Revue de réflexion politique et religieuse.

Un chris­tia­nisme sans Christ

Article publié le 9 Jan 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 83, pp. 130–133]

On sau­ra gré à l’abbé Jean-Marc Ave­line ((. Jean-Marc Ave­line, L’Enjeu chris­to­lo­gique en théo­lo­gie des reli­gions. Le débat Tillich-Troeltsch, coll. Cogi­ta­tio Fidei 227, Cerf, 2003, 40 €.))  d’offrir à un public aver­ti un expo­sé clair du débat au sein du pro­tes­tan­tisme à pro­pos de l’absoluité du Christ. Cette grande que­relle a com­men­cé au début du XXe siècle lorsque le pro­tes­tan­tisme libé­ral, ayant fait siennes la phi­lo­so­phie des Lumières et l’Aufklärung, cher­cha à rendre compte de l’originalité du chris­tia­nisme par­mi les autres reli­gions. Pour le théo­lo­gien Ernst Troeltsch, les nou­velles méthodes (pour son époque) de l’histoire des reli­gions ruinent défi­ni­ti­ve­ment toute pré­ten­tion du chris­tia­nisme qui ne peut être sous­trait aux lois com­munes de la science his­to­rique (cf. p. 75). Même les élé­ments fon­da­teurs les plus spé­ci­fiques aux yeux des croyants « sont cepen­dant sus­cep­tibles de résul­ter d’adaptations de croyances anté­rieures ou étran­gères » (p. 77). Ain­si, tout dans l’évolution du chris­tia­nisme s’explique par une adap­ta­tion au contexte intel­lec­tuel du moment. L’irruption de ces nou­velles méthodes pro­voque donc un ébran­le­ment pro­fond. Le carac­tère sur­na­tu­rel, ou abso­lu, de la révé­la­tion chré­tienne (c’est Dieu qui prend l’initiative de s’adresser à l’homme en le sau­vant) ne peut donc être éta­bli par l’historien. Que Jésus soit la seule révé­la­tion de Dieu et qu’il ait opé­ré le salut du monde, voi­là deux affir­ma­tions dog­ma­tiques qui, à leur tour, devront être pas­sées au crible de la cri­tique his­to­rique pour être éven­tuel­le­ment aban­don­nées (cf. p. 167). tillich
Dès lors, il faut cher­cher ailleurs le fon­de­ment ration­nel de la croyance reli­gieuse. Troeltsch croit pou­voir l’établir dans la psy­cho­lo­gie humaine. Or il y a dans le cœur de l’homme une croyance véri­table par laquelle il domine la nature : « Je crois que dans ce chaos appa­rent, c’est la pro­fon­deur divine de l’esprit humain qui se révèle sous plu­sieurs aspects », écrit ou plu­tôt pro­fesse-t-il. Au sein de ce chaos, les valeurs que l’on peut déga­ger du chris­tia­nisme par une ana­lyse his­to­rique rigou­reuse témoignent d’une per­cée vers l’absolu (cf. p. 156). Le chris­tia­nisme repré­sente donc une étape dans l’histoire uni­ver­selle de l’esprit.
On sait que le pro­tes­tan­tisme libé­ral pro­vo­que­ra la réac­tion confes­sante et radi­cale de Karl Barth. C’est à lui, tout autant qu’à Troeltsch, que Paul Tillich répond, cher­chant entre ces deux extrêmes à déga­ger une voie médiane. Seule­ment, et ce tra­vail le montre, la symé­trie n’est pas par­faite. En effet, Tillich se range plu­tôt du côté du pro­tes­tan­tisme libé­ral et n’adoptera jamais les posi­tions prin­ci­pales de la théo­lo­gie bar­thienne.
Tillich com­mence sa réflexion à l’occasion d’un cours don­né à l’Université de Mar­bourg dans les années 20. Mais c’est un sujet sur lequel il revien­dra tout au long de sa car­rière, y com­pris à par­tir de novembre 1933 où il s’exile aux Etats-Unis. Comp­te­ra aus­si beau­coup pour lui un voyage au Japon en 1960. Sa relec­ture de Troeltsch veut tenir compte du nou­veau contexte his­to­rique issu de la Grande Guerre (nais­sance du socia­lisme pro­tes­tant dont Tillich est par­tie pre­nante). Le chris­tia­nisme se trouve dans une situa­tion de crise qui est aus­si un moment favo­rable, un kai­ros. La théo­lo­gie ne peut plus être seule­ment réac­tive mais elle doit pas­ser à l’offensive. Tillich recon­naît l’apport de Barth en affir­mant que la théo­lo­gie doit rendre compte de l’irruption de l’inconditionné (c’està-dire Dieu dans la for­mu­la­tion tilli­chienne) et que cette irrup­tion ne peut être sai­sie que de façon para­doxale et dia­lec­tique. Cepen­dant il veut aus­si prendre en compte (à la dif­fé­rence du théo­lo­gien bâlois) la créa­tion et la culture. En 1925, il éla­bore un pro­jet de dog­ma­tique en trois volets (il ne don­ne­ra effec­ti­ve­ment que les deux pre­miers) : créa­tion, rédemp­tion, accom­plis­se­ment (cf. p. 303). A la dif­fé­rence de Troeltsch, il cherche donc à réflé­chir à l’intérieur de la foi. Pour cela, il faut cher­cher l’essence de la Révé­la­tion (ou révé­la­tion par­faite) et étu­dier quel rap­port chaque reli­gion éta­blit avec cette essence. Or chaque reli­gion (ou plu­tôt chaque révé­la­tion) est sou­mise à un double mou­ve­ment : elle peut céder à une pro­fa­ni­sa­tion (elle devient alors réduc­tible à la culture) ou encore à la démo­ni­sa­tion (elle s’auto-absolutise) : « La voie de salut est certes celle qui mène à l’inconditionné, et elle parle de l’inconditionné ; mais en tant que voie, elle parle aus­si d’elle-même » (p. 376, la for­mule est de Tillich lui-même).
C’est ici que la figure du Christ inter­vient, ou plu­tôt la rela­tion para­doxale qu’entretiennent au sein du chris­tia­nisme Jésus et le Christ. En Jésus, purus homo, l’union entre un homme et l’inconditionné est appa­rue dans l’histoire. Entre lui et nous, il y a une dif­fé­rence exis­ten­tielle, mais non onto­lo­gique (cf. p. 466) : « La carac­té­ris­tique fon­cière de cette per­sonne est d’être tota­le­ment sou­mise à la créa­tion de créa­ture tout en étant entiè­re­ment unie à l’inconditionné » (p. 467). Mais, par le oui à la Croix, Jésus renonce au démo­nique, c’est-à-dire à l’absoluité de la révé­la­tion qu’il porte. Voi­là pour­quoi la théo­lo­gie pro­tes­tante place la Croix (ou la kénose) au centre de sa réflexion : « Puisque la croix du Christ marque la vic­toire contre le démo­nique, à savoir l’irruption de la révé­la­tion, elle affirme et nie toutes les voies de salut, y com­pris la sienne propre. La Croix, au sens où elle exprime la pro­tes­ta­tion contre toute pré­ten­tion à l’inconditionné de la part des formes condi­tion­nées, c’està-dire la pro­tes­ta­tion contre l’idolâtrie, est le cri­tère déci­sif non seule­ment de la chris­ti­ci­té de Jésus mais aus­si de la signi­fi­ca­tion uni­ver­selle de la pro­cla­ma­tion chré­tienne » (pp. 501–502).
Le dia­logue entre dif­fé­rentes tra­di­tions reli­gieuses devient créa­tif pour cha­cune de ces tra­di­tions elles-mêmes, y com­pris pour le chris­tia­nisme. En effet, par ce dia­logue, chaque reli­gion recon­naît ce qu’il y a en elle de per­cée vers l’infini, d’irruption de l’inconditionné, mais aus­si de démo­ni­sa­tion et de pro­fa­ni­sa­tion. Les grands concepts chré­tiens rendent compte de ce phé­no­mène com­plexe, mais rien ne dit que l’on ne puisse trou­ver chez d’autres cette même réa­li­té.
On note­ra pour finir que Tillich, plus sans doute que son inter­lo­cu­teur Troeltsch, est sen­sible non seule­ment au dia­logue avec les autres tra­di­tions reli­gieuses mais aus­si avec une socié­té cultu­rel­le­ment sécu­la­ri­sée au sein de laquelle il cherche la pré­sence de la reli­gion, éla­bo­rant une théo­rie géné­rale de la cor­ré­la­tion entre l’une et l’autre.
Jean-Marc Ave­line ter­mine son tra­vail par quelques consi­dé­ra­tions cri­tiques. Et notre recen­sion ne rend évi­dem­ment pas compte de la grande richesse de cette recherche. On com­prend bien l’intérêt de la théo­lo­gie de Tillich pour la réflexion chré­tienne sur le plu­ra­lisme des reli­gions. Lui-même écri­vait dans sa période amé­ri­caine : « Une théo­lo­gie chré­tienne inca­pable d’entrer dans un dia­logue créa­tif avec la pen­sée théo­lo­gique des autres reli­gions manque une occa­sion his­to­rique et reste pro­vin­ciale » (p. 513). Cepen­dant on aura com­pris que cette belle cohé­rence s’appuie sur des pré­sup­po­sés théo­lo­giques abso­lu­ment pas cri­ti­qués (ce n’est d’ailleurs pas le but de l’ouvrage) mais qui res­tent dif­fi­ci­le­ment accep­tables, voire assi­mi­lables, dans une pers­pec­tive catho­lique. La rup­ture éta­blie par le pro­tes­tan­tisme libé­ral entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi oblige le théo­lo­gien à recons­ti­tuer une chris­to­lo­gie cohé­rente en fai­sant fi du don­né révé­lé trans­mis par le témoi­gnage scrip­tu­raire et évan­gé­lique, lui-même sou­mis à une cri­tique radi­cale de type ratio­na­liste et idéa­liste. On com­prend dès lors qu’une théo­lo­gie réfor­mée confes­sante, fidèle aux prin­cipes luthé­riens ou cal­vi­nistes, fré­misse en décou­vrant une pen­sée à ce point ali­gnée sur le modèle cultu­rel issu des Lumières. Les grands évé­ne­ments du Salut deviennent les sym­boles de la lente éman­ci­pa­tion de l’esprit humain qui s’épuise à cher­cher les condi­tions a prio­ri de son propre fonc­tion­ne­ment. La cri­tique de Karl Barth, pour cin­glante qu’elle soit, vise juste : « Pour nous, le Christ est l’histoire du Salut, l’histoire du Salut elle-même… Pour Tillich, il est la repré­sen­ta­tion, dans une puis­sance sym­bo­lique par­faite, d’une his­toire du Salut se réa­li­sant plus ou moins tou­jours et par­tout » (cité p. 307).
De même les réserves que l’on fera sur une chris­to­lo­gie kéno­tique de type hégé­lien (le Christ renonce à son être sur la Croix, anéan­tis­sant du même coup toute ten­ta­tion de démo­ni­sa­tion, c’est-à-dire d’absolutisation de la reli­gion) ne per­mettent pas d’accepter les conclu­sions que Tillich tire de celle-ci pour ce qui est du dia­logue inter­re­li­gieux. Encore une fois, il est deman­dé au chré­tien de renon­cer à ce qui fait le centre du chris­tia­nisme (un homme qui se pré­tend Dieu et dont la résur­rec­tion atteste la véri­té de son mes­sage et de sa mis­sion) pour pou­voir entrer en contact avec les autres reli­gions. Et com­ment dia­lo­guer avec la moder­ni­té si de prime abord on lui concède tout ?
Tillich sou­haite que la théo­lo­gie chré­tienne reprenne l’initiative en pas­sant à l’attaque (cf. p. 231). Une offen­sive qui com­mence par une capi­tu­la­tion en rase cam­pagne…

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