Revue de réflexion politique et religieuse.

Nou­veau regard sur la Révo­lu­tion tran­quille qué­bé­coise

Article publié le 6 Fév 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Depuis quelques années sont recen­sés dans cette revue les dif­fé­rents tra­vaux, tant his­to­ri­co-socio­lo­giques que de science poli­tique, sur les espaces de chré­tien­té par­mi les plus mar­qués et leurs évo­lu­tions contem­po­raines ((    Cf. notam­ment le dos­sier « Qué­bec, Ven­dée, Cata­logne », Catho­li­ca, n. 83, prin­temps 2004.)) . Mal­gré la diver­si­té des his­toires et des carac­té­ris­tiques propres à chaque situa­tion, ces études pré­sentent des simi­li­tudes, notam­ment un tro­pisme de l’analyse socio­lo­gique, et la reprise de l’idée que, dans le cadre de son conflit avec la moder­ni­té, l’Eglise n’a su adap­ter ni son dis­cours, ni le fonc­tion­ne­ment de ses ins­ti­tu­tions, deve­nus autant de causes de son déclin. Dépas­sé, le sché­ma poli­tique et social pro­mu par l’Eglise serait deve­nu inau­dible aux popu­la­tions cap­tées par la nou­veau­té et le renou­vel­le­ment per­ma­nent du mes­sage imma­nen­tiste moderne, l’avènement d’une socié­té ouverte, urbaine, tech­ni­cienne et opu­lente.

Michael Gau­vreau, pro­fes­seur d’histoire à l’Université McMas­ter de Hamil­ton dans l’Ontario, ren­verse radi­ca­le­ment cette pers­pec­tive dans son ouvrage sur Les Ori­gines catho­liques de la Révo­lu­tion tran­quille au Qué­bec, qui est un apport très riche dans l’historiographie reli­gieuse ((    Michael Gau­vreau, Les Ori­gines catho­liques de la Révo­lu­tion tran­quille, Fides, Mont­réal, 2008, 36 € ; prix Sir John A. Mac­Do­nald pour la pre­mière édi­tion en 2007 chez McGilI-Queen’s Press décer­né par la Socié­té his­to­rique du Cana­da. Ce tra­vail se fonde notam­ment sur les docu­ments pro­duits dans les années trente et qua­rante par les orga­nismes laïques de l’Action catho­lique regrou­pés en par­tie dans le fonds Action catho­lique cana­dienne mais éga­le­ment sur des jour­naux et pério­diques comme Le Devoir, La Revue domi­ni­caine, Main­te­nant et Rela­tions. L’auteur sou­ligne que ces textes sont des œuvres de laïcs, mais éga­le­ment « de puis­sants ordres reli­gieux comme les Domi­ni­cains et les Jésuites, impli­qués durant toute cette période dans un cer­tain nombre d’initiatives sociales ».)) .

L’auteur réfute en effet l’idée reçue selon laquelle la « Révo­lu­tion tran­quille » serait « ce cou­rant essen­tiel­le­ment poli­tique qui a fait irrup­tion dans la socié­té qué­bé­coise au début des années soixante et qui a détruit les vieilles struc­tures domi­nées par une Eglise pétrie de conser­va­tisme obs­cu­ran­tiste ». Dès le début de sa réflexion sur les ori­gines de l’événement, l’auteur rap­pelle tout d’abord qu’ont long­temps régné presque exclu­si­ve­ment deux écoles d’interprétation. La pre­mière ana­lyse le pro­ces­sus de la Révo­lu­tion tran­quille par un fac­teur externe : le face-à-face d’un milieu conser­va­teur, cler­gé et petite bour­geoi­sie, sou­tien de régimes fixistes à peine réfor­mistes, et d’une élite intel­lec­tuelle et acti­viste orga­ni­sant, au cours des années soixante, la mon­tée en puis­sance et la dif­fu­sion des idées libé­rales, puis liber­taires et « natio­na­listes ». L’action de cette avant-garde abou­tit « logi­que­ment » à la sub­sti­tu­tion du sys­tème sclé­ro­sé et de sa hié­rar­chie sociale à seul fon­de­ment de main­tien des acquis, par celui, laï­ci­sé, de pro­mo­tion d’une « libé­ra­tion » tous azi­muts.

Cette école valo­rise donc l’« évé­ne­ment », une action poli­tique d’un petit groupe « éclai­ré » au len­de­main de la deuxième guerre mon­diale qui trouve un com­men­ce­ment de réa­li­sa­tion dans les années soixante. La deuxième école intègre le déclin du magis­tère poli­tique et social de l’Eglise dans un cou­rant plus géné­ral englo­bant l’ensemble des para­mètres consti­tu­tifs de la socié­té qué­bé­coise depuis le XIXe siècle : « Depuis 1970, s’est déve­lop­pée une deuxième inter­pré­ta­tion his­to­rique, que l’on qua­li­fie­ra pour aller vite de “révi­sion­niste”, occu­pée celle-là à l’étude des struc­tures et des pro­ces­sus éco­no­miques, et dont la visée est de situer la socié­té qué­bé­coise à l’intérieur du cadre capi­ta­liste libé­ral et moderne. Insis­tant sur le carac­tère plu­ra­liste “nor­mal” de cette socié­té, elle trouve les vraies racines du Qué­bec moderne au XIXe siècle plu­tôt que dans la décou­verte sou­daine, par les intel­lec­tuels, des réa­li­tés sociales de l’après-guerre ».

Cette deuxième école rela­ti­vise donc et le par­ti­cu­la­risme, jusque-là sys­té­ma­ti­que­ment mis en avant, d’un conser­va­tisme qué­bé­cois ori­gi­nal par rap­port à l’ensemble du Cana­da, et l’idée d’une résis­tance à la moder­ni­té qu’aurait incar­née un pou­voir bicé­phale clé­ri­co-conser­va­teur. En réa­li­té, le conser­va­tisme des hommes poli­tiques et du cler­gé n’assume aucune rup­ture avec l’idéologie libé­rale domi­nante du temps mais se revêt de l’apparence d’un main­tien à voca­tion d’immuabilité de l’ordre social, de la morale et des acquis.
Michael Gau­vreau rompt la mono­to­nie de ces ana­lyses qua­si dia­lec­tiques des socio­logues et des poli­tistes, les­quels consi­dèrent le catho­li­cisme comme « figu­rant plus ou moins pas­sif, jamais comme un acteur de pre­mier plan de l’histoire du Qué­bec moderne », pour expli­quer en quoi la révo­lu­tion cultu­relle des années soixante trouve en réa­li­té son ori­gine dès l’entre-deux-guerres, dans l’action de mul­tiples ini­tia­tives au cœur même de l’Eglise du Qué­bec, pour­tant cen­sée incar­ner le refuge des pesan­teurs sociales réa­li­sant l’« équa­tion auto­ma­tique entre la nais­sance d’une socié­té urbaine et indus­trielle et le déclin de la reli­gion ». La rai­son de cette dif­fé­rence d’analyse et de l’originalité de cette étude réside dans le fait que l’auteur ne néglige pas l’importance du rôle de force sociale assu­mé par l’Eglise, comme le font habi­tuel­le­ment les ana­lystes inca­pables d’assimiler l’imprégnation en pro­fon­deur d’une socié­té chris­tia­ni­sée.

Or, de nom­breux groupes, essen­tiel­le­ment des mou­ve­ments de jeu­nesse catho­lique comme l’Action catho­lique elle- même, vont agir dans le cours de la trans­for­ma­tion de la socié­té en créant de nou­velles brèches, en pesant de tout leur poids sur la nature révo­lu­tion­naire du pro­ces­sus de « diver­si­té idéo­lo­gique, mar­quée par de nom­breuses et puis­santes ini­tia­tives laïques dans les domaines social et cultu­rel ».
Sans qu’il s’agisse vrai­ment d’un clé­ri­ca­lisme qui aurait exclu­si­ve­ment concer­né l’action des ecclé­sias­tiques, c’est la tra­di­tion­nelle influence de l’Eglise sur la socié­té qué­bé­coise qui va ser­vir de levier, dès les années trente, aux mou­ve­ments de jeu­nesse pour opé­rer un ren­ver­se­ment radi­cal de la pers­pec­tive catho­lique dans la vie sociale, jusqu’à induire in fine une oppo­si­tion avec la doc­trine sociale tra­di­tion­nelle et un retrait dis­cret de l’Eglise du champ poli­tique. Michael Gau­vreau explique donc très bien en quoi c’est jus­te­ment plu­tôt l’implication de l’Eglise et des catho­liques dans la socié­té qué­bé­coise qui entraîne cette réorien­ta­tion vers la moder­ni­té d’un pro­ces­sus de for­ma­tion de l’identité natio­nale, qu’il soit reli­gieux, cultu­rel et social, en répon­dant dans le corps de son tra­vail aux ques­tions posées dans l’introduction : « La ver­sion Action catho­lique du catho­li­cisme consti­tuait-elle le noyau dur de la tra­di­tion, ou ne fut-elle pas plu­tôt un fac­teur déter­mi­nant dans l’insertion de valeurs cultu­relles modernes dans la socié­té qué­bé­coise ?

Comme le sug­gèrent les visions révi­sion­niste et ortho­doxe libé­rale, le catho­li­cisme est-il res­té en marge de l’édification de la socié­té urbaine moderne au Qué­bec, ou n’aurait-il pas ouvert grand l’éventail d’identités sociales plus dyna­miques et plus démo­cra­tiques ? Et si la “moder­ni­té”, en tant que phé­no­mène cultu­rel, doit être com­prise comme une recherche d’expériences intenses et enri­chis­santes pour la per­sonne, et comme un pro­fond sen­ti­ment de rup­ture avec le pas­sé, les his­to­riens ne devraient- ils pas, vu la forte impré­gna­tion de la vie publique et des valeurs sociales qué­bé­coises par le catho­li­cisme avant 1960, se pen­cher sur la reli­gion, et en par­ti­cu­lier sur les trans­for­ma­tions internes au catho­li­cisme, pour bien voir les chan­ge­ments qui ont contri­bué à défi­nir tout un ensemble de valeurs “modernes” au sein des idéo­lo­gies publiques et des diverses quêtes d’identité per­son­nelles incar­nées dans et par la jeu­nesse, la mas­cu­li­ni­té, la fémi­ni­té et la famille ? »

La séquence his­to­rique clai­re­ment décrite par l’auteur se décom­pose essen­tiel­le­ment en deux périodes. La pre­mière com­mence dans les années trente au Qué­bec avec l’Action catho­lique de for­ma­tion for­te­ment per­son­na­liste, déve­lop­pant le pro­jet modé­ran­tiste ((Cf. sur le sujet Ber­nard et Gilles Dumont, Chris­tophe Réveillard (dir.), La Culture du refus de l’ennemi. Modé­ran­tisme et reli­gion au seuil du XXIe siècle, Presses uni­ver­si­taires de Limoges (PULIM), coll. « Biblio­thèque euro­péenne des idées », Limoges, 2007.))  clas­sique de l’adaptation au monde, pour éta­blir une « jonc­tion avec la moder­ni­té […]. En dépit d’évidents et puis­sants cou­rants conser­va­teurs au sein du catho­li­cisme, l’Eglise a vu naître et s’imposer une impor­tante diver­si­té idéo­lo­gique, mar­quée par de nom­breuses et puis­santes ini­tia­tives laïques dans les domaines social et cultu­rel. Leurs prin­ci­paux pro­mo­teurs appar­te­naient à l’Action catho­lique, un regrou­pe­ment d’organismes jusque-là tenus pour mar­gi­naux dans l’interaction église-socié­té, comme les jeunes, les ouvriers et les femmes », comme le déve­loppent très pré­ci­sé­ment les cha­pitres III, « Mariage, sexua­li­té, nucléa­ri­té : la recons­truc­tion de la famille cana­dienne-fran­çaise, de 1931 à 1955 », IV, « 1955–1970 : la désa­gré­ga­tion et la pri­va­ti­sa­tion de la famille cana­dienne fran­çaise », et V, « Sexua­li­té, régu­la­tion des nais­sances et fémi­nisme per­son­na­liste, de 1931 à 1971 ».
Selon nous, pour­suit Michael Gau­vreau, « ces divers mou­ve­ments ont, depuis l’origine, arti­cu­lé une puis­sante cri­tique de la hié­rar­chie catho­lique — débou­chant même à l’occasion sur l’anticléricalisme. En insis­tant pour que les struc­tures ecclé­siales s’ajustent aux besoins des laïcs, ces mou­ve­ments d’Action catho­lique ont mis en lumière la dimen­sion plus démo­cra­tique de la reli­gion. Leur seule exis­tence prouve […] le besoin de revoir de fond en comble la façon qu’avait le catho­li­cisme qué­bé­cois d’intervenir dans la for­ma­tion des valeurs cultu­relles d’une socié­té moderne et libé­rale au milieu du XXe siècle ».
Cette phase va cres­cen­do jusqu’au début des années cin­quante avec les reven­di­ca­tions de démo­cra­ti­sa­tion, d’égalitarisme et de rejet des formes anciennes de la pra­tique reli­gieuse. En fait, ce pre­mier pro­ces­sus s’achève sur la consom­ma­tion d’une rup­ture géné­ra­tion­nelle com­plète, c’est-à-dire assu­mant le renou­vel­le­ment de la pra­tique, de la litur­gie, des fon­de­ments doc­tri­naux et de la place de l’Eglise au sein de la socié­té, comme un « rejet — celui de toute une géné­ra­tion — d’une conti­nui­té tem­po­relle avec le pas­sé », la cou­pure fon­da­men­tale entre pas­sé et pré­sent, l’abîme entre les deux exi­geant que les « iden­ti­tés per­son­nelles, fami­liales et sociales soient abor­dées dans un cadre entiè­re­ment renou­ve­lé ». Mais jusqu’à ce moment, les mili­tants de l’Action catho­lique et des mou­ve­ments de jeu­nesse sont péné­trés de l’illusion que leur mis­sion ancre « plus soli­de­ment encore le catho­li­cisme dans la culture publique qué­bé­coise ». Il s’agit encore de modé­rés, de type sillo­niste et démo­crate-chré­tien, per­sua­dés de ser­vir l’Eglise par cette action de nor­ma­li­sa­tion et d’assimilation de la moder­ni­té. L’amplification de l’impact de cette pre­mière période de la Révo­lu­tion tran­quille est due à l’exceptionnelle pré­sence de l’Eglise comme acteur de pre­mier plan accom­pa­gnant, et par là, légi­ti­mant tous les bou­le­ver­se­ments cultu­rels et des mœurs, tou­chant notam­ment aux concep­tions péda­go­giques dans l’enseignement, au rôle de la femme et à l’évolution des struc­tures fami­liales. Mais, bien évi­dem­ment, cet aggior­na­men­to conduit natu­rel­le­ment à une nou­velle étape avec des acteurs de pre­mier plan dif­fé­rents.
La deuxième période court des années cin­quante aux années soixante- dix et elle cor­res­pond à la sub­sti­tu­tion des diri­geants de l’Action catho­lique par des intel­lec­tuels catho­liques dont le pro­jet est essen­tiel­le­ment d’ordre poli­ti­co-social.
Michael Gau­vreau décrit très pré­ci­sé­ment une carac­té­ris­tique très ori­gi­nale de cette culture intel­lec­tua­liste et éli­tiste incar­née par Fer­nand Dumont, la revue Main­te­nant et le cler­gé pro­gres­siste. Au nom de l’équation entre catho­li­ci­té et moder­ni­té, ce groupe d’intellectuels réoriente le dis­cours de l’Action catho­lique vers un éli­tisme spi­ri­tuel agres­sif, « très cen­tré sur le mâle, et affi­chant le plus pro­fond mépris pour la pra­tique reli­gieuse des masses labo­rieuses », jugée trop vide et confor­miste, « trop sou­mise à sa direc­tion clé­ri­cale, essen­tiel­le­ment un rituel, qui plus est trop adap­té à la pié­té fémi­nine pour inté­res­ser en quoi que ce soit un lea­der­ship mas­cu­lin for­mé dans les uni­ver­si­tés et conscient, lui, des grands enjeux sociaux ». Ces intel­lec­tuels crai­gnaient une déchris­tia­ni­sa­tion en rai­son de cette sclé­rose cultu­relle et sociale du catho­li­cisme qué­bé­cois, telle une menace qu’aurait fait pla­ner ce type de catho­li­cisme popu­laire sur la culture de la classe moyenne, « faite de ratio­na­li­té, de pro­fes­sion­na­lisme et d’éducation supé­rieure ». Mais cette posi­tion cri­tique en matière reli­gieuse opère un glis­se­ment vers une pos­ture poli­tique : « Leur équa­tion vide reli­gieux / domi­na­tion clé­ri­cale prend bien­tôt l’allure d’une charge à fond de train contre le gou­ver­ne­ment de Mau­rice Duples­sis [incar­nant] l’alliance cor­rom­pue d’une pié­té popu­laire à l’ancienne et d’une struc­ture ecclé­sias­tique écra­sante ».
S’inscrivant dans le contexte géné­ral des pays indus­tria­li­sés connais­sant une vague de déchris­tia­ni­sa­tion sans pré­cé­dent, ces nou­veaux acteurs déve­loppent le pro­jet d’utiliser l’Eglise dans la défense du cadre iden­ti­taire qué­bé­cois essen­tiel­le­ment face au rou­leau com­pres­seur a- cultu­rel anglo-saxon. Ce pro­jet néces­site, selon eux, une alliance entre le sou­ve­rai­nisme qué­bé­cois et la social-démo­cra­tie, alliance dans laquelle l’Eglise joue­rait le rôle de ciment social, mais dont l’expression de la foi ne serait, elle, ni sociale ou col­lec­tive, mais rele­vant de la sphère indi­vi­duelle et pri­vée. Ce bas­cu­le­ment est donc dis­tinct de l’objectif de la pre­mière géné­ra­tion de l’Action catho­lique et se foca­lise, on l’a vu, essen­tiel­le­ment sur un pro­jet d’indépendance natio­nale et de sou­ve­rai­ne­té poli­tique enca­drant une socié­té de type social-démo­crate dans laquelle l’Etat serait l’acteur hégé­mo­nique ((Cette dis­so­cia­tion entre un catho­li­cisme cultu­rel, ingré­dient d’une idéo­lo­gie poli­tique natio­nale (ou natio­na­liste), et un catho­li­cisme cultuel confi­né à la sphère pri­vée sug­gère la com­pa­rai­son avec l’Irlande et le Pays basque.)) . L’appel à l’engagement des catho­liques se fait donc à cette condi­tion sup­plé­men­taire que vont pro­gres­si­ve­ment inté­grer des struc­tures et des hommes, clercs comme laïcs, déjà lar­ge­ment pré­pa­rés à ce renon­ce­ment par les consé­quences de la période pré­cé­dente. C’est pour­quoi il est tout à fait symp­to­ma­tique que la créa­tion en 1968 du Par­ti qué­bé­cois ait eu lieu au monas­tère des Domi­ni­cains de Mont­réal, abri­tant de plus la revue Main­te­nant, organe essen­tiel de la dif­fu­sion de ces concep­tions. C’est pour­quoi éga­le­ment, il n’est abso­lu­ment pas indif­fé­rent que l’acteur prin­ci­pal de ce saut qua­li­ta­tif de la « sécu­la­ri­sa­tion » de la mis­sion de l’Eglise, Fer­nand Dumont, auquel Michel Gau­vreau consacre tout un cha­pitre, ait été choi­si en 1968 par la hié­rar­chie catho­lique pour pré­si­der la Com­mis­sion d’étude sur les laïcs et l’Eglise. C’est lui qui expri­me­ra la vision de ces intel­lec­tuels de la deuxième période, celle qui solde les acquis de l’influence tra­di­tion­nelle de l’Eglise mais éga­le­ment les apports de l’Action catho­lique des années 1930 à 1950, au pro­fit d’un natio­na­lisme libé­ral de fac­ture contrac­tua­liste. Les termes choi­sis par l’auteur pour expli­quer la condi­tion d’accession de la socié­té qué­bé­coise au sou­ve­rai­nisme libé­ral sont inté­res­sants à plus d’un titre : « La Com­mis­sion Dumont marque la fin de la Révo­lu­tion tran­quille au sens fort du terme. En reje­tant les formes d’engagement ins­ti­tu­tion­nel et la spi­ri­tua­li­té des années anté­rieures aux années 1960, elle a anni­hi­lé toutes les chances de com­pro­mis avec la vieille garde catho­lique, et elle a ain­si contri­bué à implan­ter une défi­ni­tion per­son­na­liste de la reli­gion au sein même de l’Eglise. Ses

appels à l’engagement public de l’Eglise aux côtés de la nou­velle pen­sée natio­na­liste ont ouvert la porte à un mes­sia­nisme reli­gieux qui, dans les faits, allait réduire en miettes le legs cultu­rel des années 1760 à 1960, en pro­po­sant au Qué­bec une syner­gie ori­gi­nale de catho­li­cisme et d’inspiration natio­na­liste démo­cra­tique. Sans révo­lu­tion vio­lente, les Qué­bé­cois allaient accé­der à l’indépendance natio­nale, juste en déve­lop­pant la logique des soli­da­ri­tés com­mu­nau­taires impli­cites au catho­li­cisme mais occul­tées par un cler­gé réac­tion­naire et une petite-bour­geoi­sie col­la­bo- ration­niste. Dumont et les autres membres de la Com­mis­sion ont tra­cé une voie dans laquelle leurs com­pa­triotes iraient plus loin encore que les réa­li­sa­tions de l’ère per­son­na­liste (en gros de 1931 à 1964), qui, en tant que rup­ture spi­ri­tuelle et cultu­relle entre valeurs tra­di­tion­nelles et valeurs de la moder­ni­té, a inau­gu­ré la Révo­lu­tion tran­quille ». Ain­si la Révo­lu­tion tran­quille, assi­mi­lée au triomphe, dans les années 19601980, du « néo-libé­ra­lisme et du néo-natio­na­lisme » ((    Paul-André Lin­teau, René Duro­cher, Jean-Claude Robert, Fran­çois Ricard, His­toire du Qué­bec contem­po­rain : le Qué­bec depuis 1930, Boréal, Mont­réal, 1989.))  et éga­le­ment asso­ciée aux cam­pagnes inter­ven­tion­nistes de l’Etat dans les domaines de l’éducation, de l’économie, de la san­té et des ser­vices sociaux, entraîne de plus cette consé­quence au niveau reli­gieux.
Richard Bas­tien ((    « Notes de lec­ture », Egards [Mont­réal], n. 21, automne 2008, pp. 84–91.))  achève une recen­sion sur l’ouvrage de Michael Gau­vreau en écri­vant qu’il « aurait été jus­ti­fié d’intituler son livre His­toire d’une tra­hi­son », lais­sant paraître son regret de cette rup­ture inter­gé­né- ration­nelle, de la déchris­tia­ni­sa­tion radi­cale, de la rapide décon­fes­sion- nali­sa­tion au pro­fit du natio­na­lisme laïque dont le « fon­de­ment et l’unité ne rele­vaient plus d’une croyance reli­gieuse com­mune, mais de l’économie, de la langue et du pou­voir de l’Etat », lequel avait mar­gi­na­li­sé en très peu d’années le rôle social et cultu­rel du catho­li­cisme au sein de la socié­té qué­bé­coise. Le regret affleure éga­le­ment dans cette recen- sion que le pro­jet ait éga­le­ment accou­ché de l’échec poli­tique puisque le nivel­le­ment cultu­rel et social qué­bé­cois, au niveau de celui de l’Amérique du Nord dans son ensemble, semble être un fait acquis excep­tion faite de la langue.
Mais avec Les Ori­gines catho­liques de la Révo­lu­tion tran­quille, Michael Gau­vreau n’indique-t-il pas que c’est parce que la ren­contre avec la moder­ni­té a déjà eu lieu de façon non visible mais bien réelle, dans le cadre des mou­ve­ments de jeu­nesse, au sein de débats internes dans les sémi­naires, dans les congré­ga­tions, dans les organes de presse reli­gieux, etc., que la révé­la­tion de la recherche de l’autonomie par l’Action catho­lique, d’abord, puis par les « théo­lo­giens laïcs » ensuite ne doit pas éton­ner ? La plu­ra­li­té des cou­rants idéo­lo­giques au sein même de l’Eglise est telle que son influence dans la socié­té, que ce soit par la maî­trise de la pié­té popu­laire ou comme fonds cultu­rel de l’élite intel­lec­tuelle et uni­ver­si­taire, ne peut que méca­ni­que­ment ampli­fier ces débats hors de son cadre ecclé­sial au moment de sa média­ti­sa­tion. En sorte que pour un cer­tain cler­gé pro­gres­siste, la révo­lu­tion des cadres concep­tuels tra­di­tion­nels par la Révo­lu­tion tran­quille est une expres­sion de la force de l’influence et de l’assise de l’Eglise dans la socié­té, lors même qu’elles sont tout près de s’effondrer d’un coup. Nous retrou­vons cette pra­tique révo­lu­tion­naire, une méca­nique qu’aura étu­diée Michael Gau­vreau pour appré­cier en pro­fon­deur les ori­gines et le ter­reau du phé­no­mène, devant conser­ver jusqu’à l’ultime moment l’apparence de l’ordre, prin­ci­pa­le­ment moral et social, pour se don­ner les moyens de détruire le plus à la racine les fon­de­ments de la socié­té tra­di­tion­nelle. Ici, l’auteur décrit remar­qua­ble­ment l’alliance objec­tive et invo­lon­taire d’un clé­ri­ca­lisme favo­ri­sant l’anti-intellectualisme d’une pié­té popu­laire ritua­li­sée et contrô­lée par les cadres ecclé­siaux, et de l’élitisme intel­lec­tua­liste, d’une avant-garde théo­lo­gienne pleine de suf­fi­sance, agis­sant dans le cadre d’un pro­jet poli­tique pré­ten­du­ment sou­ve­rai­niste alors qu’il se trouve déta­ché de l’origine de toute sou­ve­rai­ne­té, de tout pou­voir.

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