L’offre de paix séparée de Charles 1er d’Autriche
Il y a quatre-vingt-dix ans s’achevait la Grande Guerre. Plusieurs tentatives en faveur de la paix ont été entreprises dès 1916. Une seule, pourtant, a presque abouti, celle de l’empereur Charles Ier d’Autriche, en 1917, connue sous le nom d’« affaire Sixte ». Cette offre de paix illustre une conception de l’ordre international fondée sur la justice et l’équité et la recherche de la paix envisagée comme le premier devoir d’un souverain envers les peuples qui lui sont confiés.
Dès le lendemain de son avènement, le 22 novembre 1916, Charles Ier adresse à ses sujets ce rescrit : « Je veux tout faire pour bannir, dans le plus bref délai, les horreurs et les sacrifices de la guerre et rendre à mes peuples les bénédictions disparues de la paix aussitôt que le permettront l’honneur des armes, les conditions vitales de mes Etats et de leurs fidèles alliés et l’entêtement de nos ennemis. […] Animé d’un amour profond pour mes peuples, je veux consacrer ma vie et toutes mes forces au service de cette haute tâche » ((Prince Sixte de Bourbon, <i>L’offre de paix séparée de l’Autriche, </i>Plon, 1920, p. 36.)) .
Le 12 décembre 1916, les ministres des Affaires étrangères de Vienne et Berlin adressent aux Alliés une note sur la paix qui est rejetée par l’Entente le 31 décembre, jour du couronnement de Charles comme roi apostolique de Hongrie. Charles n’aura de cesse d’insister auprès de son allié allemand pour qu’il recherche la paix avec lui. Ainsi écrit-il par exemple le 2 janvier 1917 à Guillaume II : « [M]on idéal, que vous approuvez certainement, est de favoriser le désir du monde entier : parvenir enfin à des négociations sérieuses et acceptables pour nos peuples et pour l’humanité. C’est là notre devoir » ((Cité par Michel Dugast Rouillé, <i>Charles de Habsbourg, </i>éditions Racine, Bruxelles, 2003, p. 65.)) .
L’empereur, connaissant l’influence des milieux pangermanistes et de l’armée sur la diplomatie austro-hongroise, décide d’employer également d’autres voies, se rappelant sans doute une lettre que le prince Sixte de Bourbon-Parme, fils du dernier duc régnant de Parme, Robert, avait adressée en janvier 1915 à sa sœur, alors l’archiduchesse Zita ((On ne saurait trop souligner l’influence de l’impératrice Zita dans l’offre autrichienne. Voir notamment Antoine Redier, <i>Zita, princesse de la paix, </i>La revue française (éd.), 1930, en particulier pp. 123–219.)) , épouse du futur Charles Ier. Il charge ainsi sa belle-mère, la duchesse douairière de Parme, d’exposer à ses fils, Sixte et Xavier ((Tous deux servent depuis le 25 août 1915 dans l’artillerie belge, la France ayant décliné leur offre de rejoindre ses armées.)) , qu’elle rencontre en Suisse le 29 janvier 1917, son « désir […] de [les] voir pour s’entretenir directement avec [eux] de la paix » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 39.)) , ou, si venir à Vienne leur paraissait impossible, il leur propose d’envoyer en Suisse une personne de confiance pour leur communiquer ses vues. Seule cette dernière éventualité semble envisageable aux princes qui veulent toutefois en référer d’abord à Paris. Les princes indiquent comme préalables du point de vue français les points suivants : la restitution de l’Alsace et la Lorraine de 1814 ((C’est-à-dire avec Landau et Saarlouis, perdues au Congrès de Vienne, après les Cent-Jours.)) à la France sans aucune compensation coloniale ou autre, la Belgique restituée et gardant le Congo, de même la Serbie, éventuellement agrandie de l’Albanie, et enfin Constantinople aux Russes.
Le 22 janvier 1917, Wilson proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ((Le dixième des Quatorze Points de Wilson énonce : « Aux nationalités de l’Autriche-Hongrie, dont nous voulons voir la place protégée et assurée entre les nations, doit être accordée la possibilité la plus libre pour une évolution autonome ». Il n’est pas question de dépeçage de la Monarchie, une idée à laquelle les Etats-Unis sont venus beaucoup plus tard.)) . Le 1er février, l’Allemagne déclenche la guerre sous-marine à outrance, mettant Charles, qui veut s’y opposer, devant le fait accompli.
De retour à Paris, le prince Sixte rencontre le 11 février 1917, par l’intermédiaire de William Martin ((W. Martin, est, de par sa fonction, en rapport permanent avec le président Poincaré. Des contacts avaient été établis avec lui, dès janvier 1916. Dans un second entretien, le 26 juillet, Martin fait part à Sixte de la position de Poincaré : « Il faut que l’Autriche subsiste, dans notre intérêt. » (Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 17))) , chef du service du protocole au Ministère des Affaires étrangères, Jules Cambon ((Le prince Sixte avait déjà rencontré Jules Cambon le 23 novembre 1916. Celui-ci lui avait fait part de ses vues : « Pour moi, je désirerais ne voir subsister qu’une seule couronne impériale, celle d’Autriche, en réduisant la Prusse à son royaume. » (Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 30))) , secrétaire général du Quai d’Orsay, ancien ambassadeur à Berlin.
De cet entretien ressortent l’intérêt pour le gouvernement français d’entamer des négociations avec la Monarchie, par l’intermédiaire du prince Sixte, et le souhait, exprimé par Cambon, d’une rencontre entre le prince, le président Poincaré et Briand, alors président du Conseil.
Sixte repart donc pour la Suisse où il s’entretient avec le comte Thomas Erdôdi ((Charles, l’envoyant en mission, lui avait dit : « Mon unique but est de mettre fin le plus tôt à cette horrible tuerie. [… ] Je veux contraindre mes alliés à une plus grande modération, quoique je n’aie pas l’intention de les lâcher. » (cité dans Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 70))) , ami d’enfance de l’empereur, les 13 et 21 février. Lors d’une première entrevue, Erdôdi confirme l’acceptation par Charles des conditions de Sixte mais, quant à la Serbie, l’empereur souhaite la création d’un royaume sud-slave (yougoslave) qui engloberait la Bosnie, la Serbie, l’Albanie et le Monténégro et qui serait sous la dépendance de l’Autriche, en écartant la dynastie Kara-georgévitch dont Vienne pense qu’elle avait trempé dans l’assassinat de Sarajevo. L’idée d’une paix séparée est acceptée par les deux parties. Dans le second entretien, Erdôdi, après avoir conféré avec l’empereur, remet à Sixte une note ostensible du ministre des Affaires étrangères de la Monarchie, le comte Czernin, amendée d’une note personnelle et officieuse de l’empereur, inconnue de Czernin, par laquelle Charles déclare qu’il soutiendra par tous les moyens la France vis-à-vis de l’Allemagne et exprime sa sympathie pour la Belgique. Il précise que l’Autriche « n’est absolument pas sous la main allemande » et que son « seul but est de maintenir la Monarchie dans sa grandeur actuelle ».
Lors d’une entrevue du prince avec Poincaré, le 5 mars, ce dernier résume la situation : « La filière à suivre sera donc celle-ci : obtenir de l’Autriche les quatre points essentiels ((Restait donc la question de la Serbie que l’Autriche va finir par accepter.)) , communiquer ce résultat à l’Angleterre et à la Russie sous une forme tout à fait secrète et voir s’il y a un moyen de s’entendre pour conclure un armistice secret. […] L’intérêt de la France est non seulement de maintenir l’Autriche, mais de l’agrandir au détriment de l’Allemagne (Silésie ou Bavière) » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>pp. 67–68)) . Briand, consulté par Poincaré le 6 mars, confirme cette approche. Déjà, l’on comprend que les difficultés viendront de l’Italie, mais Poincaré estime que les demandes italiennes pourraient être compensées par des reprises sur l’Allemagne au profit de la Monarchie, ce que Charles refusa par la suite. La démission de Lyautey, le 14 mars, entraîne la chute du ministère Briand, remplacé le 19 par le cabinet Ribot, qui, tout en se déclarant favorable à la poursuite des négociations, est nettement plus réticent que son prédécesseur.
Si l’équilibre militaire perdure entre les belligérants — l’Autriche-Hongrie ayant battu à plusieurs reprises l’Italie sur l’Isonzo —, la situation de l’arrière devient difficile tant dans la Monarchie que dans le Reich.
De retour en Suisse le 19 mars, les princes sont pressés par Erdôdi de venir à Vienne pour discuter avec l’empereur des modalités de son offre. Réticents, ils se rendent aux arguments de leur sœur : « Ne te laisse pas arrêter par des considérations qui, dans la vie courante, seraient justifiées. Pense à ces malheureux qui vivent dans l’enfer des tranchées, qui meurent par centaines tous les jours, et viens. » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 82.))
Deux entretiens, les 23 et 24 mars, ont lieu dans le plus grand secret à Laxenburg, auxquels, outre les souverains, Sixte et Xavier, assiste pour partie Czernin, que Sixte décrit comme « long, maigre et froid », réticent et si « flou qu’il est impossible de saisir le fond de sa pensée ». L’empereur insiste : « Il faut absolument faire la paix, je le veux à tout prix […]. Mieux vaut donc consentir des arrangements équitables et je suis, pour ma part, tout disposé à le faire ». Toutefois, il considère que son devoir d’allié l’oblige à tenter l’impossible pour amener l’Allemagne à une paix juste et équitable. Si cela ne marchait pas, il ferait la paix séparément. Le 24, il remet à Sixte une lettre autographe ((Nul doute que cette lettre fut le fruit d’un travail en commun, auquel Dugast Rouillé (op. <i>cit., </i>p. 82) pense que le prince Sixte a participé. Kovacs (op. <i>cit., </i>pp. 134 et 668) affirme qu’il y a eu 14 brouillons et qu’à Vienne on n’avait pas conservé de copie de la lettre finalement envoyée, si bien qu’il était impossible de savoir avec certitude si la lettre publiée par Clemenceau en avril 1918 était bien celle que l’empereur avait adressée aux puissances de l’Entente.)) qui marque un grand succès dans les négociations en ce qu’elle adopte, sans réserve, la base proposée par Sixte en janvier pour ce qui est de la France, de la Belgique et de la Serbie, tout en réservant la question de Constantinople et des Détroits, compte tenu de la révolution russe du 14 mars ((La Russie révolutionnaire ne les revendiquera plus.)) . Rien n’est dit de l’Italie, Charles souhaitant la médiation de la France et de l’Angleterre. Il espère, après la fin du conflit, une alliance avec la France. Charles charge Sixte de transmettre secrètement sa lettre à la France et à l’Angleterre. Comme l’écrit le prince Sixte, « les vues de l’empereur relatives à l’avantage qu’offre toujours pour l’Europe une paix de modération sur une paix de prépondérance marquent un sens politique et un bon sens qui, malheureusement, ne sont pas communs ».
Après avoir lu la lettre de l’empereur, Poincaré déclare à Sixte, lors d’un troisième entretien, le 31 mars : « Il s’agit donc, non point d’un armistice, mais d’une paix séparée, destinée à amoindrir le bloc central, paix séparée avec l’Autriche qui, diplomatiquement, se rangerait ensuite de notre côté » ((Bourbon, <i>op. cit., </i>p. 104.)) , ajoutant que l’opinion publique est, en France comme en Angleterre, favorable à l’Autriche — puisqu’aucun affrontement entre leurs troupes n’a lieu jusqu’à ce que les troupes françaises et britanniques viennent renforcer l’armée italienne après la débâcle de Caporetto (9 novembre 1917) — et que Deschanel, alors président de la Chambre, insiste pour que l’on fasse la paix avec l’Autriche. Ribot, mis au courant par Poincaré, décide d’aller trouver, le 11 avril, Lloyd George à Folkestone pour lui communiquer l’offre de Charles. A la lecture de la lettre impériale, le premier ministre britannique se serait écrié : « C’est la paix ! » ((Dugast Rouillé, <i>op. cit., </i>p. 84, et Kovacs, <i>op. cit., </i>p. 155.)) . C’est alors que Ribot souhaite mettre l’Italie au courant des négociations. Sixte, très réticent puisque la lettre n’est destinée qu’à la France et à l’Angleterre, finit par y consentir dès lors que Ribot s’engage à sonder l’Italie d’une manière générale, sans citer l’empereur ni produire sa lettre. Un sommet est convoqué à Saint-Jean-de-Maurienne entre Lloyd George, Ribot et Sonnino, ministre italien des Affaires étrangères, pour le 19 avril.
Sixte souhaite s’assurer que le secret des ouvertures autrichiennes sera gardé et, pour cela, rencontre Lloyd George à Paris, le 18. Celui-ci lui déclare l’amitié anglaise envers l’Autriche et son souhait de parvenir à une paix avec celle-ci, cette paix devant nécessairement englober l’Italie.
En même temps, le 3 avril, Charles rencontre à Bad Homburg Guillaume II pour tenter de l’amener à des vues pacifiques raisonnables, offrant à l’Allemagne de lui céder gratuitement la Galicie si elle-même restituait l’Alsace et la Lorraine à la France. Devant le refus de Guil-laume ((Polzer-Hoditz, directeur de cabinet de Charles, écrivit ces lignes amères : « Avec quelle ardeur sincère l’empereur Charles s’efforçait de conclure la paix, et comme l’empereur Guillaume s’ingéniait à traiter ses efforts de bagatelles » <i>(L’Empereur Charles, </i>Grasset, 1939, p. 169).)) , Charles lui fait adresser, le 13 avril, un mémorandum dénonçant l’alliance avec le Reich pour le 11 novembre 1917 au plus tard.
A la suite du refus de Sonnino qui exige outre la cession du Trentin de langue italienne, celle de Trieste, de la Dalmatie et des îles de la côte dalmate (les deux derniers territoires étant pourtant très majoritairement peuplés de Slaves et non d’Italiens), le gouvernement français notifie le 22 avril à Sixte sa réponse négative à l’offre impériale, tout en laissant la porte ouverte pour l’avenir, si la Monarchie acceptait de considérer les revendications italiennes ; Cambon pensant que Trieste ((Trieste était le principal port autrichien depuis 1382. Ainsi que Sonnino lui-même l’avait reconnu, « revendiquer Trieste [dont la population est mixte] comme un droit serait une exagération du principe des nationalités » ( <i>Rassegna settimanale, </i>29 mai 1881, cité dans Bourbon, <i>op. cit.,</i>p. 385).)) et Trente pourraient faire l’affaire.