Revue de réflexion politique et religieuse.

L’affaire Sixte et le rôle de l’Italie

Article publié le 7 Fév 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dans le numé­ro 103 de Catho­li­ca est paru un article inté­res­sant sur l’offre de paix sépa­rée faite par Charles Ier d’Autriche à l’Entente au cours du prin­temps 1917 (Ber­nard Char­pen­tier, « L’affaire Sixte. L’offre de paix sépa­rée de Charles Ier d’Autriche », pp. 78–88). La pro­po­si­tion, effec­tuée à l’insu de l’allié alle­mand par l’intermédiaire du prince Sixte de Bour­bon, beau-frère de l’empereur et offi­cier de l’armée belge, ne réus­sit pas, comme on le sait. Cet échec peut être expli­qué par une série de motifs. Par­mi ceux-ci, le plus impor­tant réside pro­ba­ble­ment dans le fait que l’Autriche-Hongrie n’était objec­ti­ve­ment pas en situa­tion d’imposer une poli­tique propre, indé­pen­dam­ment de l’Allemagne, ou, plus encore, contre les inté­rêts de cette der­nière, du moins tels qu’ils étaient per­çus par les Alle­mands de l’époque.

Quelles sont les rai­sons de la pro­po­si­tion de paix ? M. Char­pen­tier semble sug­gé­rer que l’Empereur a été conduit uni­que­ment par des exi­gences de poli­tique interne puisque la situa­tion mili­taire était en situa­tion d’équilibre. « Si l’équilibre mili­taire per­dure entre les bel­li­gé­rants – l’Autriche-Hongrie ayant bat­tu à plu­sieurs reprises l’Italie sur l’Isonzo –, la situa­tion de l’arrière devient dif­fi­cile tant dans la Monar­chie que dans le Reich » (p. 81). La situa­tion interne de la double monar­chie com­men­çait à deve­nir pré­caire du point de vue agro-ali­men­taire et indus­triel tan­dis que les pro­ces­sus de désa­gré­ga­tion mûris­saient peu à peu. Mais « l’équilibre mili­taire », lui aus­si, était pré­caire, puisque l’engagement lourd sur le front ita­lien absor­bait une grande par­tie des éner­gies dans le cadre d’une guerre d’usure par­ti­cu­liè­re­ment dure, dont on ne voyait nulle rai­son d’espérer qu’elle se ter­mine. L’expression uti­li­sée par l’auteur (« ayant bat­tu à plu­sieurs reprises l’Italie ») ne doit pas induire en erreur. Il s’était tou­jours agi de vic­toires défen­sives, dans le cadre de la grande offen­sive impé­riale man­quée de 1916 sur le haut pla­teau d’Asiago (Stra­fex­pe­di­tion) – visant à prendre à revers et à détruire la tota­li­té des lignes ita­liennes en une bataille déci­sive – et de la vic­toire ita­lienne que repré­sen­ta, en août de cette même année, la conquête de Gori­zia, objec­tif stra­té­gique d’importance, tête de pont sur l’Isonzo.

Les « vic­toires » ont donc essen­tiel­le­ment consis­té à résis­ter vic­to­rieu­se­ment, avec des pertes assez limi­tées de posi­tions, aux nom­breuses offen­sives ita­liennes, qui furent au nombre de onze sur l’Isonzo.
Peu de temps après la conclu­sion des négo­cia­tions infruc­tueuses liées à la pro­po­si­tion de paix sépa­rée eut lieu la onzième offen­sive ita­lienne sur l’Isonzo (août-sep­tembre 1917), des­ti­née à conqué­rir la majeure par­tie du haut pla­teau kars­tique de la Bain­siz­za et de Monte San­to, objec­tifs impor­tants même si limi­tés, obte­nus au prix de graves pertes.

Mais l’armée aus­tro-hon­groise avait été sur le point de céder. Charles Ier avait alors dû s’adresser à l’empereur alle­mand, Guillaume II, et lui deman­der son aide, ce par une lettre du 26 août 1917. Il me semble utile de rap­por­ter les pro­pos conte­nus dans cette lettre parce qu’ils montrent très concrè­te­ment quelle était la per­son­na­li­té de Charles en tant qu’homme d’Etat, au-delà du por­trait conve­nu qui en a été don­né à par­tir de sa béa­ti­fi­ca­tion. Cette lettre nous le montre en plein exer­cice de ce qu’il consi­dé­rait comme son devoir suprême de chef mili­taire et civil de ses peuples, qui ne se déro­bait pas face à la pers­pec­tive de com­battre (lors de la Stra­fex­pe­di­tion, il avait com­man­dé un corps d’armée) et qui avait même la volon­té déter­mi­née d’infliger un coup déci­sif à ce qu’il consi­dé­rait comme l’ennemi par anto­no­mase de son Empire et envers lequel il ne cachait pas sa pro­fonde aver­sion.

« Cher ami, écri­vait-il, les expé­riences que nous avons mûries à l’occasion des onze batailles de l’Isonzo ont fait gran­dir en moi la convic­tion que, dans le cas d’une éven­tuelle dou­zième offen­sive, nous nous trou­ve­rions dans une dif­fi­cul­té ter­rible […] Pour cette rai­son, je vous demande, cher ami, de bien vou­loir convaincre vos géné­raux afin qu’ils prennent les divi­sions aus­tro-hon­groises du front orien­tal [pour les trans­fé­rer sur celui de l’Isonzo] et les rem­placent par des troupes alle­mandes. Vous com­pren­drez cer­tai­ne­ment pour quelle rai­son je tiens beau­coup à n’avoir à diri­ger que mes troupes dans l’offensive contre l’Italie. Toute mon armée appelle la guerre contre l’Italie “notre guerre”. Dans le cœur de tout offi­cier, dès le plus jeune âge, a été ins­til­lé par le père l’émotion, le désir de com­battre contre notre enne­mi tra­di­tion­nel. Si les troupes alle­mandes devaient opé­rer sur le front ita­lien, ceci aurait un effet néga­tif sur leur enthou­siasme ».

Guillaume II lui répon­dit avec une extrême faveur (toute l’Allemagne, disait-il, se réjouit à l’idée de « don­ner un coup dur aux Ita­liens par­jures »  avec l’allié autri­chien) mais les géné­raux alle­mands vou­laient à l’inverse envoyer des troupes alle­mandes et pré­pa­rer eux-mêmes les opé­ra­tions. Arri­vèrent ain­si sur le front de l’Isonzo les sept divi­sions qui, avec les troupes aus­tro-hon­groises, réus­si­ront la per­cée de Capo­ret­to (dou­zième bataille de l’Isonzo) avant tout grâce à la nou­velle et intel­li­gente tac­tique mise au point par les Alle­mands eux-mêmes, celle de l’infiltration, au lieu des attaques fron­tales par­ti­cu­liè­re­ment san­glantes employées jusqu’alors par tous.
Nous, les Ita­liens, nous étions donc pour Charles et ses peuples « l’ennemi héré­di­taire » et « sécu­laire », et même « malé­fique », comme il l’écrivit dans une lettre ulté­rieure, dans laquelle il remer­ciait Guillaume II pour sa pro­po­si­tion d’aide, rapi­de­ment accep­tée. Cette aver­sion plu­ri­sé­cu­laire était natu­rel­le­ment réci­proque, étant don­né que pour nous aus­si l’Autriche était « l’ennemi sécu­laire », cette puis­sance qui, avant tout, avait par­ti­ci­pé acti­ve­ment aux guerres d’Italie (les mal­heu­reuses inva­sions qui avaient livré pour plu­sieurs siècles presque toute l’Italie à la domi­na­tion étran­gère), cher­chant par tous les moyens, sans y par­ve­nir, à conqué­rir la Répu­blique de Venise, et s’opposant de manière sys­té­ma­tique et réso­lue, sou­vent avec suc­cès, à notre uni­fi­ca­tion natio­nale. C’était l’Autriche seule, avec laquelle l’Allemagne nous avait impo­sé une coha­bi­ta­tion for­cée au sein de la Triple Alliance, qui nous bar­rait la route nous condui­sant vers nos fron­tières natu­relles situées sur l’arc alpin cen­tro-orien­tal. Pour nous aus­si cette guerre contre l’Autriche était « notre guerre ». Et, dans les faits, nous n’avons décla­ré la guerre à l’Allemagne qu’en août 1916, plus d’un an après la décla­ra­tion de guerre à l’Autriche, retard qui nous avait inévi­ta­ble­ment mon­tré sous un jour défa­vo­rable à nos alliés .

L’offre de paix sépa­rée ne pré­voyait pas l’Italie. L’offre pré­voyait, dans ses aspects prin­ci­paux, l’évacuation de la Bel­gique occu­pée, la res­ti­tu­tion à la France de l’Alsace-Lorraine, encore soli­de­ment tenue par les Alle­mands, avec des com­pen­sa­tions envers l’Allemagne à la charge de l’Autriche (la Gali­cie, une par­tie de la Pologne éle­vée au rang de royaume sous tutelle alle­mande), le main­tien de la double monar­chie à côté d’un royaume des Slaves du Sud sous sa tutelle.

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