Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 108 : Le grand mar­ché de la diver­si­té

Article publié le 5 Juil 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La « diver­si­té » est deve­nue la valeur fon­da­men­tale des socié­tés libé­rales dites avan­cées. Il est éton­nant que ceux qui en font un impé­ra­tif caté­go­rique s’inquiètent, ou feignent de s’inquiéter de la déli­ques­cence du lien social ou de la perte de clar­té de « l’identité natio­nale ». Cette situa­tion n’est pour­tant para­doxale qu’en appa­rence. En effet la frag­men­ta­tion sociale, cultu­relle et poli­tique, cause ou consé­quence de cette valo­ri­sa­tion de la diver­si­té, ne tra­duit pas le dépas­se­ment de la moder­ni­té ou son constat d’échec, mais couv108bien plu­tôt l’une des formes de son pro­jet ini­tial. Cette recon­nais­sance de la plu­ra­li­té des iden­ti­tés vraies ou fabri­quées remet en cause le carac­tère uni­for­mi­sa­teur et arti­fi­ciel de la citoyen­ne­té moderne, dans des pro­por­tions qui res­tent cepen­dant très variables et par­fois réver­sibles : la mise en avant de la laï­ci­té « posi­tive », par exemple, qui pré­tend pro­mou­voir et régu­ler la diver­si­té reli­gieuse, n’empêche pas le main­tien, voire l’accentuation de la laï­ci­té de com­bat. Le trai­te­ment spé­ci­fique que cette der­nière réserve au chris­tia­nisme relève cepen­dant d’une autre logique.

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La recon­nais­sance d’une « citoyen­ne­té mul­ti­cul­tu­relle » a pour point de départ la prise de conscience de « l’anomalie » que consti­tue le fait que les socié­tés contem­po­raines seraient objec­ti­ve­ment mul­ti­cul­tu­relles mais ne se pensent pas poli­ti­que­ment comme telles, alors même que culture et poli­tique sont étroi­te­ment liées (W. Kym­li­cka, La citoyen­ne­té mul­ti­cul­tu­relle. Une théo­rie libé­rale du droit des mino­ri­tés, La Décou­verte, 2001). Selon les pro­mo­teurs de cette évo­lu­tion, il fau­drait donc inté­grer direc­te­ment les dif­fé­rences dans la sphère poli­tique, pour leur double contri­bu­tion à la citoyen­ne­té « com­mune ».
Les mino­ri­tés cultu­relles, fon­dées sur le prin­cipe de l’autodétermination, doivent, dit-on, se voir recon­naître un rôle spé­ci­fique dans la for­ma­tion de l’identité poli­tique des citoyens ; cela signi­fie que les indi­vi­dus ne deviennent véri­ta­ble­ment citoyens qu’à par­tir du moment où ils sont, au préa­lable, défi­nis par une « citoyen­ne­té » par­tielle recon­nue dans la sphère publique. Ces mêmes mino­ri­tés, ou iden­ti­tés par­ti­cu­lières, par­ti­cipent à ce titre à la for­ma­tion poli­tique des indi­vi­dus : elles ne doivent donc pas être tolé­rées mais pro­mues au centre de l’espace poli­tique qui, en leur absence, res­te­rait un lieu vide sou­mis aux forces cen­tri­fuges insai­sis­sables que consti­tuent les dif­fé­rences stric­te­ment indi­vi­duelles.
Les mul­ti­cul­tu­ra­listes pré­fèrent les séries ins­ti­tuées. Ils ne pré­tendent d’ailleurs pas nier l’utilité et la pos­si­bi­li­té d’une citoyen­ne­té com­mune ; au contraire, celle-ci serait une qua­li­té juri­dique, fon­dée pré­ci­sé­ment sur l’intégration des dif­fé­rences cultu­relles, conçues comme un enri­chis­se­ment. La citoyen­ne­té mul­ti­cul­tu­relle est alors la construc­tion, inté­rio­ri­sée par chaque membre de la col­lec­ti­vi­té, de la diver­si­té cultu­relle : de la même façon que chaque « culture », à l’intérieur du mul­ti­cul­tu­ra­lisme, peut fon­der des « citoyen­ne­tés » par­tielles, la « culture mul­ti­cul­tu­relle », c’est-à-dire l’acceptation de la coexis­tence tran­sac­tion­nelle des dif­fé­rences, peut seule per­mettre de fon­der une mai­son com­mune. W. Kym­li­cka se réjouit par avance de cette appar­te­nance com­mune fon­dée sur sa propre néga­tion : « Si les citoyens s’identifient déjà dans une cer­taine mesure aux autres groupes eth­niques ou natio­naux, ils trou­ve­ront effec­ti­ve­ment que le pro­jet de pré­ser­ver cette diver­si­té pro­fonde est enthou­sias­mant et sti­mu­lant » (op. cit., p. 269).
On le com­prend, la citoyen­ne­té mul­ti­cul­tu­relle repose fon­da­men­ta­le­ment et néces­sai­re­ment sur le rela­ti­visme. Or un tel rela­ti­visme consti­tue de façon para­doxale une mani­fes­ta­tion de « l’impérialisme cultu­rel » qu’il pré­tend com­battre, puisqu’il sup­pose une pos­ture à par­tir de laquelle les iden­ti­tés cultu­relles sont défi­nies comme valo­ri­sables (A. Caillé, Ph. Cha­nial, Post­face à Fran­ces­co Fis­tet­ti, Théo­ries du mul­ti­cul­tu­ra­lisme, La Décou­verte, 2009, pp. 181 ss.). Consi­dé­rer tous les indi­vi­dus, insé­rés dans des cultures par­ti­cu­lières, comme ayant des droits égaux à la recon­nais­sance de leur spé­ci­fi­ci­té est en effet déva­lo­ri­sant pour ceux qui en sont l’objet, recon­nus comme mino­ri­taires par l’identité domi­nante, selon les propres règles de celle-ci. Ce qui fait dire à Charles Tay­lor qu’il s’agit d’un « acte de condes­cen­dance stu­pé­fiant » (C. Tay­lor, Mul­ti­cul­tu­ra­lisme. Dif­fé­rence et démo­cra­tie, Aubier, 1994, p. 95).
Cette citoyen­ne­té mul­ti­cul­tu­relle est, en outre, carac­té­ri­sée par sa vacui­té, que ses défen­seurs assument plei­ne­ment. Ain­si, W. Kym­li­cka, posant la ques­tion de savoir s’il existe des « bases pos­sibles de l’unité dans un Etat mul­ti­na­tio­nal qui affirme, plus qu’il les nie, ses dif­fé­rences natio­nales », répon­dait lui-même ne pas avoir de réponse claire à cette ques­tion, et « doute[r] même qu’il y ait une telle réponse » (op. cit., p. 263). La rai­son en est simple : c’est son écla­te­ment qui consti­tue la rai­son d’être et le fon­de­ment du main­tien de « l’unité » de la citoyen­ne­té ; les « mino­ri­tés » cultu­relles sont de manière égale assu­rées d’un trai­te­ment dif­fé­ren­cié. Mou­rir pour la Patrie devient mou­rir pour la dif­fé­rence : tel est le cri de rap­pel de la nou­velle « cité » mul­ti­cul­tu­relle. Et le trai­te­ment dif­fé­ren­cié des droits que sup­pose la citoyen­ne­té mul­ti­cul­tu­relle consti­tue un objec­tif, ain­si appe­lé non pas à s’estomper mais à s’approfondir. L’appartenance com­mune est donc fon­dée sur la garan­tie de droits pour les groupes et les indi­vi­dus, pro­té­gés les uns des autres et contre l’appareil d’Etat, la seule condi­tion de cette pro­tec­tion étant l’acceptation de l’ordre juri­dique et poli­tique qui en offre la garan­tie, ain­si que des prin­cipes com­muns qui ne sont autres que ceux du rela­ti­visme.

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Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme est donc, dans sa concep­tion même, par­fai­te­ment com­pa­tible avec le libé­ra­lisme. Plus encore, il est en adé­qua­tion avec sa ver­sion tar­dive, c’est-à-dire la guerre éco­no­mique pous­sée à son paroxysme. L’égale concur­rence n’est en effet rien d’autre que l’égalité des armes : il s’agit de per­mettre aux dif­fé­rents inter­ve­nants éco­no­miques, et désor­mais aus­si aux « opé­ra­teurs » cultu­rels et sociaux, de pou­voir s’entre-déchirer pai­si­ble­ment et indé­fi­ni­ment, jusqu’à l’épuisement puisque, en théo­rie, dotés d’armes iden­tiques. Ce serait man­quer l’objet même de ces évo­lu­tions que de consi­dé­rer qu’il y a, dans la « poli­tique » menée par les ins­tances char­gées d’instaurer la diver­si­té (en France, la Halde – Haute auto­ri­té de lutte contre les dis­cri­mi­na­tions et pour l’égalité ; ailleurs, les ins­ti­tu­tions et juri­dic­tions du Conseil de l’Europe ou de l’Union euro­péenne, etc.), une volon­té directe de démo­li­tion de toute culture tra­di­tion­nelle propre. L’objectif n’est pas là, dans le prin­cipe du moins, pas plus que les pro­cé­dures sui­vies. Il s’agit seule­ment d’appliquer les règles élé­men­taires de la concur­rence, et de les codi­fier en droit, à toute acti­vi­té humaine, l’impératif concur­ren­tiel étant bien alors de nature idéo­lo­gique. Orcer­tains des « opé­ra­teurs » cultu­rels, sociaux, reli­gieux, étaient anté­rieu­re­ment en situa­tion de mono­pole de fait, voire de droit (l’orthodoxie en Grèce, par exemple). Il importe donc, comme dans le domaine éco­no­mique, que le mar­ché sur lequel ils exercent leur acti­vi­té soit ouvert à la concur­rence, et qu’aucun d’entre eux ne puisse faire un usage abu­sif de la posi­tion domi­nante dont il conti­nue­rait à dis­po­ser. Or il est évident, par exemple, que l’empreinte cultu­relle du chris­tia­nisme, à défaut de l’adhésion reli­gieuse, est encore domi­nante en Europe. Les mesures de type dis­cri­mi­na­toire ou les trai­te­ments de faveur dont dis­posent d’autres groupes reli­gieux et cultu­rels, sont ain­si la consé­quence d’un dis­po­si­tif que le droit éco­no­mique qua­li­fie de régu­la­tion asy­mé­trique : un « opé­ra­teur » consi­dé­ré comme domi­nant, pour des rai­sons struc­tu­relles ou his­to­riques, peut se voir impo­ser un trai­te­ment défa­vo­rable, le temps néces­saire à ce que les autres « opé­ra­teurs », éven­tuel­le­ment créés ou mis en avant de toute pièce, béné­fi­cient d’une puis­sance équi­va­lente à la sienne. Natu­rel­le­ment, on peut dans ce cadre assis­ter à une sorte de recy­clage métho­do­lo­gique ; par exemple, la lutte contre toute mani­fes­ta­tion publique du chris­tia­nisme, anté­rieu­re­ment menée sous la ban­nière d’une reli­gion civile de sub­sti­tu­tion, désor­mais épui­sée, per­dure sous la forme d’un trai­te­ment dif­fé­ren­tiel, spé­ci­fi­que­ment défa­vo­rable, théo­ri­que­ment des­ti­né à éta­blir un équi­libre avec les formes reli­gieuses ou « phi­lo­so­phiques » consi­dé­rées comme mino­ri­taires.

On pour­rait objec­ter que la méta­phore concur­ren­tielle est dis­pro­por­tion­née, et qu’il n’en va pas tout à fait ain­si. Le déve­lop­pe­ment, et la récente impor­ta­tion en France, des post­co­lo­nial stu­dies, qui visent à pen­ser les rap­ports entre cultures en termes de répa­ra­tion ou de com­pen­sa­tion, est pour­tant une bonne illus­tra­tion de cette évo­lu­tion : il s’agit bien de pré­tendre repla­cer sur un pied d’égalité des cultures (des reli­gions, des « orien­ta­tions » sociales, sexuelles, etc.) qui, en rai­son de cir­cons­tances his­to­riques, auraient été en situa­tion d’inégale concur­rence. Il n’est pas indif­fé­rent que les pour­fen­deurs de ces théo­ries soient aus­si, à quelques signi­fi­ca­tives excep­tions près (par exemple Jean-Fran­çois Bayart, Les études post­co­lo­niales. Un car­na­val aca­dé­mique, Kar­tha­la, jan­vier 2010), des défen­seurs du répu­bli­ca­nisme finis­sant : car c’est bien là que se trouve l’un des noeuds essen­tiels du débat.
La pro­mo­tion de la diver­si­té sup­pose, en effet, une pro­fonde évo­lu­tion du rôle de l’Etat, non seule­ment en matière éco­no­mique (l’abandon de l’interventionnisme, au pro­fit de la sur­veillance de la régu­la­ri­té de la com­pé­ti­tion), mais aus­si en matière sociale, cultu­relle et reli­gieuse. Pen­dant plus de deux siècles l’Etat moderne s’est vou­lu ins­ti­tu­teur du social. A par­tir de la Révo­lu­tion fran­çaise, « ce n’est plus l’Eglise qui offre au chré­tien une espé­rance de salut : c’est la loi révo­lu­tion­naire qui répand dans un corps social héris­sé d’administrations les valeurs qui sont les siennes, celles de citoyen­ne­té et, rapi­de­ment, du répu­bli­ca­nisme » (G. Bigot, His­toire de l’administration. Poli­tique, droit et socié­té, Litec, mai 2010, p. 102). Or cette fonc­tion, l’Etat contem­po­rain l’a désor­mais com­plè­te­ment trans­for­mée. Cer­tains com­por­te­ments de l’administration, tou­jours natu­rel­le­ment lente à s’adapter, pro­longent l’ancienne concep­tion. Mais la fonc­tion de struc­tu­ra­tion du sens est désor­mais lais­sée à l’initiative des dif­fé­rents « pres­ta­taires » que sont, dans leurs domaines res­pec­tifs quoique entre­croi­sés, les iden­ti­tés cultu­relles auto­pro­cla­mées, les socié­tés reli­gieuses de toute nature et les groupes d’influence. L’Etat contem­po­rain cherche à se can­ton­ner dans une pos­ture de régu­la­teur, l’organisation de ce mar­ché des « valeurs » impli­quant que ceux qui s’y pré­sentent se sou­mettent à ses règles propres, dont la pre­mière est l’équivalence intrin­sèque de tous les acteurs.

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Dans l’ordre poli­tique, cultu­rel et reli­gieux, la déli­ques­cence d’une direc­tion unique, jusqu’à une période récente assu­mée par l’idéologie éta­tique, peut appa­raître comme une occa­sion d’évolution favo­rable ; il en va de même de la recon­nais­sance des par­ti­cu­la­rismes – reli­gieux, régio­naux, lin­guis­tiques, sco­laires… – jusqu’ici igno­rés ou com­bat­tus par le jaco­bi­nisme, et qui semblent pou­voir consti­tuer autant de « niches » ou de havres de paix pro­pices à un meilleur équi­libre de vie. Il s’agit là d’une dan­ge­reuse illu­sion, dont cer­taines cam­pagnes répres­sives devraient aider à com­prendre les limites. Le pas­sage au mode de ges­tion concur­ren­tielle propre au modèle mul­ti­cul­tu­rel de citoyen­ne­té vide de tout sens l’idée de bien com­mun. Et com­ment ne pas voir que le rela­ti­visme radi­cal, sou­vent dénon­cé à cause de son agres­si­vi­té, n’est pas une inco­hé­rence par rap­port à la rhé­to­rique de la tolé­rance, mais sa néces­saire ins­pi­ra­tion.

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