Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 107 : Droits et digni­té

Article publié le 11 Avr 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les rap­ports du poli­tique et du reli­gieux ne cessent de han­ter une socié­té tar­do-moderne confron­tée aux fruits amers de l’autonomie. Du côté laïque mili­tant le res­sen­ti­ment pousse tan­tôt à nier le mal tan­tôt à déni­grer le remède avec rage. En face, ceux qui avaient espé­ré une entente pos­sible avec l’ennemi d’hier res­sentent l’amertume et cherchent anxieu­se­ment un moyen d’arriver à un accord mini­mum évi­tant l’autodestruction sociale et l’asphyxie reli­gieuse. couverture107
Cer­tains évé­ne­ments récents sont très signi­fi­ca­tifs. C’est le cas de la bataille juri­dique autour des cru­ci­fix expo­sés dans les écoles publiques ita­liennes, bataille non encore conclue même si la Cour euro­péenne des droits de l’homme a récem­ment condam­né l’Italie pour ce qu’elle a jugé être une entorse à la laï­ci­té de l’Etat. Rap­pe­lons qu’une femme avait inten­té une action au motif que ses enfants, sco­la­ri­sés dans une école publique, étaient sou­mis à une pres­sion du fait qu’une croix se trou­vait au mur de la classe.

Débou­tée après une longue pro­cé­dure, en 2006, par le Conseil d’Etat ita­lien, elle a sai­si Stras­bourg où elle a obte­nu gain de cause (arrêt Laut­si c/ Ita­lie, 3 novembre 2009), du moins dans le prin­cipe, puisque le gou­ver­ne­ment ita­lien a fait appel et semble d’autant moins dis­po­sé à obtem­pé­rer que plu­sieurs Etats ont pro­tes­té contre l’engagement idéo­lo­gique de la Cour ; l’affaire va donc être jugée à nou­veau en chambre plé­nière. Cet épi­sode révèle à quel point les ins­ti­tu­tions euro­péennes sont le foyer d’un nou­veau Kul­tur­kampf par­ti­cu­liè­re­ment mili­tant, visant à impo­ser la neu­tra­li­sa­tion de l’espace public inhé­rente à l’Etat de droit. Mais il révèle aus­si les fai­blesses de la posi­tion en défense face à cette vague rava­geuse.
D’un côté, la très longue sen­tence du Conseil d’Etat ita­lien n’a pas jus­ti­fié le main­tien des cru­ci­fix sur une base reli­gieuse, cela en rai­son du fait que l’invocation du pre­mier article du Sta­tut Alber­tin (1848), recon­nais­sant le catho­li­cisme comme seule reli­gion de l’Etat, était de fait abo­li depuis long­temps par sa propre juris­pru­dence, avant de l’être expres­sé­ment depuis la révi­sion — bila­té­rale — des Pactes du Latran, en 1985. Les magis­trats admi­nis­tra­tifs se sont alors effor­cés de jus­ti­fier leur déci­sion par un rai­son­ne­ment com­plexe sinon alam­bi­qué, pla­cé sur le seul ter­rain du patri­moine cultu­rel et des « valeurs » his­to­riques. Cette argu­men­ta­tion fort peu juri­dique mérite d’être rap­por­tée dans ses grandes lignes.
La ques­tion est de savoir, disent les juges, si l’exposition de cru­ci­fix dans les lieux publics lèse le prin­cipe de laï­ci­té. Celle-ci n’est pas ins­crite dans la consti­tu­tion de la Répu­blique ita­lienne, mais elle résulte des déduc­tions juris­pru­den­tielles effec­tuées par la Cour consti­tu­tion­nelle et par l’invocation des « prin­cipes suprêmes » non écrits qu’elle a faite depuis les années 1980, d’ailleurs à l’encontre de l’Eglise. Cepen­dant, disent les juges, sur le plan des inter­pré­ta­tions phi­lo­so­phiques, il n’y a pas d’unanimité sur le conte­nu de la laï­ci­té, et dans le droit posi­tif, il faut s’arrêter à une inter­pré­ta­tion unique pour obte­nir un effet pra­tique. Cette inter­pré­ta­tion doit être celle qu’a rete­nue la juris­pru­dence de la Cour consti­tu­tion­nelle. Ce sens est propre à l’Italie, et dif­fère d’autres inter­pré­ta­tions dont la légi­ti­mi­té n’entre pas en débat, mais dont on constate seule­ment la diver­si­té. Les conseillers d’Etat ita­liens men­tionnent la France de l’époque de Combes, et en sens oppo­sé, les Etats-Unis. Donc, disent-ils, l’Italie est fon­dée à avoir sa manière propre d’entendre la laï­ci­té. Cette manière tient à l’histoire et aux valeurs his­to­ri­que­ment implan­tées dans le pays, qui sont étroi­te­ment liées au chris­tia­nisme.
D’autre part, pour­suit la sen­tence, le cru­ci­fix est un objet qui ne revêt pas la même signi­fi­ca­tion selon qu’il est pla­cé dans une église, pré­sen­té dans une expo­si­tion ou mis sur le mur d’une école ou d’un tri­bu­nal. Dans ce der­nier cas, il signi­fie tout autre chose que dans un musée : il exprime cer­taines valeurs sous-jacentes à l’ordre consti­tu­tion­nel, dis­tinctes de sa signi­fi­ca­tion pro­pre­ment reli­gieuse. « Il est évident qu’en Ita­lie, le cru­ci­fix est apte à expri­mer, de manière sym­bo­lique mais adé­quate, l’origine reli­gieuse des valeurs de tolé­rance, de res­pect mutuel, de valo­ri­sa­tion de la per­sonne, d’affirmation de ses droits, d’égard pour sa liber­té, d’autonomie de la conscience morale face à l’autorité, de soli­da­ri­té humaine, de refus de toute dis­cri­mi­na­tion, [toutes valeurs] qui carac­té­risent la civi­li­sa­tion ita­lienne ». La croix trans­for­mée en sym­bole cultu­rel per­met­trait donc de défi­nir la laï­ci­té : « Dans le contexte ita­lien, il est en véri­té dif­fi­cile pour y par­ve­nir de trou­ver un autre sym­bole s’y prê­tant mieux que celui-ci ».

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