Numéro 106 : Utilitarisme et bien commun
Périodiquement, le bien commun fait sa réapparition dans le langage politique contemporain, sans que cela entraîne des conséquences notables, l’expression paraissant dénuée de contenu précis. Il en reste toutefois assez de traces dans certaines mémoires pour que le fait ait quelque signification. Outre ceux qui l’utilisent en connaissance de cause, il en est qui y recourent par simple réminiscence, d’autres la raillent, quelques-uns même la stigmatisent comme une marque d’esprit réactionnaire.
Certes cette notion implique par elle-même une référence objective peu compatible avec le pluralisme des opinions. Le bien commun n’est pas comme les « valeurs communes », qui fluctuent dans leur définition et l’adhésion qu’elles suscitent. L’acception dominante du terme « valeur » est immédiatement acceptable par le subjectivisme, celle du « bien » ne l’est pas. Le « bien » est « hétéronome »…
Dans la conception classique de la philosophie sociale, conception exprimée avec beaucoup de perfection théorique à l’époque médiévale, le bien commun n’est pas source de difficulté de compréhension, pas plus qu’il ne saurait exister de dialectique artificielle entre le bien de chacun et le bien de tous, car il est l’un et l’autre à la fois. Le bien commun est le bien de chaque membre de la communauté en tant qu’il ne peut être atteint que grâce à celle-ci, c’est-à-dire grâce à l’aide des autres avec qui l’on vit dans une organisation stable et ordonnée. En dernier lieu, et à considérer les choses dans leur totalité, et dans leur finalité, le Bien commun universel de toute la communauté humaine est Dieu même, source de tout bien, et bien suprême de tous. Le bien commun est un concept qui se trouve impliqué dans des situations très différentes, et il reste dans les abstractions tant que l’on ne précise pas à quelle communauté il se réfère. Ainsi le bien commun de telle famille lui est propre, il n’est pas exactement celui de telle autre, au-delà d’une même structure de base, plus ou moins étendue et complexe, d’une certaine répartition des rôles, d’une définition fondamentale du couple et des enfants, enfin d’une commune insuffisance impliquant la suppléance extra-familiale dans une multitude de domaines… Mais à l’intérieur de chaque famille, le bien commun comporte des traits spécifiques, liés à la personnalité de chacun des membres et en premier lieu des parents. On peut ainsi comprendre, dans ce microcosme social, que le « bien » dont on parle n’est pas réductible à des moyens matériels, pas plus qu’à un ordre, une « structure de la parenté », toutes choses fort utiles, éventuellement diversifiées, mais aussi subordonnées à des biens d’une nature beaucoup plus culturelle, spirituelle, religieuse. Et ce sont ces derniers éléments qui introduisent le plus de différences. Les composantes les plus relevées du bien commun de chaque communauté familiale sont ce qui leur donne leur identité, elles pèsent du poids de souvenirs communs, de dons reçus et cultivés, de liens d’ordre affectif, et colorent le sens de la vie qui y règne, plus ou moins riche selon le cas – ou parfois très appauvri en ces temps de postmodernisme. Le bien commun est donc une notion abstraite et synthétique qui recouvre une pluralité, voire une multitude de biens d’ordres divers. Le savoir-faire acquis au long du temps dans une lignée d’artisans est un des éléments les plus précieux d’une entreprise, en comparaison duquel la tenue d’une comptabilité précise, pour utile qu’elle soit, n’est en fait qu’un instrument. Que dire du bien commun d’une nation historique, fruit des incommensurables efforts des générations successives, de toutes les expressions qui en illustrent le « génie » – l’identité, ou la vocation singulière. Que le bien commun d’un pays « policé » puisse inclure tous les éléments matériels qui rendent à tous ses habitants la vie plus aisée, les communications, l’accès aux ressources les plus diverses, dans un climat d’où la crainte est absente est sans aucun doute un bien considérable, effectivement commun. Mais que ce bien lui-même ait une finalité supérieure qui lui confère sa raison d’être, voilà qui est meilleur encore, car alors l’instrumental trouve sa légitimité – le plus humble des soldats d’une armée en guerre toute tendue vers la victoire peut s’enorgueillir de l’avoir remportée une fois celle-ci obtenue, car elle est réellement aussi proportionnellement la sienne, et c’est la participation à ce bien supérieur, même modeste, qui fonde son honneur.