Revue de réflexion politique et religieuse.

Le père de la socié­té post­mo­derne

Article publié le 5 Juil 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[cet article est paru dans catho­li­ca, n. 102, pp. 125–127]

Del Noce, Paso­li­ni et Lasch l’avaient bien com­pris : le mar­quis Dona­tien-Alphonse-Fran­çois de Sade est le père de la socié­té post­mo­derne, dans laquelle la trans­gres­sion est ins­ti­tu­tion­nelle. Sade est la réfé­rence idéo­lo­gique d’une sorte de nou­vel Etat-pro­vi­dence, un Etat-jouis­sance dans lequel le rôle impar­ti à la force éta­tique est faible, mais où sont sacri­fiés les par­ti­sans d’un uni­vers pré-sadien dans lequel la per­sonne n’était pas réduite à une mar­chan­dise — comme l’enseignaient, cha­cun à leur manière, Kant ou Ros­mi­ni. Pour Del Noce, Sade rédui­sait l’homme à une simple excrois­sance de la nature, pour Lasch, à une super­struc­ture de la socié­té de consom­ma­tion, et pour Paso­li­ni, à une mani­fes­ta­tion du tota­li­ta­risme ((. Un auteur de gauche, Anto­nio Casilli, sans citer Del Noce ni Lash, en est arri­vé à des conclu­sions sem­blables (La Fab­bri­ca liber­ti­na. De Sade e il sis­te­ma indus­triale, Mani­fes­to­li­bri, Rome, 1997). )) . Il existe donc une « Eglise de Sade », avec ses clercs et ses fidèles. Tous se rat­tachent à une cer­taine forme de col­lec­ti­visme post­mo­derne, de com­mu­nisme du désir et de situa­tion­nisme. Que l’on songe par exemple aux envo­lées oni­riques d’un Toni Negri, accro­ché aux épaules de Spi­no­za, en (bonne ?) com­pa­gnie avec Bataille, Klos­sows­ki, Vanei­gem, Deleuze ou Guat­ta­ri, ensei­gnant la libé­ra­tion totale du capi­tal, y com­pris sexuel. De quelle manière exac­te­ment ? On ne le sait pas très bien, comme le montre par exemple le récent ouvrage de Pao­lo Mot­ta­na, Anti­pe­da­go­gie del pia­cere : Sade e Fou­rier (Fran­co Ange­li, Rome-Milan, 2008), où il semble que Sade soit pré­sen­té comme une espèce d’obscur saint Fran­çois : un pro­phète impré­gné de vita­lisme dio­ny­siaque post­mo­derne, qui détrui­rait la per­sonne pour mieux la sau­ver ((. Pour un avant-goût, lire par exemple l’entretien don­né par P. Mot­tu­ra au Cor­riere del­la Sera le 26 sep­tembre 2008 (dis­po­nible sur http://archiviostorico.corriere.it/2008/settembre/26/Sade_scandalo_che_divide_ancora_co_9_080926015.shtml) : « Sade rompt cer­tai­ne­ment avec la civi­li­sa­tion huma­niste, il détruit le concept même de per­sonne et nous met devant la face obs­cure du désir. Cepen­dant, comme le sou­ligne Anne Le Brun, qui a diri­gé l’édition des œuvres com­plètes de Sade, sa pen­sée est sur­tout fes­tive, dio­ny­siaque. Elle n’est donc pas vouée à la mort et à la des­truc­tion, mais elle élève au rang de valeur unique d’obtenir à n’importe quel prix la jouis­sance, sans aucun frein éthique, en s’enfermant dans un vita­lisme abso­lu. Etant don­né que dans ses écrits le fort domine le faible, enten­du comme celui qui ne réus­sit pas à gérer l’excès, cer­tains voient dans Sade un signe avant-cou­reur du nazi­fas­cisme : que l’on pense au film Salò de Pier Pao­lo Paso­li­ni, ins­pi­ré des 120 Jours de Sodome. Mais dans la pers­pec­tive sadienne, il n’existe aucune race supé­rieure : tous les hommes sont matière et donc sou­mis à la même loi. C’est une morale libé­rée de toute pré­oc­cu­pa­tion his­to­ri­co-poli­tique (sauf pour ce qui concerne la rup­ture avec le cadre auto­ri­taire de son époque), qui affirme le carac­tère abso­lu­ment pro­vi­soire de l’existence humaine et invite à pro­fi­ter des plai­sirs offerts par le monde maté­riel. C’est donc, selon Sade, le com­por­te­ment liber­tin qui est le plus ration­nel ».)) , sui­vant la vieille ritour­nelle mar­xiste du mal qui mène au bien. (Il est vrai que, au vu des résul­tats pro­duits par une idéo­lo­gie qui vou­lait réa­li­ser le bien de la socié­té à ce prix, il n’est plus pos­sible d’y croire.)
Auteur d’ouvrages sur Marx, Mau­rice Blan­chot, Roger Caillois, Gio­van­ni Poz­zi et Eric Voe­ge­lin, rédac­teur de la revue Aut Aut, cher­cheur en phi­lo­so­phie à Milan, Ric­car­do De Bene­det­ti vient d’écrire un livre qui va bien au-delà des intui­tions de Del Noce, Paso­li­ni et Lasch, ou qui, en tout cas, les éclaire d’un regard neuf : La Chie­sa di Sade. Una devo­zione moder­na (Medu­sa, Milan, 2008, 12 €). Lais­sons-lui d’emblée la parole : « Le pro­gramme du divin mar­quis s’est effec­ti­ve­ment réa­li­sé de diverses manières, il est deve­nu une forme de vie, un modèle de cité, per­cep­tible, fai­sant l’objet dans plu­sieurs cas de reven­di­ca­tions et pré­sent lors de nom­breuses négo­cia­tions entre les par­ties les plus diverses de la socié­té. En défi­ni­tive, le sadisme s’est libé­ré de la cami­sole de force que lui avaient mise l’histoire et les vicis­si­tudes de son créa­teur et s’est pré­sen­té sur la scène sociale et phi­lo­so­phique comme une option digne d’être exa­mi­née et rete­nue. Il est deve­nu une sorte d’instance légi­time […] en mesure de prendre la parole et de se libé­rer de la malé­dic­tion des enfers des biblio­thèques. […] Un Sade à la dimen­sion d’un iPod, pas­sé des pièces laté­rales de l’érudition vicieuse aux salons, aux media cen­ters de nos mai­sons »…
Selon De Bene­det­ti, le pont entre Sade et l’homme post­mo­derne aurait été construit dans le contexte d’un soixante-hui­tar­disme situa­tion­niste qui « pou­vait mobi­li­ser tran­quille­ment les ins­tances sadiennes, ayant der­rière lui la décon­fi­ture défi­ni­tive du nazisme et pro­fi­tant de l’ample dis­tance de sécu­ri­té qui était impo­sée vis-à-vis des ana­lo­gies qui pou­vaient encore trou­bler la géné­ra­tions des lec­teurs ayant tra­ver­sé les deux guerres mon­diales. De plus, on pou­vait sau­ter les pages les plus assom­mantes de Sade et l’aborder avec calme et un cer­tain recul : un Sade pré­di­gé­ré par les modu­la­tions savantes du fran­çais idio­ma­tique par­lé par les freu­dismes, par les mar­xismes, par les exis­ten­tia­lismes de gauche qui ont par­ti­ci­pé, sui­vi et, dans un bat­te­ment de cils, liqui­dé Mai 1968. »
Ce der­nier pas­sage est par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant parce qu’il per­met de com­prendre que le vrai sujet n’est pas celui d’élever Sade au rang de pro­phète de l’idéologie de mai 1968 mais d’attribuer à Sade, comme le sou­ligne Bene­det­ti, le rôle d’initiateur d’une évo­lu­tion-invo­lu­tion de mai 1968, de la libé­ra­tion poli­tique (Marx et Lénine) à la libé­ra­tion sexuelle (Sade), évo­lu­tion aujourd’hui tra­duite dans les lois et les cou­tumes pro­duites par le « poli­ti­que­ment cor­rect » grâce à la gauche post­soixante-hui­tarde.
L’Eglise sadienne, impré­gnée de situa­tion­nisme, aurait dépas­sé son fon­da­teur en par­ti­ci­pant à l’édification d’une socié­té où la recherche du plai­sir est éri­gée en sys­tème. Selon Bene­det­ti, cette évo­lu­tion a impli­qué que la libé­ra­tion, théo­ri­sée par Sade et per­fec­tion­née par les situa­tion­nismes, se trans­forme, du fait du « fes­tin de pierre » capi­ta­liste, en pri­son à ciel ouvert. L’auteur parle du « char­nier des secrets sadiens, expo­sés fina­le­ment à la lumière du jour, ou peut-être direc­te­ment dans les cota­tions en bourse des mul­ti­na­tio­nales du diver­tis­se­ment ». Que l’on pense ici au tou­risme de masse qui, sou­vent, cor­rompt et détruit, ou au tou­risme sexuel fon­dé sur l’exploitation de misères iné­nar­rables. Pen­sons aus­si au com­merce des organes, que cer­tains vou­draient rendre légal, ou à la bataille pour le sui­cide assis­té.
Il pour­rait être inté­res­sant d’approfondir un point, celui du lien entre Sade et cet autre filon de la pen­sée moderne, l’utilitarisme, qui naît avec Jere­my Ben­tham à la fin du XVIIIe siècle. A peu près à l’époque où Sade finis­sait sa vie dans un asile d’aliénés, ce nou­veau cou­rant de pen­sée appa­rais­sait, venant prê­ter main forte au capi­ta­lisme nais­sant, à tel point qu’il en devint l’un des deux piliers, l’autre étant l’idée smi­thienne de la main invi­sible du mar­ché, pro­vi­den­tielle régu­la­trice des inté­rêts humains.
Sade et Ben­tham avaient en com­mun un cer­tain maté­ria­lisme éclai­ré. Ils par­ta­geaient tous deux la vision d’un homme réduit à un fais­ceau de sen­sa­tions, les mêmes que l’on peut éprou­ver devant un hot dog ou une minette sili­co­née. Pour eux deux, l’homme est un être jouis­seur et le poli­tique doit s’occuper de redis­tri­buer équi­ta­ble­ment le plai­sir. C’est le fon­de­ment du prin­cipe de Ben­tham visant « le plus grand bon­heur pour le plus grand nombre » de citoyens : objec­tif qui en soi n’est pas tota­le­ment faux, à condi­tion d’admettre l’existence de valeurs qui trans­cendent l’homme, ce que Ben­tham et Sade refu­saient. Mais der­rière Ben­tham se pro­fi­lait la force d’un cer­tain capi­ta­lisme nais­sant, alors capable de ratio­na­li­ser la recherche du plai­sir, théo­ri­sée par Sade et plus tard par ses dis­ciples situa­tion­nistes. Mais comme en défi­ni­tive Ben­tham l’a empor­té sur Sade, on pour­rait sug­gé­rer à Ric­car­do De Bene­det­ti de com­plé­ter son tra­vail en consa­crant une pro­chaine étude à l’Eglise de Ben­tham et à ses fidèles actuels.

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