Québec catholique : l’échec d’un communautarisme
On reste interdit devant l’évolution brutale qui a précipité le passage de certaines sociétés « de chrétienté » vers une normalisation sur le modèle démocratique occidental, laïque et même laïciste. Nous avons eu l’occasion d’évoquer la Catalogne, la Vendée, le Québec, l’Irlande, la Bretagne. Nous devrions aborder d’ici peu l’étude d’un cas comparable, celui du Valais. Mais revenons un moment sur les transformations ayant affecté le Canada français, à la suite de Gilles Routhier, professeur de théologie et de sciences religieuses à l’Université Laval (Québec). Très présent désormais dans l’historiographie de Vatican II , il est l’auteur de deux livres qui viennent de paraître, Vatican II, herméneutique et réception (Fides, Montréal, novembre 2006) et en collaboration avec un collègue de l’Université McGill, Axel Maugey, Eglise du Québec, Eglise de France (Novalis, Montréal, décembre 2006).
Le premier des deux n’est qu’accessoirement consacré à la question qui nous retient, avec un seul chapitre (pp. 269–318) sur « La réception de Vatican II au Canada », mais il constitue un bon complément du second. Il offre en particulier une clé importante, avec le concept de réception, spécialité personnelle de Gilles Routhier, dans le sillage d’Yves Congar et de nombreux autres théologiens ayant recouru à ce terme, jusqu’alors inédit en ce sens, dans les années 1970. G. Routhier distingue réception et effet produit, celui-ci résultant de celle-là.
La réception est définie comme un processus d’assimilation (d’appropriation) par une communauté, ce qui n’exclut pas l’idée de transformation, ou tout au moins de « contextualisation » de ce qui est reçu, en l’occurrence des normes, des orientations, des contenus. La réception se distingue de la soumission obéissante à des normes, fondée sur le respect du droit et l’adhésion raisonnable (rationabile obsequium).
Cette conception traditionnelle de la soumission au magistère ecclésial présuppose évidemment la clarté de celui-ci, tant dans sa force obligatoire que dans sa formulation, deux éléments demeurés insatisfaisants, pour le moins, en ce qui concerne Vatican II et ses suites. Elle a en outre l’avantage d’être universalisable : Roma locuta est, lorsque « Rome a parlé », tout fidèle est tenu d’adhérer, quelles que soient les particularités de la société dans laquelle il vit, et même si la diversité des lieux peut entraîner certaines lenteurs, accentuations ou distorsions, celles-ci tendent à s’estomper avec le temps. La notion de réception part d’un point de vue différent, plus vitaliste, accordant beaucoup d’importance au « contexte ». Elle s’accorde avec celle d’inculturation, au sens fort d’implantation active dans une culture, car elle suppose l’existence d’une identité communautaire, d’un état de réceptivité déterminé pouvant être fort différent d’une société à une autre, et en conséquence venant nuancer ou accentuer les orientations venues du centre, en l’espèce du Concile, texte et « esprit ».
Notons que la réceptivité en question est loin de se résumer à quelque chose comme l’attention ou l’ouverture d’esprit des individus. Elle inclut en particulier l’action des médias (au double sens d’agents intermédiaires et de moyens de transformation des mentalités). G. Routhier introduit alors le concept d’« horizon d’attente », que l’on peut comprendre comme une prédisposition sociale au changement et une pré-conceptualisation des orientations nouvelles par les activateurs sociaux. En ce qui concerne Vatican II et le Québec, il s’agit de savoir comment la situation d’avant le concile a pu constituer un bon terreau psychologique pour la pénétration des nouveautés introduites dans la vie du monde catholique. Il faut donc opérer une relecture rétrospective.
Dans un chapitre du livre comparant la France et le Québec, intitulé « Edifier la cité catholique », G. Routhier réussit à brosser un tableau très intéressant de la mise en œuvre de la politique de reconquête « intégraliste » menée de la fin du XIXe siècle aux années 1940 dans la partie francophone et catholique du Canada. Il en ressort essentiellement deux données en rapport mutuel : un certain changement structurel de la société, et une réponse catholique spécifique. Le changement structurel est constitué par le « passage à la ville » d’une fraction importante de populations jusque-là très rurales. A peine plus d’un tiers des Québécois vivaient en ville en 1900, trente ans plus tard, il y en a près de 60 %.
Le phénomène est lié au développement du capitalisme libéral, avec l’apparition de la grande industrie sur le modèle des Etats-Unis. Cela n’est pas sans perturber l’organisation d’une société de type traditionnel, stable, fondée sur la répartition hiérarchique des fonctions sociales, l’entente entre les classes et le respect mutuel. « L’image idéale de cette société est celle d’une immense famille » d’où l’Etat est tenu à une certaine distance, mais où la sociabilité est réelle, et placée sous la coupe tutélaire d’un clergé très proche de ses ouailles. Avec l’urbanisation et l’industrialisation, cet équilibre se transforme, obligeant à repenser le modèle d’un ordre social chrétien confronté à des changements profonds d’origine économique. Il faut noter que le Québec a échappé, et pour cause, aux conséquences de la Révolution française, et d’autre part n’a pas subi, en tant que société essentiellement rurale, le choc de la première révolution industrielle, avec son cortège de misères et d’exa cerbation des haines sociales (il a connu des difficultés d’un autre ordre en raison de l’attitude répressive de l’administration britannique). D’où une situation particulière, caractérisée par l’irruption du capitalisme, l’apparition de la lutte des classes qui l’accompagne nécessairement et le grave danger d’ébranlement de l’harmonie sociale qui avait prévalu jusqu’alors.
Après un temps d’hésitation, partagé entre refus et acceptation du syndicalisme, critiques épiscopales des méfaits de la ville et recherche d’une sociabilisation urbaine compatible avec les exigences de la vie chrétienne, la réponse est venue, avec beaucoup d’allant, s’ajustant au mot d’ordre de saint Pie X — « Tout restaurer dans le Christ » — puis, surtout, de Pie XI (« La paix du Christ par le règne du Christ »). Il est donc important de considérer les éléments de cette réponse, pour en comprendre à la fois la grandeur et les faiblesses.
La grandeur vient d’une véritable mobilisation communautaire catholique. Les interventions épiscopales, les associations pieuses, les prédications de retraites fermées, la création de cercles d’études, de journaux, ne se comptent plus, dès avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Plus tard les initiatives se renforceront et atteindront peu à peu tous les domaines de la vie civile, écoles, centres de formation professionnelle, bibliothèques, grands rassemblements mêlant cérémonies liturgiques, conférences techniques, conseils juridiques… Gilles Routhier résume ainsi la situation au début des années 1920 : « On est en présence de la constitution d’une société civile catholique composée d’un ensemble d’associations et d’œuvres les plus diverses.
On a là un ensemble de corps intermédiaires qui représentent autant de lieux où des gens de classes sociales différentes se rencontrent et s’entraident. On développe alors une vision organique de la société où l’Etat a finalement peu de place. C’est toute une vision d’un ordre social catholique qui est sous-jacente à ces diverses entreprises » (loc. cit., pp. 32–33). La « société civile » (par opposition à la structure publique de l’Etat) n’est toutefois pas la seule concernée, dès lors que se développe un mouvement de consécration des municipalités au Sacré-Cœur ou la participation du clergé à certaines instances officielles de la Province. Tout cela ira croissant, jusqu’au moment où éclatera la crise de 1929.
Dès lors les préoccupations sociales prendront une importance accrue, mais sans changer les efforts de ce qu’on appelait alors la « restauration sociale ». En 1933 paraîtra, sur demande des laïcs, un programme de propositions légales, élaboré par des clercs, énumérant une série de mesures sociales dans un esprit d’union corporative. La situation locale du Québec, ainsi caractérisée par une exceptionnelle présence sociale de l’Eglise, permet de réaliser durablement ce « bloc catholique » qui intéressait tant à la même époque Antonio Gramsci, dans un esprit d’union des classes et non d’affrontement, ni avec l’Etat ni avec les puissances économiques.
Pourquoi cette configuration va-t-elle s’effondrer au cours de la période que Gilles Routhier nomme la « transition tumultueuse » ? Là est la question importante. On ne peut pas dire que le monde catholique québécois ait été dépourvu d’esprit critique envers les structures sociales menaçant la « cité catholique », puisque non seulement il avait été conscient des effets de l’urbanisation et de l’industrialisation et avait cherché activement à y parer, mais bien plus, puisqu’il n’accepta jamais, jusqu’aux années 1960, le libéralisme économique et les diktats du grand capital, tout en continuant à chercher l’entente sociale.
Mais il se dégage de ce que présente, ou ne présente pas, G. Routhier les trois faiblesses suivantes : tout d’abord, un apolitisme assez surprenant, correspondant, sans le dire et probablement sans conscience du fait, à la réduction de la question politique à celle de la législation, pour faire ici allusion à la distinction sur laquelle s’était appuyé Léon XIII au moment du Ralliement. Disons que la perspective dominante est le réformisme. Celui-ci a pour inconvénient de suivre, et non de précéder les crises causées par les transformations majeures. Or le capitalisme poursuivra sa croissance et arrivera un moment où la recherche d’un équilibre social sera de plus en plus difficile, et où la balance penchera du côté des affrontements. La grande grève de l’amiante, illégale et violente (mines d’Asbestos et de Thetford, de février à juillet 1949), marquera une rupture.
Ensuite, et cela est criant, la « cité catholique », qu’il s’agisse de la période à dominante rurale ou de l’adaptation au monde urbain, est dans tous les cas conçue selon un modèle très intégré au clergé. En somme, sans être une théocratie, on peut dire que, dans une large mesure, il s’agit d’une clérocratie. On peut comprendre que celle-ci fut en partie double, fruit d’un certain paternalisme sans aucun doute bien intentionné, mais prenant des moyens insuffisants pour promouvoir le laïcat ; et réciproquement, un report de ce dernier sur les clercs, dans les deux acceptions du terme. Or cette cléricalisation, jointe à l’absence d’approche spécifiquement politique, conduit droit au communautarisme, avec ceci de particulier que, dans le cas québécois, le sous-ensemble social catholique a longtemps joui de l’hégémonie sans toutefois jamais s’institutionnaliser en Etat dans l’Etat — à la différence du partage communautaire libanais, pour prendre une comparaison. A la veille de la Révolution tranquille, l’Eglise se trouvera à peu près dans la position de ces multinationales qui possèdent des villes entières, avec nombre d’institutions voire de services publics, et pour ce qui la concernait, un quasi-monopole en matière d’écoles et d’hôpitaux. « Il s’agissait, en somme, de mettre sur pied un tissu associatif ou un réseau de corps intermédiaires et, par ce moyen, de constituer une société civile gouvernée ni par les idéologies politiques ni par le capital, mais par les principes catholiques seuls garants de l’ordre social et de la loi divine qui y préside » (loc. cit., pp. 42–43).
En d’autres termes, on a cherché à « reconstituer » une société chrétienne sans pour autant se préoccuper du système politique (régime et organisation sociale des pouvoirs), sans suivre avec attention l’évolution des données socio-culturelles, et sans la distinction entre le spirituel et le temporel, ou en la traitant sur un mode instrumental .
L’ébranlement n’est pas venu que de l’extérieur, c’est-à-dire de la pression du capitalisme, de la société de consommation et de l’hédonisme qui en sont les fruits. Il est aussi venu de l’intérieur, c’est-à-dire du clergé, des animateurs de l’Action catholique, de certains religieux ayant une influence sur les étudiants : tous les analystes de la période conviennent que la « révolution tranquille » des années 1960, à l’origine limitée à la modernisation des structures économiques et administratives de la Province, mais très lourde de conséquences culturelles et religieuses, s’est opérée par la conjonction de ces deux facteurs . Gilles Routhier dit que Vatican II jouera le rôle d’un « visa idéologique » venant accréditer et accélérer les mutations entamées dans le même temps. Le sécessionnisme québécois sera l’expression symbolique du changement de climat dans une société où le terrorisme était impensable jusqu’à ce tournant historique .
Si Vatican II fut un visa, il serait faux d’y voir la cause de l’effondrement de toute une chrétienté. Gilles Routhier a raison d’écarter le sophisme post concilium, ergo propter concilium, supposant que si la crise a éclaté au grand jour après le concile, c’est qu’elle lui était imputable. La remarque vaut d’ailleurs bien au-delà du Canada, s’appliquant en fait à tout le monde catholique. Vatican II est une sanction avant d’être un multiplicateur de la crise, dont l’origine se situe bien plus dans la période d’après la fin de la Deuxième Guerre mondiale — soit moins de deux décennies auparavant.
Dans son chapitre sur la réception du concile au Canada, Gilles Routhier s’étend un peu sur les vecteurs de ce qu’il appelle la « réception descendante » de Vatican II, les médias et la liturgie. Il insiste sur le côté volontariste, idéologique et normalisateur de l’implantation des orientations nouvelles dans la conscience des fidèles. Sur le point de la liturgie, l’introducteur du livre Eglise du Québec, Eglise de France, David Williams, professeur à l’Université McGill, remarque que « la liturgie réformée imposée par Vatican II [a] fait fuir de nombreux fidèles ». Et il pose une question, en définitive, cruciale, à propos de ceux qui ont ainsi tout lâché : « Cette masse était-elle “le corps faible sans muscle” déjà captif du matérialisme ambiant qui aurait quoi qu’il en soit quitté tôt ou tard l’Eglise ? C’est l’explication qu’aiment donner la plupart des défenseurs de ces réformes » .
La « réception » est ici mise en cause. Gilles Routhier a beau conclure son livre Vatican II, herméneutique et réception en insistant sur les lenteurs de l’« enfantement » lent et douloureux, appelant « un aggiornamento toujours en devenir », ce qui ressemble fort à une pétition de principe, il n’en admet pas moins que l’Eglise d’aujourd’hui se présente comme « un corps désarticulé et blessé ». Pourquoi alors fuir en avant dans des représentations toujours plus abstraites ? Et cependant il serait inepte de n’imputer qu’à l’événement conciliaire, aux compromis sur lesquels il a débouché et à l’esprit qu’il a engendré — « la révolution est un bloc » — la responsabilité unique de cet état de choses. Un regard lucide sur le passé et ses insuffisances permet de replacer tout cela dans un processus plus ample et ne peut que favoriser des perspectives d’avenir plus constructives.