Lecture : Utopie ou le triomphe de la finitude
L’Histoire de l’utopie planétaire d’Armand Mattelart constitue une somme. Son sous-titre, de la cité prophétique à la société globale, indique immédiatement dans quelle démarche se situe l’auteur et, par avance, la cohérence parfois étonnante qu’il a su donner à l’histoire du mythe utopien. C’est qu’il ne fait pas simplement oeuvre d’érudition : toute sa démonstration porte à reconnaître dans la société technoglobaliste — postmoderne — un accomplissement de la cité prophétique, dont le sens rétrospectif devient alors, pour le chrétien, assez clairement, l’ancrage de la volonté humaine dans son autonomie. A. Mattelart, qui n’entend en fait nullement opérer une critique du matérialisme mais plutôt celle du marché comme auto-accomplissement de l’humanité, dénonce en exergue de son ouvrage la « nature prédatrice du modèle productiviste ». L’homogénéisation du monde à l’ère des managers serait une négation de la diversité humaine, donc une forme de coercition illégitime et contre-nature — l’approfondissement d’une définition d’une éventuelle nature humaine ne semblant cependant pas ressortir des préoccupations de l’essayiste.
C’est de la découverte du nouveau monde que (re)surgissent les aspirations à un autre monde. Les grands voyages et la colonisation des Amériques ébranlent les représentations de l’univers d’une chrétienté qui se sécularise progressivement, à l’image de son droit. La possibilité même d’un mundus novus refaçonne l’imaginaire européen et permet désormais de penser une refondation du monde. Cette extension (temporaire) des limites de la géographie suscite une espérance nouvelle dans les choses du monde, espérance entretenue et avivée par l’enrichissement qu’elle permet. L’Amérique du Nord reste jusqu’à ce jour au centre des utopismes : à la fois son prétexte, son moteur et son pilote, une sorte de catalyseur qui donne matérialité à la vision, au concept.
L’ailleurs, ou le nulle-part, de l’Utopie de Thomas More cède rapidement la place à un futur. Les prophètes du monde à venir donnent aux lendemains la forme et les traits de leurs préférences et de leurs convictions. La paix perpétuelle en trame de fond, ces futurologues bâtissent les plans de la cosmopolis. Si pour Adam Smith la liberté marchande est garante de la paix et de la prospérité, c’est pour Condorcet une République universelle des sciences qui se dessine à l’horizon pacifié de l’humanité.
Au siècle suivant, avec Saint-Simon puis Comte, le technicisme et le positivisme érigent en (contre)religions la foi dans un progrès humain sans borne. Les romanciers ne sont pas en reste, qui de Victor Hugo à Jules Verne ou Edward Bellamy décrivent le monde à venir, fruit d’une maîtrise toujours plus poussée de la matière. Le rêve d’Icare est alors en passe de prendre forme, marquant « l’entrée en jouissance du globe » (p. 169). […]