Lecture : Le Journal d’Alexandre Schmemann
Né en 1921 à Revel (actuellement Tallinn, en Estonie) d’une famille russe (d’origine balte du côté du père) qui fuyait la Révolution d’octobre, A. Schmemann suit dans les années Trente sa famille qui s’installe à Paris. Le milieu de sa formation sera celui de l’émigration russe (les liturgies de la cathédrale de la rue Daru, les cours de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge), mais ce sera aussi la France, sa langue, sa littérature et son art de vivre, et Paris avec son charme et ses richesses. A l’Institut Saint-Serge, le jeune Alexandre est notamment l’élève de grands noms de l’émigration : le P. Serge Boulgakov (1871–1944), Antoine Kartachev (1875–1960) — qui avait été ministre des cultes du gouvernement russe provisoire après avoir été dernier procureur du Saint-Synode de l’Eglise orthodoxe — et le P. Basile Zenkovski, auteur d’une Histoire de la philosophie russe qui, aujourd’hui encore, fait autorité (Gallimard, 1953–1954). En 1943 il épouse une jeune Russe, Juliana Ossorguine, étudiante en lettres classiques à la Sorbonne. Il est ordonné prêtre à Paris en 1946, sous la juridiction du patriarcat de Constantinople (dont dépendent les églises de l’émigration russe en Europe). En 1951 il part avec sa famille pour New-York, rejoindre le corps enseignant du séminaire Saint-Vladimir fondé par le P. Florovski et qui sera une sorte de prolongement américain de Saint-Serge. C’est là que se déroulera l’essentiel de la carrière à la fois universitaire et pastorale du P. Schmemann.
Une expérience de jeunesse a sans doute été décisive : « Dans mes années de lycée, chaque jour, me rendant au lycée Carnot par la rue Legendre, je m’arrêtais deux minutes à Saint-Charles-de-Monceau. Et toujours, dans la grande et sombre église, à l’un des autels était célébrée une messe basse. L’Occident chrétien : c’est pour moi une partie de mon enfance et de mon adolescence, quand je vivais une “double” vie : d’un côté très laïque et très russe, c’est-à-dire celle de l’émigration, et, de l’autre, secrète, religieuse. Et je pense parfois que justement ce contraste entre la rue Legendre, bruyante, commerçante, prolétaire et cette messe toujours pareille, comme immobile (tache de lumière dans l’église obscure) — un pas et vous êtes dans un tout autre monde —, que c’est ce contraste qui a déterminé de l’intérieur mon expérience religieuse, cette intuition qui, au fond, ne m’a plus jamais quitté : la coexistence de deux mondes différents, la “présence“ dans ce monde de quelque chose de totalement autre […] auquel tout, d’une manière ou d’une autre se rapporte ; intuition de l’Eglise comme Royaume de Dieu “au milieu” ou “à l’intérieur” de nous. La rue Legendre n’en devenait pas pour autant — et c’est bien là le fond de l’affaire et d’où vient la répulsion que j’éprouve pour le pur spiritualisme — hostile, inexistante. Au contraire, pour parler d’une manière très approximative, elle en acquérait comme un nouveau charme, mais compréhensible, évident pour moi seul, qui savais son rapport avec cette fête à l’écart, avec cette présence manifestée à la messe » (p. 72). Révélation primordiale, clef de toute une conception de la liturgie en tant que moyen d’accès au mystère joyeux de l’être.
C’est le secret de la messe basse qui, dans une discrète chapelle, ouvre à la réalité du monde. Et le P. Schmemann n’aura guère de goût pour le « rococo tragique » et tonitruant d’un Léon Bloy (dont il ne méconnaît cependant pas la grandeur véritablement tragique), ou pour le maximalisme d’un Dostoïevski, d’un Bernanos ou d’une Simone Weil, leur préférant des auteurs qui ont une approche plus humble et plus juste du monde : Tchékhov, Tolstoï, Pouchkine (qu’il juge spirituellement « plus utile que le Rituel »), Mandelstam et, chez les Français, Julien Green, François Mauriac (dont il se délecte du Blocnotes) et, plus curieusement, Simenon (pour son sens de l’humain, de la « maison ») et Paul Léautaud, dont il lit avec avidité les seize volumes du Journal. On peut se demander ce qu’un prêtre orthodoxe peut bien trouver chez ce vieux voltairien de Léautaud. Eh bien ceci : une adéquation devenue rarissime de l’homme et du style. Léautaud « sonne juste » et, à partir de là tout reste possible. Bien que ce ne soit pas, loin d’en faut, un auteur spiritualiste, il conserve une âme car il possède un style. […]