Numéro 109 : Au delà de la crise
Le système moderne tardif, qu’il soit considéré dans ses aspects politiques, économiques, culturels, se caractérise par une apparente contradiction entre l’accentuation des prétentions à contrôler le réel et l’avenir, à faire l’histoire, au sens le plus fort, à transformer le vivant à sa guise, conquérir l’espace, et une montée des peurs, raisonnables ou irrationnelles, accompagnées de doutes et de toutes sortes de décisions allant au-delà de ce qu’imposerait une prudente préparation face aux dangers. Hypermodernité d’un côté, postmodernité de l’autre. Le « principe de précaution », quoi qu’il en soit des phénomènes de surenchère politique, est une illustration caractéristique de la panique qui s’empare de milieux au sein desquels le thème dominant demeure la parfaite maîtrise des situations.
Du coup, l’irrationnel prend le dessus, et seul un effort rhétorique vient tenter d’en masquer les effets en employant de grands mots, invoquant la responsabilité, la connaissance scientifique des risques, et ainsi de suite. Et ce qui est extraordinaire, c’est de pouvoir constater que ce genre de dispositions affecte non seulement des secteurs particuliers – une équipe temporairement au pouvoir dans un pays déterminé – mais devient une habitude générale dans le monde occidental.
Derrière un discours se voulant serein et minimisant toute menace de déstabilisation politique, économique ou militaire, la crainte affleure. Hier la crise, demain la guerre ? Ainsi ont intitulé un livre récemment paru (l’Harmattan, juillet 2010) deux économistes, Pierre Pascallon et Pascal Hortefeux, ajoutant en sous-titre une autre question : « La crise va-t-elle amener le monde au bord du gouffre ? ». Sans poser des questions aussi crues, beaucoup d’esprits semblent travaillés par les mêmes doutes. Toutefois ces derniers ne franchissent pas le pas qui consisterait à formuler une pensée analytique, comme si l’éventualité de l’articuler risquait elle-même de provoquer le désastre redouté. A cet égard, si le 11 septembre 2001 a mondialisé la crainte du terrorisme, l’angoisse qui s’installe sournoisement depuis l’officialisation de la crise économique et financière paraît bien avoir une force plus grande encore, car elle vient révéler la faiblesse intrinsèque d’une organisation générale dont on attend précisément qu’elle assure assistance et protection. Le doute s’installe donc.
La réaction des instances concernées, frappées au premier chef par cet état de fait, consiste à multiplier les démarches d’anticipation. Il est singulier de constater la généralisation des opérations prospectives, jusque-là apanage des milieux boursiers, à l’ensemble des domaines institutionnels étatiques et privés. Certains établissements publics se voyant confier ce type de missions sont le fleuron de l’administration française, comme le Centre d’analyse stratégique, essentiellement économique, et tant d’instituts, d’observatoires, etc. De plus, si antérieurement la prospective se pratiquait dans une visée planificatrice, présupposant la certitude de pouvoir imposer une volonté à la réalité selon un calendrier fixé d’avance, désormais il s’agirait plutôt d’examiner de la manière la plus approchée des données sur lesquelles on n’a pas de prise, afin de déterminer les moins mauvais choix ; ou peut-être pire : se doter des moyens de cultiver l’illusion de la maîtrise des événements en multipliant l’accumulation des constats.
Le paradoxe vient de ce que, d’une part, le discours public s’en tient à des demi-vérités, des aveux d’impuissance strictement encadrés, sans jamais envisager, faute de capacité morale et intellectuelle sans doute, une révision profonde des choix qui ont conduit à la gravité de la situation actuelle. Et d’autre part, rien ne change en fait. Il se peut que l’on sache très bien ce qui risque de se passer dans un avenir relativement rapproché mais qu’on ne fasse rien pour s’en préoccuper réellement, par incurie, manque de courage ou emprisonnement dans un complexe jeu d’intérêts ou de pressions de parti. L’histoire du communisme est là pour illustrer à quel degré d’absurdité peut aboutir l’obligation idéologique, mais le communisme n’est qu’un épiphénomène de la prétention moderne de maîtriser le futur. Il se peut également que l’on cherche à fuir les difficultés entrevues, par lâcheté, manque de courage politique, manque d’espérance. Pour tempérer cette hypothèse, bien que ce ne soit guère une consolation, il faudrait tenir compte du cloisonnement systémique, phénomène très courant qui fait que ce que savent les uns est ignoré des autres, ou que l’information sur la réalité ne suive pas le même rythme selon les secteurs, toutes choses que ne compense pas mais aggrave au contraire la version faussement unifiante des médias.
Mais l’obstacle principal n’est-il pas que le profond changement de route qui serait proportionné à l’analyse prospective se heurte à des positions acquises et donc à une véritable guerre défensive de la part de ceux qui en bénéficient à l’encontre de tout ce qui pourrait remettre en cause avantages acquis ou mode de vie ? L’arme privilégiée de ces guerres est l’intimidation, la peur : celle, par exemple, du chaos si l’Union européenne ne poursuit pas sa « construction ». Et cette peur, et les contraintes qu’elle justifie, au fond ne déplait pas aux masses, les mobilisations auxquelles elle donnent lieu ayant un effet rassurant. A cela il faut ajouter l’effet de la pluralité, de la dispersion relative des parties prenantes de ce monstre d’inertie collective. Il serait tellement plus facile de l’identifier comme un parti unique, une armée organisée pour anéantir ce qui reste de la civilisation face aux barbares… Mais il ne s’agit pas de cela : la paralysie face aux dangers est conforme au modèle moderne tardif, à l’image de cette « gouvernance » qui a si bien remplacé dans les esprits, et la réalité, l’exercice d’un pouvoir responsable. Elle est plurale, diffuse, concurrentielle. Et elle touche une société largement désarticulée, socialement, religieusement et ethniquement fragmentée, déculturée, soumise au jeu incessant de la démoralisation et dont on s’étonne qu’elle puisse encore receler des potentialités de vie.
Ici encore, nous nous trouvons dans une situation qui évoque partiellement le précédent soviétique, mais en pire en dépit de certaines apparences : l’espace public est contrôlé de telle manière qu’il est interdit d’y poser des questions pouvant remettre en cause l’opinion conforme aux impératifs de la modernité tardive. Cet interdit est très fort, mais comme il s’exerce d’une manière telle qu’il laisse, sous certaines conditions de forme, la possibilité de s’exprimer aux opinions « dissidentes », cela laisse penser qu’il y a toujours quelque exagération à affirmer que la liberté de dire le vrai n’existe pas. L’effet de cette censure sociale est statistique, il ressortit à la catégorie de l’hégémonie plus que de la domination bien qu’il y tende : s’il y a des exceptions – des ouvertures – elles ne gênent pas le discours public ; en outre ce ne sont pas les mêmes canaux de diffusion qui sont ouverts : il est facile d’organiser un colloque privé ou d’éditer un livre, presque voire totalement impossible de présenter un exposé de quelque ampleur, à contre-courant et sans concession dans un aréopage officiel ou sur une chaîne de télévision nationale, et ainsi de suite. Comme l’appareil qui administre l’ensemble – ce qu’on appelle improprement le gouvernement – se modèle toujours plus sur cette structure d’opinion – qu’il contribue largement à susciter par ailleurs –, en devenant en quelque sorte le représentant ou le reflet, la boucle est bouclée, et l’assurance demeure de pouvoir garder « les yeux grands fermés », pour reprendre un titre de la démographe Michèle Tribalat à propos du refus de prendre au sérieux toutes les données de l’immigration de masse.
La grande vague de démantèlement de la forme antérieure de l’Etat au profit de structures complexes où interfèrent des décisions économiques et financières transnationales, d’autres décisions supranationales
adoptées « au consensus » par des acteurs au profil indéterminé, le tout sur fond de pressions, de contradictions internes entre factions idéologiques (comme la petite guerre civile qui oppose les partisans de la laïcité ouverte et ceux de la laïcité radicale), entre pouvoirs et contre-pouvoirs, des juges, des clientèles des partis, enfin dans un climat de corruption endémique… tout cela concourt à créer un Etat paralytique. Tous ces éléments ont toujours plus ou moins existé dans la démocratie moderne, mais l’ampleur de la distorsion est tout à fait inédite.
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Il faut dire que cette impressionnante situation d’incurie n’aurait pas la puissance qu’elle possède si au sein même de la société se rencontrait un nombre conséquent de personnes aptes à faire entendre leur voix pour refuser clairement une telle règle du jeu. Malheureusement les élites de ce genre sont rares et timides, ce qui vérifie la persistance de la « trahison des clercs » toujours plus flagrante depuis le milieu du XXe siècle. Des clercs à tous les sens du terme, intellectuels aussi bien que gens d’Eglise.
Quant à l’Eglise, justement, il faut bien constater que depuis l’époque du Concile celle-ci a été affectée par un principe d’ouverture au monde – « monde moderne » s’entend, précédemment jugé et condamné comme anti-évangélique – qui a conduit à voir s’y reproduire de nombreux usages propres à la culture contemporaine. Le ralliement n’a pas été total, car il ne s’agissait pas de conversion mais de disposition bienveillante a priori, trop sans doute si l’on se place du point de vue intra-catholique, pas assez cependant pour obtenir la paix recherchée avec un adversaire structurellement impitoyable. De surcroît, et cela est d’une grande importance aujourd’hui, ce choix ne s’est pas opéré à partir de la vision d’une modernité qui amorçait déjà son évolution tardive, mais d’une compréhension figée axée sur les formes antérieures de la modernité rationaliste, conquérante au nom de grands idéaux, constructiviste, utilisant un appareil d’Etat cohérent et mu par un idéal de puissance. Ces deux aspects expliquent l’essentiel de l’échec, aujourd’hui fortement ressenti, d’une tentative cher payée à l’intérieur d’une Eglise envahie par un esprit étranger à sa nature divinement établie. Certes, en tant qu’institution humaine, elle a toujours connu, plus ou moins selon les moments, des désordres et contradictions, tels par exemple que la bureaucratisation de la hiérarchie, des tendances routinières et superficielles de prêcher, des abus d’autorité, des formes de servilité camouflant une désobéissance sournoise et bien d’autres défauts encore. Les décennies précédant Vatican II ont vérifié tout cela, et une part de ce qui est arrivé ensuite en résulte, du fait surtout de l’inadvertance de quelques personnages de la Curie romaine, d’une majorité d’évêques et de certains théologiens. Or les défectuosités mêmes qui ont permis à cette assemblée d’ouvrir une période anarchique dans l’Eglise n’ont pas disparu comme par enchantement par la suite ; au contraire, les défauts du passé ont conjugué leurs effets avec ceux du présent – glorification du monde profane, rejet souvent haineux du passé, empressement incessant à se mettre à l’unisson de l’opinion publique, climat de censure et d’autocensure empêchant d’aborder les dossiers délicats, circuits de pouvoirs parallèles… – de sorte que la symbiose a fini par être sinon totale, du moins très avancée entre « l’Eglise et le monde ».
La situation présente est celle d’une Eglise qui est, par état et mission, le lieu prophétique d’une parole qui peut trancher à vif, tout l’opposé de la pensée faible qui domine aujourd’hui, mais qui pour le moment a considérablement perdu de sa puissance d’expression et de conviction. Contrairement à toutes les explications invoquant des causes extérieures, qui tout au plus ont joué comme des conditions défavorables, l’analyse rétrospective interne est indispensable, préalable à toute évaluation permettant d’opter en connaissance de cause pour des orientations pratiques, entre autres touchant directement les engagements du chrétien dans la cité. Or cet examen du passé, pour indispensable qu’il soit, se heurte à un mur d’obstacles relevant de l’une ou l’autre des attitudes déjà mentionnées, habitudes conservatrices, raidissement défensif, difficulté à s’extraire de certains engrenages… Tout se passe comme si un parti – une nébuleuse d’intérêts convergents – entendait bloquer toute possibilité de changement, et pour cela, cherchait à interdire le questionnement : procédé moderne s’il en est. En attendant se poursuit l’habitude des paroles creuses et alignées, sur les gaz à effets de serre, l’expulsion
des immigrés clandestins, l’édification des minarets… tout un discours usé qui vient se perdre dans le bruit général. L’imitation est donc allée très loin, et ce seul fait suffit à donner à l’ensemble de la période un caractère inédit.
Le creuset intellectuel et moral qu’est l’Eglise renferme pourtant des potentialités qu’il suffirait de libérer pour que l’on puisse sortir de cet enlisement, et faire renaître des capacités de jugement tant critique que constructif, à un moment où la pensée sécularisée est largement marquée par le désarroi, portée par le fatalisme et incapable de pensée à long terme. Un net ressaisissement en cette direction aurait à n’en pas douter une vertu exemplaire.