La Curie romaine de Pie IX à Pie X
[note : cette recension est parue dans catholica, n. 100, p. 105–106].
Issu d’une thèse de doctorat, ce volumineux ouvrage (852 p.), dont l’un des intérêts réside dans la très riche documentation qu’il met à disposition du lecteur français (un bon tiers du volume est constitué de notes, auxquelles s’ajoutent plus de cent pages de bibliographie), présente l’évolution de la Curie à un moment charnière de son histoire : la quasi disparition de tout pouvoir temporel de l’Eglise. Principalement dédiée à l’administration des Etats pontificaux, dans un contexte où les influences étrangères, puis les avancées de l’unité italienne, mettent en valeur l’ambivalence de sa fonction, la Curie va progressivement être réorientée vers l’administration purement spirituelle.
A cause de ce que F. Jankowiak appelle le « temps long » de la Curie, c’est-à-dire son indifférence, voulue et assumée, aux changements extérieurs et notamment à la montée du libéralisme politique, les critiques formulées, dans les Etats pontificaux, à l’encontre du fonctionnement de l’administration pontificale, notamment locale, rejailliront sur son gouvernement central spirituel. Ce n’est qu’à partir de la disparition des Etats pontificaux que la Curie se transformera véritablement, en reportant sur le pouvoir spirituel ses fonctions antérieurement exercées au temporel. F. Jankowiak note à cet égard (pp. 342–357) que le concept de société parfaite, c’est-à-dire ayant en elle-même les moyens suffisants de sa propre existence, appliqué à l’Eglise, est consacré très exactement au moment où l’Etat pontifical est amputé d’une partie de ses territoires (Constitution apostolique Cum Catholica Ecclesia), cette nouvelle précision consistant en une remise à l’honneur, par une « représentation fixiste » de l’histoire, d’une « image exaltée » de la chrétienté médiévale. Ainsi présentée, cette opposition à la modernité, et singulièrement à une modernité politique qui dépossède l’Eglise de toute charge temporelle, sera accentuée par le Syllabus et Quanta Cura, sans que cette condamnation soit dépourvue d’ambiguïtés. Evoquant la (longue) genèse du Code de droit canon, F. Jankowiak montre bien à cet égard que l’influence de la codification napoléonienne et de la rationalisation positiviste qui lui est sousjacente n’est pas étrangère à la rédaction du code, même si, bien entendu, l’esprit et l’objectif en sont radicalement différents.
C’est d’ailleurs sans doute là que se trouve non pas une limite de l’ouvrage, mais le risque qu’il y aurait à lui donner une interprétation d’ordre autre qu’historique, en particulier théologique. L’objet de l’auteur, spécialiste de droit canon, est, au-delà de l’histoire administrative de la Curie, de donner une généalogie du dogme, mais il ne peut évidemment être de proposer un jugement du contenu même du dogme. S’il peut permettre d’expliquer le contexte dans lequel un certain nombre d’énoncés dogmatiques ont été proclamés (les développements sur l’infaillibilité pontificale, pp. 386 ss., sont à cet égard particulièrement intéressants), il serait impossible de suivre au-delà la démarche, et, notamment de « contextualiser le dogme ». On ne peut s’empêcher, en lisant l’auteur, de penser à un passage du discours programmatique du 22 décembre 2005, précisément prononcé devant la Curie, par lequel Benoît XVI rappelait les « condamnations sévères et radicales de cet esprit de l’époque moderne », mais pour préciser aussitôt que le Concile avait « revisité ou également corrigé certaines décisions historiques », replaçant en quelque sorte dans leur contexte les condamnations alors prononcées. Il rejetait l’herméneutique de la rupture, mais entérinait une discontinuité due à la distinction entre ce qui relevait des « situations historiques concrètes et leurs exigences », et ce qui appartenait au dogme. Si l’on devait suivre l’interprétation historique du dogme autrement que relativement aux conditions ayant présidé à sa proclamation, il faudrait alors considérer que les condamnations ainsi proclamées, et plus encore les dogmes précisés à leur encontre, relèvent de « faits contingents » (discours du 22 décembre), et qu’en tant que telles ces décisions « devaient nécessairement être elles-mêmes contingentes ». De la sorte, l’ouvrage de F. Jankowiak, par l’extrême minutie avec laquelle il restitue les conditions de « production » des dogmes de la seconde moitié du XIXe siècle et du tout début du XXe siècle, montre en creux, si l’on peut dire, les limites de l’interprétation contextualisante venant autoriser une herméneutique de la continuité des documents emblématiques du second concile du Vatican.
Au-delà de cet apport à la généalogie du dogme, l’ouvrage vaut également par les très nombreux développements qu’il comporte sur les hommes de la Curie, en particulier les modalités très complexes de leur choix et de l’évolution de leur carrière, qui ne manquent pas d’intérêt pour comprendre, mutatis mutandis, le fonctionnement de la Curie d’avant Vatican II voire, dans une certaine mesure, son état actuel.