Maritain le passeur
[article publié dans catholica, n. 94, pp. 11–19.]
En provoquant l’effondrement des institutions usées de l’Ancien Régime, la Révolution française aura finalement contraint les catholiques français, jusque-là en quasi totalité simples sujets du Roi, à devoir penser les fondements de la politique : il leur a fallu prendre position face à des institutions fondées sur des principes en rupture avec ceux de la philosophie politique classique et la conception chrétienne du pouvoir sur laquelle celle-ci prenait appui. Tiraillés entre fidélité intransigeante et acceptation du libéralisme, les catholiques français ont longtemps hésité, sur le terrain pratique, entre contre-révolution et participation. C’est dans le contexte de persécutions antireligieuses autant que de crise dynastique que Léon XIII a opté pour l’entrisme au sein de la République, avec son encyclique Au milieu des sollicitudes du 16 février 1892, dans le but assez clair d’apaiser la situation et de faire cesser un vide politique. Cette initiative n’a pas cependant mis fin à la volonté d’un grand nombre de catholiques de lutter pour le rétablissement d’un régime de chrétienté, tandis que d’autres l’ont comprise comme une justification de l’intégration qu’ils avaient déjà entamée en application des principes du catholicisme libéral et qu’ils désiraient pousser à leur extrémité logique. Les premiers, pour une large part d’entre eux, se sont progressivement rassemblés autour de l’Action française dès la première décennie du XXe siècle, et ont alors représenté une force politique capable de s’opposer de front aux institutions républicaines. C’est dans ces conditions que Jacques Maritain s’imposera progressivement comme le « philosophe quasi officiel de l’Eglise de France » ((. Guillaume de Thieulloy, Le chevalier de l’absolu, Gallimard, coll. L’esprit de la cité, 2005, p. 95.)) , avant de devenir ensuite l’un des principaux, sinon l’unique intellectuel dominant des « non-conformistes des années trente ». Converti au catholicisme en 1906, ce républicain dreyfusard, d’abord adepte de Bergson, s’est « rallié » à saint Thomas d’Aquin puis s’est rapproché de l’Action française sous l’influence de son confesseur, le père dominicain Humbert Clérissac. Maritain se déclarait alors radicalement antirévolutionnaire, dans une de ses premières œuvres au titre sans équivoque, Antimoderne (1922) : « Nous haïssons donc l’iniquité révolutionnaire-bourgeoise qui enveloppe et vicie aujourd’hui la civilisation » ((. Antimoderne (1922), Ed. de la Revue des jeunes, p. 194.)) .
Plus tard, avec la condamnation de l’Action française par Pie XI en décembre 1926, Maritain va très insidieusement passer de la défense intransigeante des principes posés par saint Thomas dans le De regimine principum à la promotion de la démocratie et des droits de l’homme, passant ainsi de l’intégralisme au libéral-catholicisme. Ce type de basculement n’est pas rare, mais il s’opère chez lui selon des modalités particulières lourdes de conséquences. Passé maître dans l’art d’utiliser la philosophie de saint Thomas à laquelle il fait allégeance en permanence tout au long de ses écrits, Maritain entraînera avec lui un grand nombre de catholiques dans l’impasse de la démocratie chrétienne, surtout au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Et comme on le sait, sa pédagogie politique s’exportera — il suffit de penser au rôle de son disciple et traducteur Giovanni Battista Montini, futur Paul VI, au sein de l’Action catholique italienne, de la Secrétairerie d’Etat et enfin du Concile — pour comprendre la place exceptionnelle de cet homme dans l’histoire de l’Eglise contemporaine.
Le succès de la pensée de Maritain s’explique notamment par le fait qu’il a offert aux catholiques désemparés de l’entre-deux-guerres une solution théorique pour cesser une lutte épuisante contre le libéralisme politique et le laïcisme militant sans renoncer, du moins en apparence, à la culture politique à laquelle ils étaient habitués. Pour certains d’entre eux, Maritain est alors apparu comme un alchimiste génial qui aurait, enfin, réussi à concilier les principes classiques de la politique avec les institutions modernes de la démocratie libérale. Mais il s’agissait en réalité d’un procédé illusoire et propre à nourrir les illusions.
Peu après sa conversion, Maritain posait le problème politique de manière très réaliste : comment mettre en œuvre les principes naturels de la politique dans le cadre de la IIIe République ? Rejetant d’emblée comme perspective utopique le rétablissement intégral d’une chrétienté idéalisée, Maritain déclare : « Nous ne voulons pas retourner au moyen âge […] ; nous espérons voir restituer dans un monde nouveau, et pour informer une matière nouvelle, les principes spirituels et les normes éternelles dont la civilisation médiévale ne nous présente, à ses meilleures époques, qu’une réalisation historique particulière, supérieure en qualité, malgré ses énormes déficiences, mais définitivement passée » ((. Ibid., pp. 22–23.)) . Sur les conseils de son confesseur, il s’est alors rapproché de l’Action Française : « S’il m’est permis d’évoquer ici des souvenirs personnels, je dirai que moi-même, trois ou quatre ans après mon entrée dans l’Eglise, n’ayant d’ailleurs jamais ouvert encore l’Action Française, ni un livre de Maurras, je nourrissais à l’égard de celui-ci la plus sombre défiance ; il a fallu les exhortations du Père Clérissac […] pour m’amener à examiner d’une manière impartiale l’œuvre politique de Maurras, à la lumière des principes de Saint Thomas » ((. Jacques Maritain, Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques, in Œuvres complètes, Ed. Universitaires de Fribourg, 1986, T. 3, p. 759. [La référence à cette édition des œuvres complètes sera par la suite indiquée O. C.])) .
Cet examen le conduit à la rédaction en 1925 d’un opuscule intitulé Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques. Son analyse sympathique, mais critique de la doctrine de Charles Maurras l’amène à formuler quelques réserves. « Ses idées politiques, écrit-il, du moins celles qui ont une valeur universelle, constituent des fragments d’une science politique, une préparation empirique à une telle science, des conclusions inductives et partielles que la pensée catholique peut assumer et intégrer en les organisant en doctrine par rattachement à des principes plus élevés et dans la lumière propre de la théologie » ((. Ibid., p. 765.)) . Il reproche à Maurras son agnosticisme, son naturalisme et sa conception de la laïcité, ce qui recoupe les réserves qu’avait déjà formulées le P. Descoqs dans A travers l’œuvre de M. Charles Maurras (1911).
Cela ne l’empêche pas de souligner la clairvoyance de Maurras sur les grandes lignes de la politique, principalement en ce qui concerne le mot d’ordre « politique d’abord », qu’il prend scrupuleusement le soin d’expliquer, à l’encontre de la compréhension erronée qu’on en faisait déjà : « La condition première […] c’est […] une distribution de l’autorité dans la cité, un gouvernement de celle-ci qui ne soit pas contraire à la nature. Sans cette condition, tous les efforts individuels d’ordre social, moral, intellectuel, religieux, efforts plus nobles en eux-mêmes que l’activité des partisans d’un groupement politique — et plus nécessaires en soi, et toujours indispensables — resteront impuissants à inscrire un résultat durable dans la vie commune des hommes ». Il encourage donc les catholiques à soutenir l’Action française faute de mieux : « Il arrive trop souvent qu’au lieu de compléter ce qui est omis, nous nous acharnions à détruire ce qui est fait. C’est à un autre travail que nous sommes conviés ».
A cette époque, Maritain rejette donc clairement les institutions de la IIIe République en ce qu’elles reposent sur les principes de la Révolution : « Ce qu’il [le catholique] doit haïr en tant même que citoyen, et chercher à renverser à moins qu’un mal plus grand ne doive s’ensuivre pour la cité, c’est une souveraineté politique qui non pas par accident, mais essentiellement, en droit et en principe, serait tournée contre le Christ » ((. Ibid., p. 767.)) .
La mise à l’index de l’Action française, intervenue quelques mois après la parution de cet écrit préventif, semble néanmoins avoir incité Maritain à changer insensiblement de discours. Officiellement, il ne remet pas en cause son analyse : « Il est clair qu’en frappant les erreurs et les déviations qu’elle discerne dans une doctrine ou un mouvement, l’Eglise ne veut pas condamner ce qui peut se trouver là de bon. Tout ce qu’il y a de juste et de fondé dans les conceptions politiques qui, empiriquement et partiellement retrouvées par Maurras, se rattachent à Joseph de Mais-tre, à Bonald, à Bossuet, à saint Thomas d’Aquin demeure intact » ((. Primauté du spirituel, in O.C., T. 3, p. 853.)) . Mais dans le même temps il déclare : « Bref et pour parler en image, une politique chrétienne doit choisir son analogué historique, non dans le siècle de Louis XIV, où tant de la vie pourrissait parmi tant d’éclat, mais dans la civilisation théologale du moyen âge » ((. Ibid., p. 854.)) . Il explique toutefois en note de bas de page que « c’est bien d’une analogie, et seulement d’une analogie, que nous parlons ici. Nous savons que le temps est irréversible. Il s’agit d’une correspondance spirituelle, non d’une copie littérale. Il ne s’agit pas de revenir matériellement au moyen âge, mais de s’inspirer de ses principes » ((. Ibid., p. 854. Souligné par nous.)) . Ainsi, alors que dans Antimoderne il voulait « restituer » les principes politiques de la société médiévale, Maritain semble désormais vouloir seulement s’en « inspirer ».
C’est dans Science et Sagesse — ouvrage composé à partir des leçons faites à l’Angelicum, à Rome, en mars 1934 — et surtout dans Humanisme Intégral — ouvrage également composé à partir de cours à l’université de Santander, en Espagne, en août de la même année, et sous-titré Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté — que Maritain opère véritablement une rupture, tout en laissant paraître une même fidélité aux principes thomistes qu’il avait défendus jusqu’alors en matière politique.