Boltanski au Grand Palais : triomphe de la Vanité
Du 13 janvier au 21 février 2010, l’exposition Monumenta a été consacrée à Christian Boltansk (> voir le site de l’exposition). Né en 1944, ce « plasticien du temps », « artiste de la mémoire » de réputation internationale ((. Gazette de Drouot, 22 janvier 2010, n°3, p.164.)) s‘est vu confier, à lui tout seul, les 13 500 m² du Grand Palais. A l’entrée, un mur de boîtes métalliques rouillées dissimule soixante-neuf rectangles de 35 m² composés de vêtements usagés, disposés au sol. Chaque parcelle de fripes est encadrée par des potences, reliées par des câbles, supportant des néons.
A ces montants s’accrochent de petits haut-parleurs diffusant le son de battements de cœur. Le tout est dominé par une pulsation plus sourde qui résonne sous la verrière, comme un bruit d’usine. Au milieu de la nef, une pyramide de vêtements d’une quinzaine de mètres de haut est surplombée par une grue de chantier dont la pince métallique descend doucement, saisit quelques hardes, les remonte bien haut puis s’ouvre : les linges retombent et la pince recommence son manège sans fin…
C’est presque tout. Le prospectus du ministère indique « les œuvres de Ch. Boltanski sont adressées à tous », il s’agit de « l’art de notre temps, pour tous les publics ». Laissons donc la prose savante de côté, consultons la grande presse et principalement le site de Monumenta ((. http://www.monumenta.com/2010/ doublé par le supplément du magazine du ministère de la culture réalisé par le DIC et remis gratuitement aux visiteurs.)) , nous familiarisant avec « Personnes », titre de l’exposition : « L’œuvre engage une réflexion sociale, religieuse et humaine sur la vie, la mémoire, la singularité irréductible de chaque existence, mais aussi la présence de la mort, la déshumanisation des corps, le hasard de la destinée ».
L’organisatrice, Mme Grenier, déclare que « chacun va interpréter tout ça en fonction de ses propres codes culturels… », elle nous assure « Boltanski ne fait jamais référence à un événement précis » ((. 20 minutes , 12 janvier 2010, p.16.)) , pourtant celui-ci, dans Le Monde fait explicitement référence à Auschwitz ((. Le Monde, 10 et 11 janvier 2010, p. 22.)) , précisant que la pyramide de vêtements évoque « la mise à mort de masse ». La guenille est donc la métaphore de la dépouille corporelle. Les camps sont une référence récurrente chez lui qui, depuis 1988, a fait du vêtement un matériau-clé. « Je crois qu’un artiste fait toujours la même œuvre » précise-t-il. L’installation du Grand Palais, outre la « shoah », Hiroshima et un campement humanitaire ((. 20 minutes op.cit.)) , est « à l’image des cercles de l’enfer de Dante » ; le commissaire de l’exposition y voit une interprétation contemporaine du Jugement dernier ((. Gazette de Drouot, op. cit.)) . La pince de chantier qui agrippe les hardes, si elle est inspirée du jouet des fêtes foraines attrapant des peluches, est aussi « la main de Dieu ». « La mort nous surprend sans que nous sachions pourquoi » : Mme Grenier, semble époustouflée de voir un artiste affronter cette idée. Elle-même, auteur de L’art contemporain est-il chrétien ?, y concluait par l’affirmative ((. Catholica n. 82, hiver 2003.-2004, « Le christianisme revu et corrigé par l’Art contemporain », pp. 50 à 63.)) . Le ton révérencieux qui règne dans la presse le suggère : l’œuvre a des implications sacrées.
Haro sur les monothéismes
Boltanski (né d’une mère catholique et d’un père juif qui se convertira ) semble régler ses comptes avec les trois monothéismes. Avec le judaïsme d’abord. Le geste de la pince mime de la notion d’élection. En haut de la pile, elle saisit quelques éléments, les élève au pinacle puis les laisse tomber, abandonne ceux qu’elle avait élus. Cette élection est moins un choix qu’une pioche au hasard ; Boltanski parle de « la loi de Dieu » à ce propos.
L’Islam se trouve aussi impliqué : cette évocation de la shoah est mise en relation par l’artiste lui-même avec une mosquée. « Leurs coupoles sont très hautes, mais le sol est couvert de tapis et les lustres suspendus très bas » ((. Le Monde, loc. cit. )) , toutes choses reprises par son dispositif, sans qu’il ne redoute aucun amalgame.
Boltanski cherche aussi a revendiquer un héritage chrétien tout en se déclarant incroyant : « L’artiste parle néanmoins de son art comme d’un art très “chrétien” », mais ce qui l’intéresse dans le christianisme, c’est l’accent mis sur la misère de l’homme et sa petitesse. La résurrection, le corps glorieux, thèmes éminemment chrétiens, passent à la trappe sans vergogne et l’artiste procède à une réduction drastique de la foi chrétienne.
Ce qui l’intéresse ne relève ni de la transcendance ni d’un quelconque au-delà, il s’agit pour lui de faire « un art qui parle de l’humanisme d’une religion qui s’est débarrassée d’un dieu puissant pour donner la place à chaque individu ». « A la manière du Dieu qui est mort en croix pour sauver chaque homme » ajoute le site officiel. La crucifixion serait donc, dans l’évangile selon Boltanski, un hara-kiri divin, qui nous laisserait entre nous, vermisseaux humains : « Etre humain, c’est lutter avec Dieu tout en sachant parfaitement qu’on est perdant » ((. L’Œil, n. 621, février 2010, p. 59.)) . Autre détournement de la théologie, grâce à laquelle Boltanski peut se croire « très chrétien » : le culte des reliques est qualifié sur le site de « projet d’art contemporain avant l’heure ». « Des saintes reliques du Christ (sang, vêtement, morceaux de la croix) aux reliques des saints, le principe est d’exposer des « restes » et de les laisser « agir ».
D’une certaine manière, il n’en va pas autrement dans l’art de Christian Boltanski : les reliques ne sont plus que des vestiges d’anonymes, des traces d’inconnus, avec lesquels il semble être question de communiquer. L’erreur se glisse dans ce « laisser agir », qui élimine la prière et par elle le recours à Dieu en tant que personne, or c’est Dieu qui décide d’agir, ou pas, par l’intermédiaire des reliques… Chez Boltanski, la relique possède une sorte de fluide qui agirait spontanément : un automatisme aveugle, immanent, régit le monde. Rappelons qu’il avait déjà installé « dans une église des accumulations de vêtements qui font immédiatement penser à l’holocauste ». Il n’est pas sûr que les paroissiens parisiens de Saint-Eustache, en 1994, aient bien compris le message, beaucoup y ayant vu une évocation des économiquement pauvres…ce qui n’est pas tout à fait la même chose. L’artiste est familier du quiproquo volontaire et s’en vante : à Saint-Jacques de Compostelle il a répondu à une vielle femme qu’il réalisait « une festivité en l’honneur des morts ».
Elle a trouvé l’exposition magnifique, dit-il. « Si je lui avais dit qu’il s’agissait d’une exposition d’art contemporain, elle aurait trouvé cela honteux de réaliser cette exposition dans une église ». Cette manière cavalière de traiter la foi est soulignée par l’anecdote rapportée par Mme Grenier sur le site : « A son chevet, à côté de la bible, il avait une pile de Marie-Claire, c’était, disait-il son journal préféré »…
Boltanski, peintre de Vanités ?
Cette désinvolture qui pose sérieux se retrouve dans une déclaration au journal 20 minutes à propos de Monumenta : « Pour moi c’est l’effroi qui domine mais on peut aussi voir les choses de manière joyeuse au contraire ». Affirmer une chose et son contraire, c’est prétendre à la coïncidence des opposés chère à la mystique… ou bien tomber dans une attitude totalitaire puisqu‘elle revendique à la fois une chose et son contraire.
Les mosaïques de tissus furent comparées à un tableau animé par la déambulation des visiteurs. Le Monde nous montre Boltanski arrangeant les vêtements comme un peintre qui « modifie le rapport entre les tons ».
Le froid est censé aider à transir de peur le visiteur, l’exposition n’est pas chauffée, chacun garde son manteau, sombre, vu la mode. De fait, les mosaïques de fripes, plus colorées que la vêture des visiteurs, acquièrent un aspect décoratif qui amenuise le pathos que revendique l’artiste. On a beau vouloir concilier les contraires, le pathos ne fait pas bon ménage avec le décoratif, il faut choisir. On a parlé d’une installation équivalente aux peintures de vanité ; or déjà, parmi les tableaux du XVIIIe, à côté d’œuvres profondément spirituelles, il y avait des toiles d’esbroufe où le peintre étalait sa virtuosité, notamment dans le rendu des matières : des vanités fort prétentieuses, avec un côté « Marie-Claire » avant la lettre…
Comme cet hiver la mode est aux fourrures, on a pu voir des dames en vison transformer cette installation censée tétaniser, en dernier salon où l’on cause ; les mêmes feront une longue station à la librairie reluquant les incunables de Boltanski, d’anciens catalogues vendus à prix d’or (Inventaire des Objets ayant appartenu à une femme de Bois-Colombes, CNAC : 800 € ; un fascicule tout défraîchi, estampillé « Work in progress » : 1300 €…).
Bref, l’Art contemporain « pour tous » est un événement très chic ; LVMH n’est-il pas mécène ? Comme la banque privée, Neuflize OBC, qui, sur le site, affirme que cette exposition s’accorde avec « le regard singulier et profondément novateur qu’elle porte sur un monde en mouvement ». Cette banque voit donc l’évocation d’un charnier comme un monde en mouvement ? Le mécène le plus fervent, Ecotextile, a fourni 50 tonnes de vêtements usagés qui seront détruits et recyclés. Les tissus sont propres ; pour y voir, comme certains critiques, une allusion à ceux des sdf, il ne faut pas en croiser beaucoup. Ici, ni saleté ni puanteur, le charnier vestimentaire est clean ; au Grand Palais les marques des chemises ou des vestes sont bien visibles : les maisons de Haute Couture sont absentes, c’est la société de consommation de masse et son prêt-à-porter qui s‘exhibent. Sur le site, Ecotextile précise que cette exposition est en adéquation avec sa mission : donner « une nouvelle vie aux vêtements collectés ». Cette nouvelle vie consiste donc a signifier la mort, selon le discours de l’artiste… « Nous recréons de l’usage et du sens, nous refusons la culture de l’usage unique, dans une véritable logique appliquée de développement durable » clame Ecotextile.
Bref, Boltanski a réussi une vanité écologique… On le voit, les sponsors et leur verbiage, leur prêt à penser, peinent eux aussi à prendre la mesure de l’événement existentiel que voudrait être Monumenta. Le service pédagogique ne réussit pas mieux, lui qui propose « des visites en famille pour découvrir l’exposition à tout âge », présente avec beaucoup de légèreté ce qui consonne quand même avec la shoah : « La médiation jeune public mêle dans un même mouvement le plaisir lié au divertissement et la curiosité liée à la pédagogie ». Lors d’une visite, on croisait une classe d’école primaire devant la pyramide. Le médiateur, réfrigéré, porte des gants ; il fait remarquer que les vêtements usagés ont appartenu à des individus différents mais, puisque le tas est en vrac et que la pince pioche au hasard, « tout le monde est donc à égalité » dit-il avec satisfaction. Monumenta permet d’asséner aux enfants une grande leçon de démocratie.
La Vanité est « tendance » dans l’Art contemporain (le musée Maillol lui consacre une exposition au même moment, peu auparavant le musée d‘Art moderne présentait Deadline, consacrée aux œuvres ultimes d’artistes contemporains à l’approche de leur mort).
Mais Monumenta, censée dénoncer la vanité de l’existence, n’arrête pas d’exhiber la vanité même du système de l’art officiel. Autrement dit, elle pratique outrageusement ce qu’elle affirme dénoncer.
Art du constat ?
L’artiste déclare qu’il propose une expérience plus qu’une exposition, qu’il nous offre le privilège d’être à l’intérieur de l’œuvre. « Il s’agit d’une expérience dure et je suis convaincu que les gens éprouveront un soulagement en sortant ». Il se fait fort de provoquer « un retournement de la tragédie vers la vie ». Là, il y a une grave contradiction avec l’affirmation rebattue d’une œuvre (et d’un art) « attestatoire » du réel. Si elle est pur constat du réel, l’œuvre est de plain-pied avec lui, et ne peut espérer provoquer ce retournement bienfaisant. D’ailleurs le réel, contemporain du vernissage, c’est le séisme d’Haïti : la vision des gravats et des cadavres de Port-au-Prince rend cette exposition terriblement décorative, dotée d’une morbidesse très bcbg.
Les médias et l’actualité nous ont montré une catastrophe devant laquelle le cataclysme de Monumenta est « une petite niaiserie conceptuelle » pour reprendre une expression de l’artiste, stigmatisant de ce qu’il voulait éviter ((. Le Monde, loc. cit.)) .
Boltanski ne constate pas le réel, il le manipule. Il cherche a provoquer un malaise, un « climat anxiogène » pour que le visiteur accepte comme joyeux, le gris du quotidien, de la crise, des délocalisations, des licenciements… C’est un professeur de sinistrose qui vise à entériner l’état des choses : pour empêcher les gens de se plaindre, il suffit de leur suggérer que ce pourrait être pire. Boltanski dénie au spectateur le droit de juger son travail, et dès qu’il y rentre il est phagocyté : « Même les réactions des spectateurs, ses peurs ou ses colères, sont partie intégrante de l’œuvre » ; « le jugement sur l’œuvre, le fait qu’on aime ou pas, n’est plus pertinent ; il ne s’agit que d’éprouver et d’être imprégné ».
Proposer au visiteur d’enregistrer les battements de son cœur, tient alors de l’appât et du piège. La participation est un classique de l’Art dit contemporain qui se veut convivial et ludique. En participant, le public fait partie de l’œuvre ; comme on ne peut être juge et partie, forcément, la participation pousse au cautionnement. Pour enregistrer les pulsations cardiaques, une cabine est prévue à cet effet. Le visiteur pourra, en conserver un enregistrement gravé sur CD, mais si le visiteur donne généreusement le bruit de son cœur après avoir payé 4 € de droit d’entrée pour recevoir un enregistrement il lui faudra en débourser 5. Réussir à faire payer aux gens le bruit de leur propre cœur est un coup de maître ès vanité.
Humaniste ou thanatonaute ?
Le concept de ces enregistrements pourrait éclairer les intentions profondes de Boltanski. Le site indique : « Depuis 2005, Christian Boltanski poursuit en effet une collecte d’enregistrements de battements de cœur à travers le monde, afin de rassembler tous les cœurs des hommes. Véritable projet universel et utopique, Les Archives du cœur seront conservées, à partir de 2010, à l’abri du temps dans l’île japonaise de Teshima, mise à sa disposition par un mécène. »
Ce texte, à lire avec des trémolos dans la voix, présente Boltanski en grand humaniste qui baigne dans l’universelle fraternité : « Christian Boltanski nous propose de participer à la constitution d’une légende vivante, résolument moderne. […] la plus ambitieuse des créations de l’artiste ».
L’entretien vidéo livre une vérité autre : Boltanski déclare qu’il a beaucoup utilisé la photographie ou encore le nom des hommes pour évoquer les personnes disparues mais que, finalement, il en est arrivé au battement de cœur. Car ce bruit intime, mais mécanique, est beaucoup moins évocateur que l’image : « Ça ne redonne pas la vie mais ça signale encore plus leur disparition ». Ce qui l’intéresse dans la disparition de l’autre, ce n’est pas l’autre, c’est la disparition même. Voilà qui incite à relire ses œuvres antérieures, qu’on a peut-être un peu trop vite célébrées comme altruistes et compassionnelles. Boltanski a plutôt une démarche de thanatonaute (pour reprendre la formule de Bernard Werber), d’ « explorateur de la mort ».
Il s’en vante dans Le Monde. Boltanski : « C’est plus fort que moi, quand je regarde une actrice dans un film des années 40 ou 50, je ne peux m’empêcher de me demander comment est-elle morte, de quoi, comment »… Ce désir d’être au plus près de l‘anéantissement, certains sont prompts à y voir une démarche christique de salut ; n’est-il pas plutôt le désir de goûter à l’ivresse du néant ?
Le thanatonaute ne chôme pas : parallèlement à Monumenta, une autre exposition se déroule au Mac/Val d’Ivry – « Après » (après la mort, bien sûr). « Personnes » quittera le Grand Palais pour être « rejouée » à New York (l’exposition qui se vante d’être « éphémère » a trouvé le moyen de durer ). Boltanski représentera la France à la Biennale de Venise en 2011 ; son épouse Annette Messager avait déjà eu cet honneur. En France, il y a des familles d’artistes officiels, des privilégiés qui obtiennent rubis sur ongle l’immensité du Grand Palais, traditionnellement dévolue aux Salons. Ceux-ci, financièrement étranglés par le ministère, doivent, aux dépens de la qualité, multiplier les exposants pour s’acquitter de leur dîme.
En 2009, des centaines d’exposants ont payé cher pour exposer… puis être chassés des lieux comme des manants ((. Art en Capital réunit au Grand Palais cinq salons historiques : Artistes Français, Indépendants, Comparaisons, Dessin et Peinture à l’eau, Société Nationale des Beaux-Arts. 2 300 artistes payent chacun environ 300 € pour présenter une œuvre. En 2009, pour le même prix, cette manifestation passa de 10 à 6 jours, reléguée aux vacances de Toussaint ; de plus, elle fut fermée péremptoirement, au prétexte des célébrations de la chute du Mur de Berlin…
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Boltanski ne connaît pas ces vicissitudes, il peut se consacrer à son œuvre ultime, le chef‑d’œuvre absolu : il a vendu sa vie en viager à David Walsch, joueur de casino professionnel devenu milliardaire en Tasmanie. « Je serai filmé, jour et nuit, par trois caméras. Sauf dans ma chambre à coucher », magnétoscopé dans son atelier donc, jusqu’à sa mort. Le geste est faustien, mais comme il n’est pas sûr que Boltanski admette l’existence de l’âme, il vend donc son image. Le viager est calculé sur huit ans ; au-delà le joueur est perdant, en deçà, gagnant.
Or « le diable de Tasmanie » (sic) se vante de ne jamais perdre ; « Boltanski défie la mort » lit-on, et le voilà promu héros d’une société qui la cache. A une époque où l’esclavage existe toujours, Boltanski vend tranquillement sa vie, et garde son brevet médiatique de grand humaniste. La télésurveillance inquiète, les scanners des aéroports violent l’intimité : faites comme moi, semble dire l’artiste, accommodez vous.
Le maître ès vanité nous délivre sa leçon de servitude volontaire.