Revue de réflexion politique et religieuse.

Culture de masse. Un entre­tien avec Jacques Ellul

Article publié le 5 Juil 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 31, pp.51–55]

CATHOLICA — Dans ce monde tech­ni­ci­sé à outrance, que peut bien signi­fier la rela­tion entre l’art et la nature ?

Jacques ELLUL — Dans la mesure où l’art moderne n’a plus les cri­tères anciens et tra­di­tion­nels, soit du beau des hautes périodes esthé­tiques, soit d’un sens reli­gieux, il dépend en défi­ni­tive des ins­tru­ments tech­niques que l’on pos­sède de plus en plus. D’autre part l’art moderne répond à un cer­tain nombre de besoins pro­vo­qués par la tech­nique elle-même chez l’homme, et en par­ti­cu­lier un besoin de dis­trac­tion. Il ne s’agit plus de beau ni de sens mais de dis­trac­tion. En réa­li­té l’homme moderne est tel­le­ment pris dans son tra­vail, dans la sur­ac­ti­vi­té de la socié­té dans laquelle nous nous trou­vons, qu’il a besoin par moments d’une éva­sion que l’art peut très sou­vent lui offrir. Je crois que l’art moderne est très carac­té­ris­tique dans ce domaine. Mais l’homme n’échappe pas vrai­ment de cette façon au monde moderne, parce que presque tous les moyens de cet art sont des moyens très tech­niques comme la télé­vi­sion ou le ciné­ma. Dans ces condi­tions l’art n’est plus à la recherche d’un sens, il n’a plus que la fonc­tion de faire échap­per à la condi­tion humaine, mais sans que cela soit posi­ti­ve­ment créa­teur pour l’homme. L’art n’aide pas l’homme à se créer une per­son­na­li­té en face ou au milieu de ce monde tech­ni­cien. Tout l’art actuel reste dans le monde tech­ni­cien soit parce qu’il en dépend direc­te­ment soit parce que ce monde nous a appris à voir la réa­li­té autre­ment que nous ne la voyons spon­ta­né­ment par nos yeux et à la décom­po­ser. Par exemple, nous super­po­sons les vues que nous connais­sons par le micro­scope à la réa­li­té des objets qui nous entourent et cette manière de pro­cé­der nous habite invo­lon­tai­re­ment.
Nous nous trou­vons ain­si plon­gés dans une nou­velle réa­li­té à deux points de vue : la réa­li­té qui dépend direc­te­ment de la tech­nique, et la réa­li­té d’une vision dif­fé­rente du monde que l’on trouve par exemple dans la rela­tion avec la nature. L’Occidental n’a plus du tout la même rela­tion à la nature que celle qu’on a eue depuis des dizaines de mil­liers d’années. La nature pour lui n’est plus son milieu, dis­pen­sa­trice de ce qui lui per­met de vivre, elle est prin­ci­pa­le­ment un cadre de dis­trac­tion et de diver­tis­se­ment et en cela elle rejoint l’art. En témoignent ces sports nou­veaux qui sont à la fois en lien avec la nature et une néga­tion de la nature où par exemple l’idéal est d’utiliser la neige pour faire du ski. J’ai connu le plai­sir de mar­cher dans la neige sans aucune espèce d’idée de sport ou de com­pé­ti­tion, sim­ple­ment parce que c’était une rela­tion dif­fé­rente avec un monde qui n’était pas le monde cou­rant que je trou­vais en ville. C’est toute la dif­fé­rence entre pro­fi­ter de la mon­tagne parce que c’est extra­or­di­nai­re­ment agréable de faire une grande ran­don­née dans des sen­tiers qui ne sont pas connus et la com­pé­ti­tion, l’utilisation de la mon­tagne et de la neige pour faire des choses extra­or­di­naires. Mais pré­ci­sé­ment c’est ne plus connaître la nature que faire des choses extra­or­di­naires.

Les artistes disent sou­vent reje­ter la socié­té, et les modernes plus haut que les autres, mais on ne les entend pas sur ce sujet qui les concerne pour­tant au plus haut point.

Il ne faut pas oublier que l’art a tou­jours pré­ten­du être dif­fé­rent et dis­tant de la socié­té alors qu’en défi­ni­tive il en dépen­dait. Aujourd’hui les artistes contestent cette socié­té mais pro­duisent curieu­se­ment des poèmes, des pein­tures qui cor­res­pondent exac­te­ment aux goûts de l’homme de cette socié­té. Ils n’ont donc pas vrai­ment mis en ques­tion la socié­té, sinon ils ne seraient pas reçus. Je pense à tel ou tel écri­vain qui vrai­ment s’attaque au fon­de­ment de cette socié­té, comme Ber­nard Char­bon­neau dont les livres ne sont pas reçus parce que ce qu’il écrit n’est pas accep­table. Il récuse en effet la socié­té occi­den­tale telle qu’elle existe main­te­nant avec son condi­tion­ne­ment d’une part et son expan­sion­nisme d’autre part. L’élément le plus déter­mi­nant est que le monde dans lequel nous vivons est expan­sion­niste : il ne sup­porte pas d’autre forme que lui-même.

Sur­tout quand il a les moyens tech­niques de s’imposer…

Il ne faut pas oublier que la volon­té de puis­sance a tou­jours été une ten­dance de l’homme et que la tech­nique donne à celui-ci une puis­sance comme il n’en a jamais eu et il est loin d’être satu­ré de cette puis­sance. Il veut tou­jours faire quelque chose de plus grand, de plus fort, de plus extra­or­di­naire. C’est la grande ten­ta­tion que la tech­nique favo­rise consi­dé­ra­ble­ment.
On n’arrête pas de par­ler d’immortalité ou de choses de ce genre et nous en sou­rions faci­le­ment main­te­nant, mais cela reste dans la pen­sée interne de l’homme, ce n’est pas sim­ple­ment illu­soire. La crois­sance tech­nique lui per­met chaque année de faire de nou­velles expé­riences au point de vue bio­lo­gique, etc., et de prendre pos­ses­sion de plus en plus du domaine de la vie.
Les choses sont très cohé­rentes, c’est-à-dire coexistent. La tech­nique n’a pas de sens par elle-même et plus elle se déve­loppe, plus elle déve­loppe un monde qui n’a pas de sens car les signi­fi­ca­tions, les orien­ta­tions de la vie que l’homme pos­sé­dait anté­rieu­re­ment, ont dis­pa­ru. Par exemple, pour l’Occident, l’orientation chré­tienne. Les chré­tiens au lieu de s’affirmer net­te­ment, droi­te­ment et de façon très stricte, non pas contre, mais en face de ce monde sans signi­fi­ca­tion cherchent constam­ment à biai­ser, à trou­ver par quelle voie on pour­rait conci­lier la tech­nique et la foi, la science et la foi, etc. Comme si la conci­lia­tion était l’idéal. Alors que — et je reste très mar­xiste à ce point de vue — je crois que c’est dans la contra­dic­tion que l’on peut évo­luer le plus posi­ti­ve­ment. Et je pense que si les chré­tiens avaient le sens de leur voca­tion dans cette socié­té, ils seraient une force de contra­dic­tion, une sorte de contre-pou­voir.

A pro­pos de confor­misme, vous avez sou­vent mon­tré que la télé­vi­sion tenait en ce domaine un rôle pri­vi­lé­gié.

Je crois que la télé­vi­sion est un très fort élé­ment de confor­misme parce qu’elle donne des modèles de vie aus­si bien dans les his­toires qui sont racon­tées que dans le type de dis­trac­tion qu’elle four­nit et dans le style d’information. Tout cela dépend en défi­ni­tive d’énormes com­plexes indus­triels ou d’une élite intel­lec­tuelle qui s’est consti­tuée autour des médias et c’est en rela­tion avec les struc­tures de la socié­té que la télé­vi­sion four­nit ces images. Alors elle tend à confor­mer l’homme à la socié­té dans laquelle il se trouve, pré­ci­sé­ment parce que ces émis­sions ne sont pas faites au hasard. Elles ne sont certes pas faites en vue de confor­mi­ser mais elles expriment la socié­té dans laquelle nous nous trou­vons. Je n’accuserai per­sonne de cher­cher à pro­duire un cer­tain type d’homme, mais il se trouve qu’en réa­li­té l’homme qui regarde beau­coup la télé­vi­sion devient très conforme à ce qu’on attend de lui dans la socié­té.
Ce phé­no­mène dépend aus­si de la socié­té, bien enten­du, mais la télé­vi­sion est un ins­tru­ment excep­tion­nel par son impact. Quand on écoute un dis­cours, quand on lit un article, on a le temps de faire la cri­tique. A la télé­vi­sion vous n’en avez pas le temps, vous gar­dez sim­ple­ment une impres­sion. Vous avez vu les Croates mas­sa­crés, un point c’est tout. Vous n’allez cher­cher au-delà ni les racines ni la signi­fi­ca­tion. Je crois que c’est très impor­tant quant à la perte d’esprit cri­tique.
On rejoint par là le domaine de l’art en ce sens qu’une pein­ture pro­duit une impres­sion qu’un dis­cours sur le même sujet ne pro­dui­ra pas. En effet, le visuel donne le sens de la réa­li­té que la parole ne donne jamais. Ici je rac­cro­che­rai la dis­tinc­tion que j’ai faite et qui je crois est impor­tante, à savoir que la parole est de l’ordre de la véri­té, c’est-à-dire qu’elle dit le vrai ou le men­songe et que le visuel est de l’ordre de la réa­li­té et qu’il fait voir des choses exactes ou fausses. Mais ce n’est pas du tout la même chose. Dans un cas il s’agit de la véri­té, qui peut aus­si bien être la Véri­té éter­nelle, et dans l’autre cas c’est le réel que nous avons sous les yeux et ce réel est beau­coup plus immé­dia­te­ment res­sen­ti.

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