Revue de réflexion politique et religieuse.

Crise des voca­tions : essai de diag­nos­tic

Article publié le 5 Juil 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 81, pp. 85–97]

Nous trai­te­rons ici des voca­tions sacer­do­tales. La crise des voca­tions ne se fait pas sen­tir de la même façon dans les diverses formes de vie consa­crée. Notre temps se carac­té­rise cer­tai­ne­ment par un grand désir de vie spi­ri­tuelle, désir caché la plu­part du temps, for­te­ment mino­ri­taire, mais réel. Et ain­si un cer­tain nombre de monas­tères ont accueilli des novices sans inter­rup­tion, tan­dis que de nou­velles congré­ga­tions de vie contem­pla­tive connaissent un essor éton­nant. Ce fait ne nous fait pas perdre de vue un phé­no­mène de vieillis­se­ment qui abou­tit à la fer­me­ture de monas­tères naguère impor­tants. Il est déli­cat d’émettre des hypo­thèses expli­ca­tives, sur­tout géné­rales. Disons en gros que les formes de vie contem­pla­tive qui pré­sen­taient un fort enra­ci­ne­ment dans une tra­di­tion spi­ri­tuelle riche et authen­tique et ont su évi­ter tout aspect de sclé­rose et d’inadaptation, c’est-à-dire où la vie d’oraison, le sens fra­ter­nel et la beau­té litur­gique d’une part, un effort de pau­vre­té évan­gé­lique visible d’autre part étaient vigou­reu­se­ment pré­ser­vés, béné­fi­cient d’une relève consi­dé­rable. À cet égard, les grands ordres tra­di­tion­nels semblent plu­tôt en perte de vitesse, toute vitesse acquise ne pou­vant, par défi­ni­tion, que décroître. Mais la cause pro­fonde est sans doute à cher­cher avant tout dans une perte de spi­ri­tua­li­té, non que les com­mu­nau­tés concer­nées n’aient eu des membres exem­plaires vivant dans le secret une immo­la­tion dont Dieu aura été sou­vent le seul témoin, ou exer­çant envers et contre tout dans sa fécon­di­té le cha­risme de leur ins­ti­tut, mais parce que le témoi­gnage com­mu­nau­taire d’une aven­ture spi­ri­tuelle atti­rante a été par trop insuf­fi­sant.
Dans les années d’après-Concile, on a beau­coup insis­té sur le témoi­gnage de pau­vre­té, avec une ten­dance à repro­cher à la vie reli­gieuse son appa­rence de richesse, spé­cia­le­ment immo­bi­lière. Mais chaque fois que l’effort de pau­vre­té a été plus esthé­tique que mys­tique, le mou­ve­ment s’est sol­dé par une cas­cade d’échecs reten­tis­sants, l’expérience pre­nant fin faute d’hommes, au fur et à mesure des retours à l’état laïc. Il ne suf­fit pas d’avoir une cha­pelle en aus­tère béton armé (dans les cas moins mal­heu­reux où l’on jugeait utile de conser­ver une cha­pelle), des vases sacrés en terre glaise et des vête­ments litur­giques en toile écrue (dans les cas éga­le­ment où cela ne sem­blait pas encore une conces­sion inutile au « ritua­lisme » et au « triom­pha­lisme »), si c’est au sein d’une forme de convi­via­li­té qui fait plu­tôt pen­ser au genre des classes moyennes et où ne font défaut aucune des sécu­ri­tés maté­rielles des socié­tés riches, aucun des moyens finan­ciers de voyages pour des réunions, des récol­lec­tions ou des vacances, même si on s’exalte des luttes pour la jus­tice dans les pays d’Amérique latine et si l’on insiste sur une « option pré­fé­ren­tielle pour les pauvres », option qui n’est guère convain­cante dans la mesure où l’on ne sort guère soi-même d’un milieu social comme d’un train de vie de favo­ri­sés. Tout cet aspect de « style pauvre », dont il faut saluer l’intention mais dont il faut aus­si rele­ver les côtés idéo­lo­giques, a détour­né l’attention par rap­port à ce qui sera tou­jours l’essentiel de la vie reli­gieuse, c’est-à-dire la recherche de Dieu et le sacri­fice per­son­nel et coû­teux de l’individualité égo­cen­trique, laquelle en géné­ral sort indemne des coop­ta­tions sym­pa­thiques en appar­te­ments à petits effec­tifs, des ses­sions de psy­cho­lo­gie ou de dyna­mique de groupe, quand ce n’est pas d’initiation aux tech­niques de médi­ta­tion orien­tales ou autres.
Au cours de ces décen­nies, les ins­ti­tuts ont vécu à l’évidence une crise d’identité dont ils ne sont pas sor­tis faci­le­ment, ou dont ils sont encore loin d’être sor­tis. Il n’est pas sûr que les révi­sions de consti­tu­tions soient une réus­site. Un dépous­sié­rage, une adap­ta­tion au goût contem­po­rain ne suf­fisent pas tou­jours. L’adaptation du style risque même d’être catas­tro­phique, si elle manque la por­tée mys­tique que les formes d’expression modernes sont peut-être bien impuis­santes à tra­duire.
En fait, les ins­ti­tuts qui ont su tenir clai­re­ment la fina­li­té que leur avait assi­gnée leur fon­da­teur n’ont cer­tai­ne­ment pas connu de crise de voca­tions. Mais où sont ces ins­ti­tuts ? Il ne suf­fit pas d’un tra­vail archéo­lo­gique de docu­men­ta­tion sur les sources, aus­si pré­cieux soit-il au demeu­rant, si avec cela on se coupe de la tra­di­tion vivante, repré­sen­tée par des per­sonnes, des œuvres concrètes. Si la Com­pa­gnie de Jésus oublie son lien avec le Saint-Siège et se désaf­fec­tionne en fait de l’œuvre apos­to­lique du Saint-Père au mépris du « qua­trième vœu », occu­pée qu’elle est à ses pré­fé­rences internes ; si elle ferme les col­lèges au lieu de les mul­ti­plier et de les renou­ve­ler, de les ouvrir à d’autres milieux sociaux, d’y impli­quer ses intel­lec­tuels, d’en retrou­ver la tra­di­tion huma­niste et les prin­cipes édu­ca­tifs ; si elle oublie sa mis­sion de faire connaître les secrets du Cœur de Jésus et de tra­vailler à de pro­fondes trans­for­ma­tions sociales et poli­tiques sur la base de cette connais­sance au lieu de se mettre à la traîne de l’utopie com­mu­niste : elle aura beau édi­ter toutes sortes de tra­duc­tions de la cor­res­pon­dance de saint Ignace, un tra­vail si méri­toire res­te­ra à mi-che­min si l’on n’y puise pas l’inspiration qui a don­né un essor mer­veilleux à ladite Com­pa­gnie dès sa fon­da­tion. Si les monas­tères béné­dic­tins acceptent des réformes litur­giques de la main de spé­cia­listes qui ne se nour­rissent pas au jour le jour de l’Office divin conven­tuel et n’ont pas héri­té exis­ten­tiel­le­ment d’une tra­di­tion litur­gique qui est vie, reçue des anciens en une trans­mis­sion inin­ter­rom­pue, s’ils attendent de laïcs ou de théo­lo­giens que ceux-ci leur dictent une lex oran­di amé­na­gée, si avec cela ils tolèrent en leur sein des contes­ta­tions qui s’attaquent aux racines mêmes de la foi, il ne faut pas s’attendre à ce que des voca­tions y éclosent. Quant aux ins­ti­tuts actifs, si les reli­gieux ensei­gnants n’enseignent plus, si les reli­gieuses soi­gnantes ne soignent plus, et cela entre autres rai­sons parce que l’on s’est sou­mis sans coup férir aux dik­tats d’une légis­la­tion qui prend pré­texte de tout pour sou­mettre l’éducation et la san­té au mono­pole de l’Etat, et d’une socié­té mer­can­tile qui orga­nise tout en fonc­tion de la ren­ta­bi­li­té immé­diate, si tous ces postes sont aban­don­nés, on ne voit pas pour­quoi des jeunes gens géné­reux dési­reux de suivre le Christ seraient inté­res­sés à rejoindre ces colonnes en déroute.
Pour en venir aux voca­tions sacer­do­tales en tant que telles, une des réponses pos­sibles au pour­quoi de la crise est de nature cultu­relle et socio­lo­gique : le recul de la socié­té rurale et la perte du sacré qui en est le corol­laire ; la socié­té urbaine et de consom­ma­tion et la désaf­fec­tion pour les formes reli­gieuses tra­di­tion­nelles au pro­fit d’une recherche reli­gieuse plus indi­vi­duelle et plu­ra­liste. Ce type d’explication situe les causes de la crise en dehors de l’Eglise. Ce serait le monde qui se détourne de l’Eglise et donc ne lui four­nit plus de relève sacer­do­tale, dans la fou­lée de la perte de fré­quen­ta­tion de l’Eglise. La crise est donc ver­sée au compte de la déchris­tia­ni­sa­tion géné­rale. Un tel type d’explication paraît trop évident pour ne pas être en trompe‑l’œil. Car il ne fait que recu­ler l’examen des causes pro­fondes, ou plus exac­te­ment l’élude. D’où vient, jus­te­ment, la déchris­tia­ni­sa­tion, et sur­tout la déchris­tia­ni­sa­tion des chré­tiens dits socio­lo­giques ? Notre hypo­thèse est que cette cause pro­fonde est à cher­cher dans la crise même du sacer­doce en tant que tel, crise dont celle des voca­tions n’est qu’une consé­quence. Le coup étant por­té, l’inimitié du monde ou son indif­fé­rence ne font que l’envenimer, il n’est pas leur fait.
Toute vie qui s’accomplit selon sa nature et tend for­te­ment à sa fin, en pour­sui­vant des fina­li­tés orga­ni­que­ment subor­don­nées à cette fin, est belle. La beau­té de ce qui est plei­ne­ment soi, c’est-à-dire qui mani­feste et épa­nouit l’image que le Créa­teur y a impri­mée et, en régime de Rédemp­tion, dif­fuse l’éclat rayon­nant de la grâce, cette beau­té attire, sus­cite amour, don sans retour. Quand il n’y a plus de beau­té intrin­sèque et essen­tielle, c’est que les fina­li­tés sont per­dues. Nous avons besoin de voir le sens de nos efforts. Des théo­ries, des slo­gans, des sys­tèmes, ne don­ne­ront jamais que des cailloux à man­ger à l’âme qui demande son pain. Ce qui est beau attire. L’amour a besoin d’admirer, de contem­pler. C’est la beau­té du sacer­doce, de cette forme de vie, de consé­cra­tion, qui a lar­ge­ment ces­sé d’être per­cep­tible, parce que les fina­li­tés du sacer­doce ont été trop sou­vent en par­tie per­dues. Dans la mesure où l’on a vou­lu jus­ti­fier le sacer­doce aux yeux de la men­ta­li­té contem­po­raine, en renou­ve­ler l’image, en adap­ter les fonc­tions, on en a peu à peu per­du le sens. Mais ces ten­ta­tives de jus­ti­fi­ca­tion et d’adaptation n’étaient elles-mêmes que la réponse mal­adroite à une dérive qui remonte sans doute jusqu’à des siècles, à preuve la néces­si­té récur­rente d’initiatives qui, au reste, ont renou­ve­lé magni­fi­que­ment le sacer­doce catho­lique, comme celle par exemple de l’Ecole fran­çaise au XVIIe siècle. Ce qui a régu­liè­re­ment man­qué au sacer­doce, c’est une mys­tique digne de lui. Chaque fois que les prêtres, et d’ailleurs les évêques, n’ont plus qu’une image sociale dépen­dante des condi­tions poli­tiques et des pré­ju­gés cultu­rels, que ce soit sous l’Ancien Régime, sous le Pre­mier Empire ou de nos jours, c’est la signi­fi­ca­tion du minis­tère ordon­né qui n’est plus recon­nue.

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