La sécularisation de la Catalogne
[note : cet article est paru dans catholica, n. 83, pp. 43–53]
La Catalogne a été modelée par la foi catholique depuis ses origines les plus lointaines. Lorsque débuta, à la suite de l’invasion de la péninsule Ibérique par les musulmans, la reconquête chrétienne de l’ancienne Hispanie romaine et wisigothique, cette mission difficile fut réalisée en Catalogne à l’ombre des monastères : bénédictins, surtout, en « Catalogne ancienne » (ils étaient plus de cent au XIe siècle), et cisterciens à partir du XIIe siècle dans la zone reconquise de la « Catalogne nouvelle », tous centres vitaux de la nouvelle organisation qui se créait alors. Il n’est donc pas étonnant de lire sous la plume de l’évêque de Vic, Torras i Bages, que « la Catalogne et la foi chrétienne sont deux réalités qu’il est impossible de dissocier dans le passé de notre terre, ce sont deux ingrédients qui s’allièrent si bien qu’ils aboutirent à former la patrie » ((. Torras i Bages, La Tradició catalana, Ibérica, Barcelone, 1913, p. 31.)) . Lorsque, en 880, après la reconquête de la montagne de Montserrat, on découvrit l’image de la Vierge de Montserrat, celle-ci sera nommée « capitaine » de ses armées ; comme l’indique Lafuente dans son histoire de l’Espagne ((. Modesto Lafuente, Historia general de España, Editions Urgoiti, Pampelune, 2002.)) , le cri de l’armée catalane sera « Sainte Marie ! » De même, lors de la guerre civile espagnole, la seule unité militaire qui arborait le drapeau catalan faisait partie des troupes nationales et était le Tercio de Requetés de Notre-Dame de Montserrat. On retrouve cette ténacité dans la défense de la foi et des traditions à l’aube des temps modernes, face aux tendances absolutistes et centralisatrices du XVIIe siècle. La guerre dels Segadors est ainsi le premier soulèvement populaire de Catalogne lancé pour défendre ses institutions et lois, d’origine médiévale, contre le Richelieu de Madrid, le duc et comte de Olivares. Cette résistance sera non seulement armée, mais aussi intellectuelle, comme l’atteste la persévérance thomiste de l’université de Barcelone. Après la guerre de Succession, conflit que la Catalogne affronte comme une guerre de religion, la Grande Guerre (1793–1795) contre les troupes de la Convention, et la guerre d’Indépendance, ou guerre du Français (1808–1813), contre les troupes de Napoléon, mettent en évidence la nature profonde du peuple catalan. Il est également toujours étonnant de constater que, entre 1822 et 1876, la Catalogne a entrepris rien moins que cinq guerres contre le libéralisme : la régence de Urgell (1822), la guerre des Mécontents (1827), les trois guerres carlistes du XIXe siècle (1833–1840, 1846–1849 et 1872–1876). Francisco Canals a commenté ce fait en affirmant que « la Catalogne est la terre qui, en Espagne et dans l’Europe entière, a participé et traversé le plus grand nombre de guerres de nature populaire pour la défense de la société chrétienne traditionnelle » ((. Cité dans Teresa Lamarca Abeló, Les arrels cristianes de Catalunya. Balmes, 1995, p. 58.)) .
Cette conception de la vie, profondément enracinée, a pu compter en Catalogne sur de formidables apôtres sur le terrain intellectuel. Parmi eux il faut citer, pour ne parler que du XIXe siècle, Jaime Balmes, Sarda y Salvany, Mgr Torras i Bages. Les fruits de sainteté sont également abondants : sainte Joaquina de Vedruna, saint Antoine Marie Claret, saint Henri d’Ossó, le bienheureux Domingo i Sol, la bienheureuse Teresa Jornet, la Mère Ràfols, sans parler des nombreux martyrs du XXe siècle.
La Catalogne, terre d’apostasie
Pour autant, la Catalogne est actuellement la région espagnole où les signes de déchristianisation et de sécularisation sont les plus profonds. Sans prétendre à l’exhaustivité, quelques données d’ordre sociologique peuvent aider à comprendre la gravité de la situation : l’assistance dominicale à la messe tourne autour de 5%, taux très inférieur à la moyenne espagnole. La moyenne d’âge du clergé du diocèse de Barcelone dépasse soixante-cinq ans. La Catalogne est aussi la communauté ayant le pourcentage le plus bas de personnes disposées à cocher dans leur déclaration d’impôt sur le revenu la case destinée à ce que l’Etat donne un petit pourcentage du recouvrement à l’Eglise catholique (en pratique 29,7% pour une moyenne de 40% pour toute l’Espagne). Le panorama des séminaires ne peut pas être plus triste : au séminaire de Lérida il n’y a que deux séminaristes, trois dans celui de Gérone. La situation est telle que dans de nombreux villages des laïcs se chargent des services religieux. Le forum Alsina, qui regroupe un tiers des prêtres de Gérone, a reçu l’an passé son nouvel évêque par un manifeste demandant la suppression du célibat obligatoire et la démocratisation de l’Eglise.
Les fruits de la sécularisation sont évidents. L’influence réelle du message catholique dans la perception que les gens, spécialement les nouvelles générations, ont de la vie est minime et s’est réduite à une vague solidarité et à une forme de moralisme, qui font parfaitement abstraction de la vision chrétienne du monde. On assiste ainsi à la naissance d’un homme nouveau, incapable de penser en termes d’exigence, qui se réfugie désespérément dans un hédonisme insatiable, triste et en même temps satisfait de lui-même, installé dans une acédie touchant tous les domaines de la vie. Cette situation de postmodernité généralisée à tout l’Occident se manifeste de manière plus virulente dans la société catalane que dans le reste de l’Espagne. Comment a donc pu se produire une transformation si radicale ?
Ce changement, qui affecte de multiples domaines, ne s’est pas déroulé du jour au lendemain. Il faut plutôt parler d’un processus, avec des ralentissements et des accélérations, avec des étapes que chaque génération a dépassées et qui ont pu s’étendre en durée sur un siècle et demi. L’un des moments clés dans le déclenchement de ce processus de sécularisation semble être la défaite du carlisme, majoritaire en Catalogne, lors de la Troisième Guerre carliste. Ce sont des moments de découragement et de lent retrait de l’Eglise de domaines de la vie sociale toujours plus nombreux avant la consolidation du régime libéral. Devant ce qui était perçu comme une situation de fait inamovible, se développent, après cinquante ans de luttes et de défaites, les positions ralliées. L’encyclique Cum multa de Léon XIII, en 1882, qui appelait à la réconciliation des Espagnols, fut interprétée par beaucoup comme un appel à une acceptation implicite de la Restauration libérale. Il est important de remarquer que cette position en matière politique n’affecte pas encore le domaine doctrinal où continue de régner la plus stricte orthodoxie. Mais elle rend inactives les barrières mentales qui freinaient la pénétration sociale du libéralisme et ouvre les portes de l’Eglise àune doctrine subversive puissante, le nationalisme catalan, encore en phase d’élaboration et qui sera l’un des principaux, sinon le plus important, facteur de sécularisation.