Revue de réflexion politique et religieuse.

Edi­to­rial : Liber­té reli­gieuse, droits de l’homme et nor­ma­li­sa­tion

Article publié le 10 Avr 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les rap­ports du poli­tique et du reli­gieux ne cessent de han­ter une socié­té tar­do-moderne confron­tée aux fruits amers de l’autonomie. Du côté laïque mili­tant le res­sen­ti­ment pousse tan­tôt à nier le mal tan­tôt à déni­grer le remède avec rage. En face, ceux qui avaient espé­ré une entente pos­sible avec l’ennemi d’hier res­sentent l’amertume et cherchent anxieu­se­ment un moyen d’arriver à un accord mini­mum évi­tant l’autodestruction sociale et l’asphyxie reli­gieuse.
Cer­tains évé­ne­ments récents sont très signi­fi­ca­tifs. C’est le cas de la bataille juri­dique autour des cru­ci­fix expo­sés dans les écoles publiques ita­liennes, bataille non encore conclue même si la Cour euro­péenne des droits de l’homme a récem­ment condam­né l’Italie pour ce qu’elle a jugé être une entorse à la laï­ci­té de l’Etat. Rap­pe­lons qu’une femme avait inten­té une action au motif que ses enfants, sco­la­ri­sés dans une école publique, étaient sou­mis à une pres­sion du fait qu’une croix se trou­vait au mur de la classe. Débou­tée après une longue pro­cé­dure, en 2006, par le Conseil d’Etat ita­lien, elle a sai­si Stras­bourg où elle a obte­nu gain de cause (arrêt Laut­si c/ Ita­lie, 3 novembre 2009), du moins dans le prin­cipe, puisque le gou­ver­ne­ment ita­lien a fait appel et semble d’autant moins dis­po­sé à obtem­pé­rer que plu­sieurs Etats ont pro­tes­té contre l’engagement idéo­lo­gique de la Cour ; l’affaire va donc être jugée à nou­veau en chambre plé­nière. Cet épi­sode révèle à quel point les ins­ti­tu­tions euro­péennes sont le foyer d’un nou­veau Kul­tur­kampf par­ti­cu­liè­re­ment mili­tant, visant à impo­ser la neu­tra­li­sa­tion de l’espace public inhé­rente à l’Etat de droit. Mais il révèle aus­si les fai­blesses de la posi­tion en défense face à cette vague rava­geuse.
D’un côté, la très longue sen­tence du Conseil d’Etat ita­lien n’a pas jus­ti­fié le main­tien des cru­ci­fix sur une base reli­gieuse, cela en rai­son du fait que l’invocation du pre­mier article du Sta­tut Alber­tin (1848), recon­nais­sant le catho­li­cisme comme seule reli­gion de l’Etat, était de fait abo­li depuis long­temps par sa propre juris­pru­dence, avant de l’être expres­sé­ment depuis la révi­sion — bila­té­rale — des Pactes du Latran, en 1985. Les magis­trats admi­nis­tra­tifs se sont alors effor­cés de jus­ti­fier leur déci­sion par un rai­son­ne­ment com­plexe sinon alam­bi­qué, pla­cé sur le seul ter­rain du patri­moine cultu­rel et des « valeurs » his­to­riques. Cette argu­men­ta­tion fort peu juri­dique mérite d’être rap­por­tée dans ses grandes lignes.
La ques­tion est de savoir, disent les juges, si l’exposition de cru­ci­fix dans les lieux publics lèse le prin­cipe de laï­ci­té. Celle-ci n’est pas ins­crite dans la consti­tu­tion de la Répu­blique ita­lienne, mais elle résulte des déduc­tions juris­pru­den­tielles effec­tuées par la Cour consti­tu­tion­nelle et par l’invocation des « prin­cipes suprêmes » non écrits qu’elle a faite depuis les années 1980, d’ailleurs à l’encontre de l’Eglise. Cepen­dant, disent les juges, sur le plan des inter­pré­ta­tions phi­lo­so­phiques, il n’y a pas d’unanimité sur le conte­nu de la laï­ci­té, et dans le droit posi­tif, il faut s’arrêter à une inter­pré­ta­tion unique pour obte­nir un effet pra­tique. Cette inter­pré­ta­tion doit être celle qu’a rete­nue la juris­pru­dence de la Cour consti­tu­tion­nelle. Ce sens est propre à l’Italie, et dif­fère d’autres inter­pré­ta­tions dont la légi­ti­mi­té n’entre pas en débat, mais dont on constate seule­ment la diver­si­té. Les conseillers d’Etat ita­liens men­tionnent la France de l’époque de Combes, et en sens oppo­sé, les Etats-Unis. Donc, disent-ils, l’Italie est fon­dée à avoir sa manière propre d’entendre la laï­ci­té. Cette manière tient à l’histoire et aux valeurs his­to­ri­que­ment implan­tées dans le pays, qui sont étroi­te­ment liées au chris­tia­nisme.
D’autre part, pour­suit la sen­tence, le cru­ci­fix est un objet qui ne revêt pas la même signi­fi­ca­tion selon qu’il est pla­cé dans une église, pré­sen­té dans une expo­si­tion ou mis sur le mur d’une école ou d’un tri­bu­nal. Dans ce der­nier cas, il signi­fie tout autre chose que dans un musée : il exprime cer­taines valeurs sous-jacentes à l’ordre consti­tu­tion­nel, dis­tinctes de sa signi­fi­ca­tion pro­pre­ment reli­gieuse. « Il est évident qu’en Ita­lie, le cru­ci­fix est apte à expri­mer, de manière sym­bo­lique mais adé­quate, l’origine reli­gieuse des valeurs de tolé­rance, de res­pect mutuel, de valo­ri­sa­tion de la per­sonne, d’affirmation de ses droits, d’égard pour sa liber­té, d’autonomie de la conscience morale face à l’autorité, de soli­da­ri­té humaine, de refus de toute dis­cri­mi­na­tion, [toutes valeurs] qui carac­té­risent la civi­li­sa­tion ita­lienne ». La croix trans­for­mée en sym­bole cultu­rel per­met­trait donc de défi­nir la laï­ci­té : « Dans le contexte ita­lien, il est en véri­té dif­fi­cile pour y par­ve­nir de trou­ver un autre sym­bole s’y prê­tant mieux que celui-ci ».
Cette sen­tence, moti­vée avec autant de détails et de sub­ti­li­tés, se situe donc sur le ter­rain des « valeurs com­munes », d’ailleurs non pas pré­sen­tées comme uni­ver­selles et per­ma­nentes, mais seule­ment cen­sées être par­ta­gées en un lieu (l’Italie) et pour un temps (son his­toire) don­nés. Les juges ont pré­ci­sé que pour être d’origine reli­gieuse, et « en pleine et radi­cale conso­nance avec les ensei­gne­ments chré­tiens », elles ne mettent pas pour autant en cause l’autonomie de l’ordre tem­po­rel par rap­port au spi­ri­tuel, et sont adap­tées au contexte cultu­rel de la socié­té civile, de sorte qu’elles puissent être « laï­que­ment » accep­tées par tous, indé­pen­dam­ment du milieu reli­gieux d’où elles ont été tirées.
Com­ment mieux dire que ces valeurs sont « sor­ties » du chris­tia­nisme, selon une expres­sion chère à l’historien Emile Pou­lat. Autre­ment dit, qu’il s’agit de réfé­rences cultu­relles de type glo­ba­le­ment consen­suel, d’une por­tée proche de la devise amé­ri­caine « In God we trust », d’ailleurs citée en exemple dans la sen­tence du Conseil d’Etat ita­lien.
Mal­gré tout, la Cour euro­péenne des droits de l’homme a tran­ché. Son arrêt, très court en com­pa­rai­son de la déci­sion ita­lienne, repose sur un rai­son­ne­ment simple. Le cru­ci­fix peut être iden­ti­fié par des enfants comme un signe reli­gieux, donc « ils se sen­ti­ront édu­qués dans un envi­ron­ne­ment sco­laire mar­qué par une reli­gion don­née », ce qui peut être « encou­ra­geant » pour les uns mais peut per­tur­ber les autres, « en par­ti­cu­lier s’ils appar­tiennent à des mino­ri­tés reli­gieuses ». Après le droit des reli­gions mino­ri­taires, le droit des athées. La liber­té de reli­gion implique la liber­té de ne croire en aucune reli­gion, pour­suit l’arrêt, et celle-ci doit être pro­té­gée ; bien plus, elle « mérite une pro­tec­tion par­ti­cu­lière » si l’Etat « exprime une croyance », et « si la per­sonne est pla­cée dans une situa­tion dont elle ne peut se déga­ger ou seule­ment en consen­tant des efforts et un sacri­fice dis­pro­por­tion­nés ». L’individu non seule­ment ne doit pas se voir impo­ser un ser­vice ou un ensei­gne­ment reli­gieux, mais son droit (sa
« liber­té ») « s’étend aux pra­tiques et aux sym­boles qui expriment une croyance, une reli­gion ou l’athéisme » (sic : même l’athéisme — on le sup­pose mili­tant — pour­rait être consi­dé­ré comme une pres­sion exer­cée sur la liber­té de ne croire en aucune reli­gion !).
La fin de la sen­tence relève de l’opinion phi­lo­so­phique et non de l’appréciation juri­dique, tra­his­sant son ins­pi­ra­tion jusque dans le voca­bu­laire, outre son aspect for­te­ment nor­ma­tif. L’éducation publique « doit incul­quer aux élèves une pen­sée cri­tique ». « Or, la Cour ne voit pas com­ment l’exposition, dans des salles de classe des écoles publiques, d’un sym­bole qu’il est rai­son­nable d’associer au catho­li­cisme (la reli­gion majo­ri­taire en Ita­lie) pour­rait ser­vir le plu­ra­lisme édu­ca­tif qui est essen­tiel à la pré­ser­va­tion d’une “socié­té démo­cra­tique” telle que la conçoit la Conven­tion [la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme, 1950], plu­ra­lisme qui a été recon­nu par la Cour consti­tu­tion­nelle ita­lienne. » Il est évident que les juges de Stras­bourg n’ont prê­té abso­lu­ment aucune atten­tion aux dis­tin­guos du Conseil d’Etat ita­lien, entre reli­gion et culture. Leur conclu­sion est sans ambi­guï­té : « L’exposition obli­ga­toire d’un sym­bole d’une confes­sion don­née dans l’exercice de la fonc­tion publique, en par­ti­cu­lier dans les salles de classe, res­treint donc le droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs convic­tions ain­si que le droit des enfants sco­la­ri­sés de croire ou de ne pas croire ». La Cour juge, à l’unanimité, qu’il y a eu vio­la­tion de « l’article 2 du Pro­to­cole n° 1 conjoin­te­ment avec l’article 9 de la Conven­tion », en tirant mani­fes­te­ment au maxi­mum la lettre de ces textes, qui évoquent la liber­té « de pen­sée, de conscience et de reli­gion » (mais non d’irréligion) et le droit des parents d’éduquer leurs enfants « confor­mé­ment à leurs convic­tions reli­gieuses et phi­lo­so­phiques ».
Le pro­non­cé de ce juge­ment a pu, on le com­prend aisé­ment, être consi­dé­ré comme un camou­flet à l’adresse de l’Etat ita­lien ; et à plus forte rai­son, contre l’Eglise, dans la ligne géné­rale d’institutions qui s’enferment dans la volon­té d’imposer une sécu­la­ri­sa­tion totale et uni­forme de l’espace euro­péen. Quoi qu’il en soit de ce fait fré­quem­ment déplo­ré, l’affaire révèle les limites de la rhé­to­rique post­con­ci­liaire rela­tive à la liber­té reli­gieuse. Tant les labo­rieux efforts des conseillers d’Etat que les réac­tions de la Confé­rence épis­co­pale le montrent. Les uns et les autres se placent en effet, et sont contraints de se pla­cer, du seul point de vue his­to­rique, cultu­rel, rela­tif. Ain­si Mgr Ambro­sio, évêque de Plai­sance, délé­gué à la COMECE — la confé­rence des évêques euro­péens : « […] on pré­tend effa­cer l’histoire qui a carac­té­ri­sé l’Italie et l’Europe, l’effacer entiè­re­ment. En ce sens, je trouve que c’est une sen­tence  irra­tion­nelle, sur fond d’absence totale de bon sens. Une laï­ci­té qui efface l’histoire n’est plus une laï­ci­té, c’est une “nul­li­té”, au sens où il ne reste plus rien du tout » (Avve­nire, 5 novembre 2009). Peu avant, la Confé­rence épis­co­pale ita­lienne (CEI) avait publié un com­mu­ni­qué sem­blable : « On ne tient pas compte du fait qu’en réa­li­té, dans l’expérience ita­lienne, l’exposition du cru­ci­fix dans les lieux publics est dans la ligne de la recon­nais­sance des prin­cipes catho­liques comme “par­tie du patri­moine his­to­rique du peuple ita­lien”, confir­mée par le Concor­dat de 1984. De cette façon, on risque de sépa­rer arti­fi­ciel­le­ment l’identité natio­nale de sa matrice spi­ri­tuelle et cultu­relle… » (3 novembre 2009).

-->