Retour à Proudhon ?
Sans que l’intelligentsia assermentée ose le penser clairement ou le dire trop haut, l’ordre social le plus élémentaire est de plus en plus évidemment en péril aujourd’hui dans nos sociétés. L’expression elle-même est devenue presque obscène, et l’invocation périodique de la République, et du respect qui lui est dû, serait risible si elle n’était si pitoyable : de plus en plus manifestement les intérêts privés ou de faction l’emportent sur la chose publique, le gouvernement n’ose plus être qu’une gouvernance, toute autorité est honnie comme intrinsèquement despotique sinon totalitaire, cependant que l’Etat n’existe plus que sous la forme d’une capacité de contrainte entre les mains d’une faction dominante hantée par la crainte de s’en servir, sauf évidemment contre des ennemis du peuple à géométrie plus que variable. Que nos sociétés soient sous nos yeux en voie de dissociation, là est l’évidence.
Dans ces sombres moments, certains se raccrochent au rêve d’un ordre qui naîtrait du désordre, d’une société où, par l’effet de quelque miraculeux arrangement, les forces centrifuges convergeraient spontanément. C’est ce qu’avait tenté de faire un auteur ressurgi ici et là comme une nouvelle étoile polaire : je veux parler de Pierre-Joseph Proudhon.
Les hommes sont peut-être sociables, mais chacun d’eux n’en demeurerait pas moins un individu distinct, dissemblable et séparé des autres, dont la nature même est dès lors de ne pas pouvoir confondre purement et simplement sa volonté, ses exigences, son être physique et moral avec ceux d’une quelconque collectivité. Il n’est de société qui ne suppose quelques accommodements, pour ne pas dire quelques sacrifices, de la part de ses membres. Faire de l’un avec du multiple, c’est tout l’art politique, en même temps que l’objet permanent de la philosophie politique est de savoir comment unir les hommes sans pour autant détruire leur multiplicité même, pour autant qu’il soit dans la nature de chaque homme de constituer un être singulier et non un grain de sable indiscernable des autres. […]