Gilles Routhier : un concile mal interprété
Une lecture de l’ouvrage de Gilles Routhier, La réception d’un concile, Cerf, février ‑1993
Gilles Routhier a présenté une thèse à l’Institut catholique de Paris (juin 1991) et en Sorbonne.
Le titre en était : La réception de Vatican II dans une Eglise locale – L’exemple de la pratique synodale de l’Eglise de Québec (1982–1987). Pour la publication l’éditeur a retenu les prolégomènes méthodologiques, à savoir la première partie de la thèse, substantiellement augmentée, avec tout l’appareil de notes et la bibliographie : cela représente une réflexion sur la « réception » d’un concile dans la ligne de publications sur le même thème, comme celles, entre autres, de G. Alberigo, D. Menozzi, H. J. Pottmeyer. Pour dire les choses de manière sommaire, le livre ainsi calibré voudrait relancer le débat sur le fait que Vatican II n’a pas encore reçu toute son application et qu’il faut éviter l’enterrement de son esprit. Le reproche qu’on pourrait lui adresser est de faire comme si Vatican II était un concile comme les autres, et donc comme si sa réception très singulière pouvait s’examiner conjointement avec les autres réceptions de conciles.
Or c’est toute la question. Cependant des publications comme celle-ci sont aptes à provoquer, comme on dit, la mise à plat des problèmes. Il est en effet particulièrement opportun de s’opposer à tout enfouissement subreptice des questions brûlantes, tactique qui, outre son manque d’honnêteté intellectuelle nécessairement sanctionné à terme, ne règle strictement ‑rien.
On se reportera spécialement à ce que G. Routhier écrit (pp. 101 ss.) sur les différents scénarios possibles — et qui peuvent se combiner — d’ « effectuation » d’un concile (il vise bien sûr le dernier en date). Ceux qu’on peut qualifier de réactionnaires : on essaie d’endiguer le renouveau en faisant le minimum de réformes ou bien en faisant des réformes éclatantes sans changer la réalité ; ou encore, la réforme est purement spirituelle et ne trouve pas à s’actualiser efficacement dans une forme institutionnelle. Ceux qu’on peut qualifier de progressistes : on opère des réformes institutionnelles, spécialement liturgiques, pour une transformation en profondeur des mentalités (bon scénario, selon G. Routhier, mais insuffisant) ; ou bien on adopte des manières institutionnelles nouvelles, qui ne s’inspirent pas du concile mais de l’esprit du temps (mauvais scénario).
Gilles Routhier estime que c’est en gros cette dernière hypothèse qui s’est réalisée dans son diocèse d’origine. C’est pourquoi on regrette que l’éditeur n’ait pas pu publier le corps même de sa thèse qui démonte les mécanismes d’un « processus synodal » (G. Routhier qualifie ainsi la nouvelle pratique de gouvernement ecclésial).
Il y explique que dans le diocèse examiné la démocratisation voulue par l’esprit du Concile n’a été qu’apparente. « C’est en débordant l’exploration de ce champ connu et identifié [celui des organigrammes officiels du diocèse] que l’on découvre le “shadow cabinet” constitué d’un groupe de “cadres supérieurs” véritables “rain makers”.
C’est à l’occasion de la tenue de leurs “Lac à l’Epaule” ou de leurs réunions mensuelles que se prennent les orientations fondamentales engageant le diocèse. Tout le reste s’inscrit dans la mouvance de ces impulsions et en subit l’influence. Une fois les décisions “pratiquement” prises, les évêques [l’archevêque et ses auxiliaires] joueront le rôle qui leur revient au même titre que les Conseils, les Organismes, les animateurs régionaux, les pasteurs et les conseils paroissiaux. Les évêques et les Conseils ont une fonction de légitimation. De plus, on réserve aux évêques un rôle moteur au moment de la mobilisation » (thèse dactylographiée, p. ‑1063).
Il ne s’agit pas du complot de quelque groupe de pression caché, mais tout simplement du processus par lequel les spécialistes appartenant à la curie diocésaine se sont constitués en véritables décideurs, reproduisant ainsi un modèle aujourd’hui commun dans les entreprises ou les administrations. Les « vices de fonctionnement et hiérarchies parallèles » de l’entreprise-diocèse rappellent donc des schémas bien connus : « La curie dispose d’une logistique impressionnante qui fait gravement défaut aux conseils : secrétariat, recherche, permanents à temps complet ». Si bien qu’il y a, par exemple, un « Conseil diocésain de pastorale » auprès de l’évêque émanant du clergé et des laïcs, mais c’est en fait une « Direction du Service de la pastorale » nouvellement créée qui exerce la réalité du pouvoir.
Sans doute y a‑t-il consultation en permanence. Mais la « perversité » de sa mise en œuvre la fait plutôt ressembler à une manipulation des innombrables comités et « tables de travail », surtout en raison de la canalisation des discussions (le « travail par objectif »).
On pourrait ajouter qu’il y a dans les diocèses un phénomène classique de « despotisme éclairé » : ces responsables diocésains, la soixantaine, conciliaires bon teint, sont persuadés qu’ils sont les mieux à même « d’imposer la liberté » et d’appliquer l’idéologie bienfaisante pour les pasteurs et les fidèles (hier comme champions des réformes, aujourd’hui comme gardiens vigilants de ‑l’héritage). Il est patent en tout cas que des « dysfonctionnements », non pas en tous points identiques mais très semblables, se retrouvent dans les diocèses européens, les conférences épiscopales, les synodes. Le jugement de fond de G. Routhier peut s’élargir bien au-delà des réformes de structures du diocèse considéré : l’élément séculier domine et commande le renouvellement. Il s’agit au total d’un « ajustement institutionnel à la société moderne et urbaine » (ibid., p. 1316).
Il est vrai aussi, et G. Routhier le note au passage, que le phénomène examiné va se rétrécissant : fidèles, personnel ecclésiastique, ressources financières. De nouveaux équilibres sont en passe de se constituer. La confiscation des pouvoirs par une tech-nocratie cléricale ne saurait tenir très longtemps.