, qui mériterait de plus amples développements, bien sûr. Elle a, au moins, le mérite de montrer que la liberté de penser, notamment contre les religions, est une caractéristique des sociétés chrétiennes évoluées. L’islam reconnaît (et ne demande qu’à « protéger ») les religions du Livre, mais n’admet de critiques et d’attaques que contre le judaïsme et le christianisme.
Les attaques contre la religion islamique ne sont pas ici essentielles ; le plus important, c’est la perception que les sociétés islamisées se font des « mécréants », de ceux qui croient mal. Plus que l’Evangile, le Coran est la source d’une société globalement homogène, malgré ses divergences, ses hérésies, ses guerres intestines. En terre conquise par la violence islamique (mais sainte parce qu’utilisée « sur le chemin d’Allah »), le chrétien a logiquement un statut régi par la violence, plus ou moins maîtrisée selon les époques et les pays.
Qu’il existe des « musulmans modérés », en tout cas à l’égard des prescriptions violentes et bien connues du Coran, le professeur de l’Université de Nanterre ne le nie pas, au contraire, et il en cite plusieurs — la plupart exilés en Occident chrétien (au moins de référence) ou assassinés par les islamistes. Mais l’erreur des Occidentaux est d’appliquer aux sociétés islamiques les grilles de lecture et de raisonnement applicables à leurs propres sociétés. Dans son Bilan de l’Histoire, en 1946, René Grousset remarquait le décalage entre les sociétés : les astronomes nous ont appris que ces étoiles que nous voyons d’un seul coup d’œil ne sont pas « synchroniques » mais séparées par des « gouffres d’espace » et des « abîmes de temps ». De même, les civilisations sont séparées par « d’effroyables décalages chronologiques ». Pour l’islam, on en est au quatorzième siècle, en suivant son propre calendrier, et « il est exact que nombre de ses fidèles vivent encore à l’époque de notre Trecento ». Mais quelle Renaissance apparaît ? Si la situation a beaucoup évolué sur le plan économique, l’islamisme terroriste fait régresser profondément les sociétés qu’il envahit sur le plan psychologique, en voulant faire revivre ses sectateurs au temps du Prophète (mais en chaussures Nike et Kalachnikov à la main).
L’apport essentiel de ce livre utile, surtout s’il est à « contretemps », est probablement de nous rappeler ces différences de temps vécu. « Comprendre l’islam » est une nécessité ; mais l’occulter, comme lui-même le fait trop souvent de l’Evangile (« livre altéré »), c’est se rendre et lui rendre un mauvais service. Magdi Zaki remarque que les musulmans d’Egypte se comportent toujours comme s’ils avaient un « complexe de légitimité », celui de l’occupant. Et, en Occident, les islamistes ont conservé l’esprit de la reconquête contre les prétendus « Croisés » — la violence, toujours la violence dont souffrent d’abord les chrétiens vivant en régime islamique.
On pourra s’en convaincre avec le numéro de Peuples du Monde consacré presque entièrement aux chrétiens d’Irak ((. Peuples du Monde, Revue de la Mission catholique, n. 425, juillet-août 2008, avec un gros dossier de Joseph Alichoran. A noter que ce dernier participe à l’enseignement dirigé par Bruno Poizat, à l’INALCO (ancienne Ecole des Langues orientales), de la langue soureth, l’araméen d’aujourd’hui, parlé par les Assyriens et Chaldéens, et très proche de la langue du Christ. Ils viennent d’ailleurs de publier un Manuel de Soureth, destiné aux débutants (Geuthner Manuels, 2008, 42 €).)) . Dans un autre genre,mais pour la même population, assyro-chaldéenne, un ouvrage très intéressant vient d’être publié, à propos de l’exode des Assyriens, des montagnes du Hakkari(aujourd’hui ausud de la Turquie) jusqu’aux rives du Khabour, en Syrie ((. Georges Bohas et Florence Hellot-Bellier, Les Assyriens du Hakkari au Khabour. Mémoire et Histoire, Geuthner, 2e trimestre 2008, 217 p., 32 €. Les poèmes sont reproduits en fin d’ouvrage en soureth, et l’on pourra donc les lire dans le texte, grâce à la Méthode citée à la note précédente.)) . C’est une histoire que les spécialistes connaissent déjà assez bien, mais que Georges Bohas a particulièrement étudiée depuis plus d’une vingtaine d’années. Avec Florence Hellot-Bellier, il complète un livre précédent de manière originale et accessible à tous. Le hasard dirigé faisant bien les choses, il a pu récupérer deux poèmes écrits par des diacres assyriens, relatant les circonstances et les détails de ces « déplacements de population », comme l’on dirait aujourd’hui, et qu’il a traduits en français. Réfugiés depuis des siècles dans les montagnes hostiles et parfois enneigées du nord de la Mésopotamie, d’où leur venait leur foi chrétienne, les Assyriens ont été obligés de les quitter, menacés d’extermination par les Ottomans poussés par les Jeunes Turcs, et trompés par les Puissances, Russes et Britanniques essentiellement. Les exécutants ont été, comme toujours, en priorité les Kurdes, autres habitants des mêmes montagnes et vallées, avec lesquels, pourtant, une forme de vie politique et sociale très originale les liait (pp. 90–92 et 120–122) : une assemblée commune les réunissait, avec deux « partis », de droite et de gauche, chacun regroupant des Assyriens et des Kurdes ; leur dénomination « droite » et « gauche » était purement géographique (par rapport à l’émir, toujours kurde, dans le cadre des assemblées). C’était le seul moyen de réduire les conflits entre les deux ethnies : les Kurdes de droite devaient prendre parti pour les Assyriens de droite contre les Kurdes de gauche. Et cela fonctionna tant bien que mal, durant quelques siècles.
De 1915 à 1933, l’exode se déroula en plusieurs phases, ponctuées de massacres qui s’ajoutaient aux massacres des chrétiens, Assyriens, Chaldéens et Arméniens pour d’autres motifs, plus généraux, et plus connus (si ce n’est des Turcs d’aujourd’hui). Les poèmes, de style « Chanson de geste » médiévale, sont très touchants, et sont fort bien complétés par des entretiens avec les survivants (dont les connaissances surprennent par leur étendue, malgré quelques inexactitudes tout à fait compréhensibles), par des reproductions de textes inédits, en provenance des Archives du ministère des Affaires étrangères comme de sources anglosaxonnes, qui viennent expliquer (pas toujours de manière convaincante) la position des Puissances, les stratégies (dont l’honnêteté varie), et les différentes manières d’appréhender l’avenir de chrétiens dans une zone géographique à construire : le Moyen-Orient actuel. Le tout est assorti de commentaires bienvenus des deux auteurs. Notons deux points, pour terminer : la crédulité de Clémenceau dans le domaine diplomatique, souvent dénoncée par les Magyars, trouve ici une certaine confirmation face aux manœuvres des Britanniques et Américains ; et, déjà, les missions protestantes anglosaxonnes jouaient un rôle trouble, comme ce missionnaire apparaissant, selon les cas, en pasteur, ou en capitaine…