Numéro 108 : Le grand marché de la diversité
La « diversité » est devenue la valeur fondamentale des sociétés libérales dites avancées. Il est étonnant que ceux qui en font un impératif catégorique s’inquiètent, ou feignent de s’inquiéter de la déliquescence du lien social ou de la perte de clarté de « l’identité nationale ». Cette situation n’est pourtant paradoxale qu’en apparence. En effet la fragmentation sociale, culturelle et politique, cause ou conséquence de cette valorisation de la diversité, ne traduit pas le dépassement de la modernité ou son constat d’échec, mais bien plutôt l’une des formes de son projet initial. Cette reconnaissance de la pluralité des identités vraies ou fabriquées remet en cause le caractère uniformisateur et artificiel de la citoyenneté moderne, dans des proportions qui restent cependant très variables et parfois réversibles : la mise en avant de la laïcité « positive », par exemple, qui prétend promouvoir et réguler la diversité religieuse, n’empêche pas le maintien, voire l’accentuation de la laïcité de combat. Le traitement spécifique que cette dernière réserve au christianisme relève cependant d’une autre logique.
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La reconnaissance d’une « citoyenneté multiculturelle » a pour point de départ la prise de conscience de « l’anomalie » que constitue le fait que les sociétés contemporaines seraient objectivement multiculturelles mais ne se pensent pas politiquement comme telles, alors même que culture et politique sont étroitement liées (W. Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités, La Découverte, 2001). Selon les promoteurs de cette évolution, il faudrait donc intégrer directement les différences dans la sphère politique, pour leur double contribution à la citoyenneté « commune ».
Les minorités culturelles, fondées sur le principe de l’autodétermination, doivent, dit-on, se voir reconnaître un rôle spécifique dans la formation de l’identité politique des citoyens ; cela signifie que les individus ne deviennent véritablement citoyens qu’à partir du moment où ils sont, au préalable, définis par une « citoyenneté » partielle reconnue dans la sphère publique. Ces mêmes minorités, ou identités particulières, participent à ce titre à la formation politique des individus : elles ne doivent donc pas être tolérées mais promues au centre de l’espace politique qui, en leur absence, resterait un lieu vide soumis aux forces centrifuges insaisissables que constituent les différences strictement individuelles.
Les multiculturalistes préfèrent les séries instituées. Ils ne prétendent d’ailleurs pas nier l’utilité et la possibilité d’une citoyenneté commune ; au contraire, celle-ci serait une qualité juridique, fondée précisément sur l’intégration des différences culturelles, conçues comme un enrichissement. La citoyenneté multiculturelle est alors la construction, intériorisée par chaque membre de la collectivité, de la diversité culturelle : de la même façon que chaque « culture », à l’intérieur du multiculturalisme, peut fonder des « citoyennetés » partielles, la « culture multiculturelle », c’est-à-dire l’acceptation de la coexistence transactionnelle des différences, peut seule permettre de fonder une maison commune. W. Kymlicka se réjouit par avance de cette appartenance commune fondée sur sa propre négation : « Si les citoyens s’identifient déjà dans une certaine mesure aux autres groupes ethniques ou nationaux, ils trouveront effectivement que le projet de préserver cette diversité profonde est enthousiasmant et stimulant » (op. cit., p. 269).
On le comprend, la citoyenneté multiculturelle repose fondamentalement et nécessairement sur le relativisme. Or un tel relativisme constitue de façon paradoxale une manifestation de « l’impérialisme culturel » qu’il prétend combattre, puisqu’il suppose une posture à partir de laquelle les identités culturelles sont définies comme valorisables (A. Caillé, Ph. Chanial, Postface à Francesco Fistetti, Théories du multiculturalisme, La Découverte, 2009, pp. 181 ss.). Considérer tous les individus, insérés dans des cultures particulières, comme ayant des droits égaux à la reconnaissance de leur spécificité est en effet dévalorisant pour ceux qui en sont l’objet, reconnus comme minoritaires par l’identité dominante, selon les propres règles de celle-ci. Ce qui fait dire à Charles Taylor qu’il s’agit d’un « acte de condescendance stupéfiant » (C. Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Aubier, 1994, p. 95).
Cette citoyenneté multiculturelle est, en outre, caractérisée par sa vacuité, que ses défenseurs assument pleinement. Ainsi, W. Kymlicka, posant la question de savoir s’il existe des « bases possibles de l’unité dans un Etat multinational qui affirme, plus qu’il les nie, ses différences nationales », répondait lui-même ne pas avoir de réponse claire à cette question, et « doute[r] même qu’il y ait une telle réponse » (op. cit., p. 263). La raison en est simple : c’est son éclatement qui constitue la raison d’être et le fondement du maintien de « l’unité » de la citoyenneté ; les « minorités » culturelles sont de manière égale assurées d’un traitement différencié. Mourir pour la Patrie devient mourir pour la différence : tel est le cri de rappel de la nouvelle « cité » multiculturelle. Et le traitement différencié des droits que suppose la citoyenneté multiculturelle constitue un objectif, ainsi appelé non pas à s’estomper mais à s’approfondir. L’appartenance commune est donc fondée sur la garantie de droits pour les groupes et les individus, protégés les uns des autres et contre l’appareil d’Etat, la seule condition de cette protection étant l’acceptation de l’ordre juridique et politique qui en offre la garantie, ainsi que des principes communs qui ne sont autres que ceux du relativisme.
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Le multiculturalisme est donc, dans sa conception même, parfaitement compatible avec le libéralisme. Plus encore, il est en adéquation avec sa version tardive, c’est-à-dire la guerre économique poussée à son paroxysme. L’égale concurrence n’est en effet rien d’autre que l’égalité des armes : il s’agit de permettre aux différents intervenants économiques, et désormais aussi aux « opérateurs » culturels et sociaux, de pouvoir s’entre-déchirer paisiblement et indéfiniment, jusqu’à l’épuisement puisque, en théorie, dotés d’armes identiques. Ce serait manquer l’objet même de ces évolutions que de considérer qu’il y a, dans la « politique » menée par les instances chargées d’instaurer la diversité (en France, la Halde – Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité ; ailleurs, les institutions et juridictions du Conseil de l’Europe ou de l’Union européenne, etc.), une volonté directe de démolition de toute culture traditionnelle propre. L’objectif n’est pas là, dans le principe du moins, pas plus que les procédures suivies. Il s’agit seulement d’appliquer les règles élémentaires de la concurrence, et de les codifier en droit, à toute activité humaine, l’impératif concurrentiel étant bien alors de nature idéologique. Orcertains des « opérateurs » culturels, sociaux, religieux, étaient antérieurement en situation de monopole de fait, voire de droit (l’orthodoxie en Grèce, par exemple). Il importe donc, comme dans le domaine économique, que le marché sur lequel ils exercent leur activité soit ouvert à la concurrence, et qu’aucun d’entre eux ne puisse faire un usage abusif de la position dominante dont il continuerait à disposer. Or il est évident, par exemple, que l’empreinte culturelle du christianisme, à défaut de l’adhésion religieuse, est encore dominante en Europe. Les mesures de type discriminatoire ou les traitements de faveur dont disposent d’autres groupes religieux et culturels, sont ainsi la conséquence d’un dispositif que le droit économique qualifie de régulation asymétrique : un « opérateur » considéré comme dominant, pour des raisons structurelles ou historiques, peut se voir imposer un traitement défavorable, le temps nécessaire à ce que les autres « opérateurs », éventuellement créés ou mis en avant de toute pièce, bénéficient d’une puissance équivalente à la sienne. Naturellement, on peut dans ce cadre assister à une sorte de recyclage méthodologique ; par exemple, la lutte contre toute manifestation publique du christianisme, antérieurement menée sous la bannière d’une religion civile de substitution, désormais épuisée, perdure sous la forme d’un traitement différentiel, spécifiquement défavorable, théoriquement destiné à établir un équilibre avec les formes religieuses ou « philosophiques » considérées comme minoritaires.
On pourrait objecter que la métaphore concurrentielle est disproportionnée, et qu’il n’en va pas tout à fait ainsi. Le développement, et la récente importation en France, des postcolonial studies, qui visent à penser les rapports entre cultures en termes de réparation ou de compensation, est pourtant une bonne illustration de cette évolution : il s’agit bien de prétendre replacer sur un pied d’égalité des cultures (des religions, des « orientations » sociales, sexuelles, etc.) qui, en raison de circonstances historiques, auraient été en situation d’inégale concurrence. Il n’est pas indifférent que les pourfendeurs de ces théories soient aussi, à quelques significatives exceptions près (par exemple Jean-François Bayart, Les études postcoloniales. Un carnaval académique, Karthala, janvier 2010), des défenseurs du républicanisme finissant : car c’est bien là que se trouve l’un des noeuds essentiels du débat.
La promotion de la diversité suppose, en effet, une profonde évolution du rôle de l’Etat, non seulement en matière économique (l’abandon de l’interventionnisme, au profit de la surveillance de la régularité de la compétition), mais aussi en matière sociale, culturelle et religieuse. Pendant plus de deux siècles l’Etat moderne s’est voulu instituteur du social. A partir de la Révolution française, « ce n’est plus l’Eglise qui offre au chrétien une espérance de salut : c’est la loi révolutionnaire qui répand dans un corps social hérissé d’administrations les valeurs qui sont les siennes, celles de citoyenneté et, rapidement, du républicanisme » (G. Bigot, Histoire de l’administration. Politique, droit et société, Litec, mai 2010, p. 102). Or cette fonction, l’Etat contemporain l’a désormais complètement transformée. Certains comportements de l’administration, toujours naturellement lente à s’adapter, prolongent l’ancienne conception. Mais la fonction de structuration du sens est désormais laissée à l’initiative des différents « prestataires » que sont, dans leurs domaines respectifs quoique entrecroisés, les identités culturelles autoproclamées, les sociétés religieuses de toute nature et les groupes d’influence. L’Etat contemporain cherche à se cantonner dans une posture de régulateur, l’organisation de ce marché des « valeurs » impliquant que ceux qui s’y présentent se soumettent à ses règles propres, dont la première est l’équivalence intrinsèque de tous les acteurs.
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Dans l’ordre politique, culturel et religieux, la déliquescence d’une direction unique, jusqu’à une période récente assumée par l’idéologie étatique, peut apparaître comme une occasion d’évolution favorable ; il en va de même de la reconnaissance des particularismes – religieux, régionaux, linguistiques, scolaires… – jusqu’ici ignorés ou combattus par le jacobinisme, et qui semblent pouvoir constituer autant de « niches » ou de havres de paix propices à un meilleur équilibre de vie. Il s’agit là d’une dangereuse illusion, dont certaines campagnes répressives devraient aider à comprendre les limites. Le passage au mode de gestion concurrentielle propre au modèle multiculturel de citoyenneté vide de tout sens l’idée de bien commun. Et comment ne pas voir que le relativisme radical, souvent dénoncé à cause de son agressivité, n’est pas une incohérence par rapport à la rhétorique de la tolérance, mais sa nécessaire inspiration.