Revue de réflexion politique et religieuse.

L’idolâtrie des droits de l’homme et ses causes

Article publié le 10 Avr 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

J ’ai déjà eu l’occasion ici même de sug­gé­rer com­bien il peut être fal­la­cieux de voir dans la notion de droits de l’homme une forme sinon la forme suprême de l’exigence morale pure et par­faite, un prin­cipe de paix et de res­pect mutuel entre les hommes. Or, pour autant que ces ana­lyses aient pu être exactes, elles lais­saient en sus­pens la ques­tion — et la réponse — qu’elles sus­ci­taient d’elles-mêmes : s’il est vrai que la phi­lo­so­phie des droits de l’homme est en réa­li­té au prin­cipe non d’une éven­tuelle socié­té géné­rale du genre humain mais de la guerre de tous contre tous, d’où vient que per­sonne ne sou­haite, je ne dis même pas recon­naître la chose, mais tout sim­ple­ment l’envisager comme une hypo­thèse dont il res­te­rait à démon­trer, autant que par des affir­ma­tions péremp­toires, qu’elle est fausse ? D’où vient, plus géné­ra­le­ment encore, que le grand nombre ait, au moins en Occi­dent, embras­sé cette nou­velle reli­gion — ou pour être plus rigou­reux, ce qui a tous les dehors d’une reli­gion ? Cette énigme me paraît être de celles dont la solu­tion est la plus néces­saire à la com­pré­hen­sion de la moder­ni­té occi­den­tale en géné­ral, et de son res­sort pro­fond en par­ti­cu­lier.
Reve­nons donc sur une idée simple, déjà évo­quée, mais dont l’approfondissement ouvre, je crois, à une vision d’ensemble de la moder­ni­té, à une cer­taine concep­tion de son esprit.

1.

On a vou­lu croire qu’affirmer les droits de l’homme était affir­mer la digni­té émi­nente, pas­sant celle de toute autre chose conce­vable, la valeur infi­nie de chaque homme à rai­son de ce qu’il était por­teur d’une qua­li­té abso­lu­ment sin­gu­lière : son huma­ni­té même, sa qua­li­té d’homme. Mais si l’on peut conce­voir l’homme comme un ani­mal qui est capable d’avoir peur de la mort, et dont la propre sur­vie est en quelque sorte la loi suprême, il reste entiè­re­ment à décou­vrir pour­quoi le res­pect de l’autre lui serait tout aus­si natu­rel, jusqu’au point de pou­voir pré­fé­rer l’autre à lui-même, c’est-à-dire en quoi la sur­vie de l’autre peut impor­ter à la sienne propre et éven­tuel­le­ment même plus que celle-ci.
Pen­dant des siècles, l’homme est appa­ru comme un être dont la place dans l’univers était remar­quable et même unique. Ce n’était pas qu’il en fût le centre, mais qu’il était seul à pos­sé­der cette capa­ci­té sin­gu­lière à pen­ser le monde, et donc à y prendre place, non pas méca­ni­que­ment comme les choses inani­mées ou ins­tinc­ti­ve­ment comme les êtres vivants, mais volon­tai­re­ment, en don­nant son adhé­sion à la rai­son des choses. L’homme n’était pas le centre du monde mais il était le seul être à pou­voir pen­ser le monde comme ayant un centre — c’est-à-dire un ordre, une har­mo­nie, et donc à conce­voir qu’il était conforme à la nature des choses qu’il s’y insé­rât : son seul « droit » était d’y occu­per la place que l’ordre du monde (ou ce qu’il pou­vait en conce­voir) lui com­man­dait d’occuper. Mots vides et abs­traits ? Non pas : ils signi­fient seule­ment qu’il ne venait pas à l’esprit d’un homme capable de réflexion, fût-il cor­don­nier, d’imaginer qu’il ne soit pas d’une manière ou d’une autre néces­saire et bon d’embrasser la pro­fes­sion qui était la sienne, c’est-à-dire d’être cor­don­nier ou bou­lan­ger. Ou d’une autre manière, il parais­sait natu­rel, et donc était ordi­naire, que cha­cun cherche, dans la mesure de ses capa­ci­tés, à trou­ver une manière de par­ti­ci­per au concert des choses, d’être, fût-ce de la manière la plus humble, utile au monde et aux autres (il n’est pas de sot métier). La digni­té d’un homme était de ser­vir, qu’il fût prince ou manant. Ce n’est point qu’il ne fal­lût édu­quer prince et manant à se conce­voir comme au ser­vice des autres, mais s’il ne man­quait pas de pécheurs, au moins la norme de la ver­tu était claire, et il était conce­vable d’aimer les autres comme soi-même. Il appa­raît ain­si que la digni­té recon­nue à tout homme ne tenait pas à lui-même, envi­sa­gé en lui-même, mais pro­cé­dait tout entière de sa capa­ci­té à tenir le rôle qu’il était par sa nature appe­lé à tenir. (Décou­vrir quelle elle pou­vait être était chose dif­fi­cile sans doute, mais tenue pour conforme à la voca­tion d’une créa­ture pen­sante.) Cette digni­té était donc direc­te­ment pro­por­tion­nelle à celle que tous s’accordaient à recon­naître à quelque chose qui les dépas­sait, et qui, quelque nom qu’on lui ait don­né, avait tou­jours pour essence de trans­cen­der l’humanité même des hommes. Les stoï­ciens l’appelaient la rai­son du monde, et les chré­tiens la volon­té divine : la digni­té de l’homme tenait à ce qu’il n’était pas seule­ment un homme, mais le coad­ju­teur de la rai­son uni­ver­selle, ou enfant de Dieu. Pas de digni­té humaine sans foi en quelque chose au-des­sus de l’homme, pas de digni­té humaine sans humi­li­té de l’homme devant la cause de toutes choses, seule capable de lui en confé­rer une. […]

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