Québec : la « Révolution tranquille » et ses fruits
CATHOLICA — Pourriez-vous nous rappeler brièvement la situation du Québec à la fin des années 1950 ?
JACQUES LEGARE — Si l’on prend la période de l’après-guerre, le Québec était resté ce qu’il avait toujours été, une société rurale, très catholique, et où le rôle de l’Eglise était très important. L’Eglise avait sous sa dépendance l’ensemble du système d’enseignement, du système de santé, l’état-civil, et la plupart des institutions ou mouvements se composaient monolithiquement de catholiques.
C’était l’Union nationale de Duplessis qui était au pouvoir depuis 1949, un parti conservateur, certes, mais particulier, en ce sens qu’il était une union de forces libérales, en principe ouvertes sur des horizons nouveaux. Le parti antérieurement dominant, le Parti libéral d’omer Gouin, était en réalité plus conservateur que l’Union nationale. Cependant, certains aspects de la politique de Duplessis furent attaqués, en raison des frustrations nées du lien que maintenait le gouvernement avec l’Eglise qui assurait son contrôle institutionnel sur toute la vie sociale, et spécialement en matière d’éducation. Choix des manuels, attribution des finances, programmes… c’était le règne du dirigisme clérical éclairé. Toutes les décisions du gouvernement Duplessis étaient concertées avec l’Eglise.
En économie, c’était un peu le même caractère statique : l’économie rurale prévalait, tandis que les industries étaient principalement tournées vers le secteur primaire (mines, électricité, fonderies). On acceptait beaucoup les investissements étrangers, mais tout partait brut, sans aucune transformation manufacturière sur place. Cela a beaucoup ému les jeunes générations d’alors, qui disaient : nous avons beaucoup de ressources naturelles, mais on ne les exploite pas sur place, on les envoie aux étrangers qui eux les développent et en profitent — surtout les Etats-Unis. C’est pour rompre avec cette situation qu’a été lancée ce qu’on a appelé la « Révolution tranquille ». Les élites voyaient là un carcan, beaucoup de gens revenus d’Europe après la guerre disant que cela n’avait plus de sens et qu’il fallait faire tout sauter. Un certain nombre de mouvements se créèrent alors pour militer en ce sens.
Dans quels secteurs ?
Essentiellement au sein de l’Action catholique, très puissante chez les jeunes, les ouvriers, les intellectuels. Le désir d’ouverture se manifestait dans ces milieux très pratiquants, surtout dans les deux domaines de l’éducation — on a alors revendiqué un ministère ad hoc — et de l’économie. Celle-ci était très fermée, statique, et donc la revendication allait dans le sens de l’ouverture et du dynamisme. Tel fut le début de la Révolution tranquille.
Le syndicalisme était-il alors actif ?
Oui, il y avait un syndicalisme très actif. C’était un syndicalisme catholique de type avant tout local, même si plus tard il a effectué des jonctions avec les grandes centrales des Etats-Unis. Beaucoup de petites associations menaient des actions de type syndical. Mais le droit de grève n’était pas reconnu et les grèves étaient sévèrement réprimées. Les syndicats faisaient valoir que les ouvriers étaient exploités, d’autant plus aisément que les patrons étaient étrangers, comme dans les mines, et que les ouvriers étaient sous-payés, les profits allant aux multinationales. C’était en particulier le cas dans les mines d’amiante, où les conditions de travail étaient très dures, et les salaires très bas. C’est dans ce secteur qu’il y a eu les premières grèves, illégales, en 1949.
Dans ce mouvement, il y a des gens qui se sont manifestés de manière inopinée. L’un des premiers a été Pierre-Eliott Trudeau, un grand bourgeois s’il en est, un « libéral », mais qui défendait des idées.
Quelle fut la position de l’Eglise ? N’était-elle pas prise dans une contradiction entre la nécessité de la stabilité sociale et l’appui aux justes revendications ouvrières au nom de la doctrine de Rerum Novarum ?
L’Eglise, lors de la révolution de 1837, avait tenu un discours aux habitants visant à les tempérer, craignant surtout les révolutions sociales. Et cette fois encore le discours fut le même. Mgr Charbonneau, archevêque de Montréal, avait nettement pris position en faveur des ouvriers, mais il fut contraint de démissionner et envoyé à Vancouver comme aumônier, en punition, en lui disant qu’il n’avait pas à prendre position en faveur des ouvriers et contre le gouvernement. Il était considéré comme un révolutionnaire nuisant à l’Etat en risquant de perturber les investissements étrangers. Mais graduellement les gens ont réagi, et c’est ainsi qu’est né le mouvement syndical avec Trudeau et Marchand. Les journalistes, comme Claude Ryan, qui était le principal pilier de l’Action catholique canadienne (ACC), se sont alors engagés à fond ((Cf. Louise Bienvenue, Quand la jeunesse entre en scène—L’Action catholique avant la Révolution tranquille, Editions Boréal, Montréal, 2003.)) . Dans le gouvernement même de Duplessis, certains ministres plus jeunes se montraient sensibles, dont M. Sauvé, qui succéda à Duplessis quand celui-ci décéda (1959). Mais il n’est resté que quatre-vingts jours, avant de mourir à son tour. Il fit un discours célèbre, qui commençait par le mot « Désormais… », ce qui annonçait le changement de cap.
Ces initiatives modernisatrices provenaient-elles du sein de l’Eglise à proprement parler ?
A la toute fin des années 1950, juste avant le Concile, Léger a remplacé Charbonneau. Durant ces années, ce fut un mouvement pas seulement individuel, mais de groupes qui exerçaient cette pression : syndicats, Action catholique. A l’intérieur même de l’Eglise, il y avait des gens plus ouverts, et en particulier les Dominicains. Ils avaient une attitude d’appui envers les mouvements émergents, ce qui les différenciait beaucoup des autres éléments du clergé, Jésuites, Sulpiciens, Frères des écoles chrétiennes…
Les mouvements intellectuels se concentraient à Montréal. Ce sont les dominicains de cette ville qui ont eu le rôle le plus important, dont le P. Georges-Henri Lévesque, qui devint le doyen de la Faculté des Sciences sociales à l’Université Laval de Québec, décédé en 2000 à l’âge de 96 ans (( « Le Père Georges-Henri Lévesque fut de ces personnalités comme une société en connaît trop peu dans son évolution : il fut le professeur de générations d’hommes et de femmes dont l’histoire reconnaît aujourd’hui qu’ils ont fait basculer le Québec dans la modernité. Enfin, à l’heure où l’Université Laval étend son action internationale, il est bon de se rappeler que le Père Lévesque, par son rayonnement sur pratiquement tous les continents, fut un visionnaire dont nous cherchons à suivre l’exemple » (éloge funèbre prononcé par le recteur de l’Université Laval, le P. François Tavenas).)) . Duplessis avait voulu l’exclure, sans y arriver. Il lui reprochait ses prises de position favorables aux grévistes, se réclamant selon lui faussement de la doctrine sociale de l’Eglise. Ce prêtre était un homme d’action, qui a eu un rôle très important auprès des jeunes qu’il formait ; il circulait à travers le monde, et fonda l’Université du Rwanda. A Montréal, d’autre part, les dominicains organisaient des groupes de réflexion. Ils ont lancé en 1962 une revue, Maintenant, officiellement animée par des laïcs mais soutenue par eux, et qui a eu une très grande influence au début des années soixante. Elle a vraiment fait tourner le vent (( Maintenant prit en fait la suite de la Revue dominicaine, sous la direction du P. Henri Bradet jusqu’à 1965, avec la collaboration du P. Lacroix, autre dominicain. En avril 1995, ce dernier donnera une conférence sur l’évolution de la morale au Québec, ainsi commentée par un journaliste : « Quel impertinent ! Il évoque la transformation de Vatican II, qui a proclamé la liberté de conscience et la priorité de la conscience sur la loi. Il donne l’exemple de l’avortement. Directement au cœur du problème. Et il termine sur son appréciation personnelle : “Moi, j’ai trouvé ça extraordinaire. Ça a libéré tout le Québec — puisque c’est le milieu que je connais davantage — de toutes ses inquiétudes, de ses péchés préfabriqués, décidés à l’avance, fixés par le petit catéchisme : enfin, on pouvait faire les péchés qu’on voulait !” (grand éclat de rire) » (Guy Laperrière, encyclopédie Agora, « Benoît Lacroix »).)) .
Quel milieu social participe à ce changement de mentalité ?
Ce sont surtout des élites, des universitaires, des dirigeants syndicalistes, des étudiants de l’Action catholique… Ce sont eux qui ont secoué les choses. Et le décès de Duplessis, qui a beaucoup déstabilisé son parti, de même que la mort prématurée de son successeur, leur a permis d’arriver aux affaires et de pouvoir réaliser les changements qu’ils désiraient pour le Québec. Ce furent les élections de 1960 où Lesage est devenu Premier ministre, avec des gens comme Paul-Gérin Lajoie, qui sera ministre de l’Education, et René Lévêque, ministre des Ressources naturelles. C’est le début proprement dit de la Révolution tranquille. Celle-ci se voulait d’abord effectuée sur le plan des structures de l’Etat. L’idée était clairement exprimée : l’Etat, dans une société comme la nôtre, disait-on, doit avoir un plus grand rôle, exercer un certain dirigisme pour éviter la manipulation des grandes corporations, d’autant plus qu’il restait le problème de la langue — les ouvriers étant obligés de parler anglais sur les lieux de travail. On disait alors : il faut que l’Etat ait du pouvoir, et il suffit qu’il se le donne par des lois.
Contrairement à ce qui existait avant — comité catholique et accessoirement, comité protestant pour diriger l’enseignement —, on a donc créé un ministère de l’Education, même si on a conservé à titre consultatif les comités religieux. D’où des modifications de programmes, pour lesquels les laïcs ont eu leur mot à dire, à la différence de ce qui se passait auparavant. Les applications ont concerné tous les domaines. En littérature, par exemple, on a pu accéder à des livres jusque-là à l’Index (avant les dominicains passaient souvent ces livres sous la table, mais officiellement ils étaient prohibés). Ouverture aux sciences, à l’économie surtout, en vue de former des cadres. Jusqu’alors, les humanités dominaient complètement. Avant, il y avait en effet, à côté d’une filière primaire et technique, les collèges classiques, dirigés par des clercs. L’enseignement était payant, même si l’Eglise était généreuse. De 30 à 40% des élèves devenaient des clercs, qui choisissaient la prêtrise diocésaine ou les missions. Les autres allaient dans les professions libérales, dentistes, médecins, juristes. Un ou deux allaient vers les affaires. Le reste des élèves passait par la filière primaire et technique. En outre l’éducation n’était pas obligatoire comme aujourd’hui.
Dans le domaine de l’économie, on a décidé de contrôler les richesses naturelles, en nationalisant des usines productrices d’électricité qui appartenaient à des compagnies privées, tant pour la production que pour la distribution, multinationales pour la plupart. Le leitmotiv fut alors : il faut être maîtres chez nous.
Un élément important à souligner : René Lévêque, chargé de ces nationalisations, était un homme de communication, un homme de télévision doté d’une grande pédagogie. Il avait été correspondant de guerre en Corée. Et justement la télévision est entrée à cette période dans les foyers, une télévision calquée sur la BBC, et donc indépendante et favorable aux « mauvaises idées », comme disait le clergé. Via la télévision se sont répandues les idées révolutionnaires par rapport à ce qui existait. René Lévêque faisait des émissions d’une grande clarté, que tout le monde écoutait. C’était quelqu’un qui était très connu et écouté avant même son entrée au gouvernement.
Tous les gens qui étaient favorables aux changements sont allés le chercher alors qu’il n’avait aucune activité politique mais à cause précisément de ses aptitudes pédagogiques. Donc malgré ses idées peu « libérales », le parti libéral est allé le chercher. Et Jean Lesage, le Premier ministre arrivé au pouvoir en 1960, s’est laissé convaincre.
Pouvez-vous préciser le sens du mot « libéral » ici employé ?
Cela fait référence au libéralisme philosophique et aussi économique. Mais en fait il y a très peu d’écart entre conservateurs et libéraux. Les libéraux sont de centre-gauche, tandis que les conservateurs de l’Union nationale sont, disons, de centre-droit. Par ailleurs ce sont des partis qui ne se définissaient pas comme chrétiens, quels que fussent leurs liens avec l’Eglise. Donc il ne s’agit pas de démocratie-chrétienne.
Les libéraux sont-ils les seuls à avoir mené la Révolution tranquille ? Non. Tout a commencé en 1960, c’est vraiment là que tout a germé, sous le gouvernement des libéraux par conséquent. Mais dès 1966, l’Union nationale, sortie de ses cendres, revient au pouvoir, et on a pu croire que tout était fini. Elle avait affirmé son intention d’abolir le ministère de l’Education, mais il ne l’a pas été. Et il faut comprendre pourquoi. C’est que tous les intellectuels qui avaient participé à l’aventure sont devenus entre-temps des apparatchiks. Lorsque les nouveaux élus arrivèrent, ils se heurtèrent à ces hauts fonctionnaires qui firent obstruction à tout changement, déclarant tout retour en arrière impossible.
La révolution est donc devenue institutionnelle à partir de cette époque ?
C’est l’effet de la lourdeur administrative de l’Etat — aujourd’hui devenue monstrueuse et qu’on cherche à renverser : c’est maintenant une réalité tentaculaire qui coûte trop cher. Tout était auparavant privé, universités incluses. Les universités privées ont subsisté, mais on a créé des universités d’Etat. De même le système hospitalier était antérieurement privé dans sa totalité, et tenu par des communautés de religieuses. Tout cela est devenu laïque et étatique. On a créé des corporations de gestion, les religieuses ont été intégrées mais la direction revenait à la tutelle de l’Etat, avec un budget contrôlé par l’Etat. L’enseignement secondaire, antérieurement tenu uniquement par des religieux : Frères des écoles chrétiennes, etc., a de la même façon été étatisé.