Autour de Michel de Certeau
[note : cet article a été publié dans catholica, n. 78, pp. 146–147]
Le regain d’intérêt dont Michel de Certeau est actuellement l’objet à travers la parution d’ouvrages et d’articles multiples qui lui sont consacrés n’est pas — seulement — lié à ces effets de lancement qui caractérisent désormais les rentrées littéraires. Pour la plupart d’entre elles, ces publications signent l’achèvement de cycles universitaires (séminaires, travaux de recherches) et présentent un intérêt particulier pour comprendre une partie étonnante de la configuration des sciences sociales des trente dernières années. Comment concevoir, en effet, le fait de voir se côtoyer des penseurs laïcs souvent de gauche et de nombreux ecclésiastiques (ou ex-), jésuites, dominicains… comment expliquer la proximité frappante des approches théoriques d’un personnage comme Paul Ricœur et celle d’une certaine exégèse critique d’après le Concile Vatican II ? C’est cette sorte de fusion — collusion ? — que François Dosse, dans Le Marcheur blessé ((. François Dosse, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, La Découverte, septembre 2002, 39 €.)) , permet d’approcher à travers le parcours de Michel de Certeau, sans que cela soit d’ailleurs tout à fait son objectif premier. Le ton fortement enthousiaste y engage en effet à suivre celui qui fut séminariste dans un Issy-les-Moulineaux d’après-guerre, dans ce contexte préconciliaire qui lui permettra de soutenir un certain nombre de thèses situées déjà nettement en retrait de la doctrine traditionnelle de l’Eglise. Il n’en reste pas moins — et ce flou des frontières de l’Eglise de ces années mériterait sans doute la peine d’être interrogé davantage que F. Dosse ne le fait — que ses positions ne l’amèneront jamais véritablement à formaliser son départ de la Compagnie de Jésus qu’il avait intégrée au début des années 1950. L’ouvrage permet notamment de mettre en relief sa forte participation à la revue Christus, un long passage ponctué par son ordination en 1957, mais surtout par ses rédactions d’articles fortement critiques sur la hiérarchie et l’autorité doctrinale, avec par exemple l’introduction subtile de la critique de la foi comme élément vivifiant de celle-ci. On peut ainsi mieux entrevoir le rôle actif de cette revue dans la prise en charge d’une importation dans l’Eglise de toute une série d’éléments pour le moins hétérodoxes, en particulier de la psychanalyse et de ses échanges tumultueux avec la mystique. Certeau œuvrait alors à une thèse sur le P. Jean-Joseph Surin, interrompue par sa mort. Autre exemple que donne l’ouvrage d’une convergence « réussie » entre sciences humaines et études religieuses, celui de la rencontre avec le père Moingt et la Bibliothèque des sciences religieuses, qui donnera lieu à une exégèse de type nouveau assez insidieuse.
L’ensemble de l’ouvrage risque d’irriter par son caractère hagiographique, par l’absence quasi totale d’une quelconque prise de distance et l’érection revendiquée à plusieurs reprises de Michel de Certeau au rang de modèle ou d’idole intellectuelle. Néanmoins, François Dosse a le mérite d’inciter à une véritable généalogie de la période, de préférence à la simple approche historique d’une pensée. Les accointances dont l’ouvrage fournit une multitude d’exemples vont ainsi se chercher autant en mai 1968, où les prises de positions de Certeau se font ouvertes aux étudiants « rebelles », qu’en Amérique latine — il admire dom Helder Camara — ou encore dans ses parties de ski avec Danielle Hervieu-Léger, future figure de proue de la sociologie religieuse. Le vrai mérite de l’ouvrage semble bien résider dans cette mise en lumière du fait que théologie et histoire de l’Eglise depuis 1945 sont impensables sans la perspective de leur irradiation par les sciences humaines les plus idéologisées.
Un autre ouvrage, collectif ((. Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Michel Trebisch, Michel de Certeau. Les chemins d’histoire, éditions Complexe, septembre 2002, 18,90 €.)) , met davantage l’accent sur la double dimension, au premier abord plutôt positive, du contenu même de l’œuvre de Certeau, pratique et histoire. Une grande partie de cette œuvre s’inscrit en effet en porte-à-faux par rapport à l’écrasement structuraliste et nihiliste du sujet, de la déconstruction du sens des textes, de la négation de la liberté individuelle. Il s’intéresse, à travers une série de communications, à un travail qui sera à l’origine d’une ethnographie urbaine, et dont le souci est de montrer la capacité des individus à résister et à s’affranchir des structures. II n’en reste pas moins que cette recherche reste dominée par l’idée d’un sujet situé hors de l’institution, et porté à une vision « expérientielle » de la foi plus que contestable.