Revue de réflexion politique et religieuse.

Quel sens pour l’his­toire humaine ? Une relec­ture de Karl Pop­per

Article publié le 4 Oct 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 48, pp. 74–87.]

Par quelle for­mule géné­rale défi­ni­rions-nous l’historicisme ? Karl Pop­per semble en pré­ci­ser au mieux la nature dans ce qu’il appelle « la doc­trine his­to­ri­ciste de base — doc­trine selon laquelle l’histoire est régie par des lois par­ti­cu­lières dont la décou­verte per­met­trait de pré­dire le des­tin de l’homme » ((. La socié­té ouverte et ses enne­mis [S.O.], t. I, L’ascendant de Pla­ton, Seuil, 1979, p. 15.))  . Ceci revient à deman­der sous forme inter­ro­ga­tive : « L’histoire a‑t-elle un sens ? ». « A mon avis, elle n’en a pas », répond Pop­per après une labo­rieuse étude ((. S.O, t. II, Hegel et Marx, p. 179.)) .
Le phi­lo­sophe des sciences n’a pas omis de s’intéresser aux sciences sociales, et ce, pour leur dénier, en fin de compte, tout carac­tère scien­ti­fique au moins dans un cer­tain domaine de pré­vi­sions, pour « leur inca­pa­ci­té », notam­ment, « à expli­quer l’essor du tota­li­ta­risme » ; il exprime sa per­plexi­té par « ces deux ques­tions fon­da­men­tales : une science sociale est-elle capable de pro­duire des pré­dic­tions défi­ni­tives de cet ordre ? Et si l’on demande ce que l’avenir réserve à l’humanité, peut-on s’attendre à rece­voir autre chose que la réponse irres­pon­sable d’un devin ? » (S.O., t. I, p. 10). Les ques­tions sont en même temps les réponses.
Pop­per semble bien être de ceux pour qui la science, mal­gré ses limites, consti­tue le bout du monde, le seul lieu de la révé­la­tion de l’homme et de la socié­té à eux-mêmes, mais il ne lui octroie pas plus qu’elle ne peut ; à défaut d’une effi­ca­ci­té ou de pré­vi­sions à long terme, il lui recon­naît le pou­voir d’ « inter­ven­tions limi­tées » et d’un agir « au coup par coup » dans le pro­jet « d’une recons­truc­tion sociale démo­cra­tique » (S.O., t. I, p. 9) par oppo­si­tion à l’ « édi­fi­ca­tion ‑uto­piste ».
Il ne conçoit la science que pour ce qu’elle est à son niveau phy­si­co-mathé­ma­tique et selon le modèle béha­vio­riste qui se limite à ne tra­vailler que sur des com­por­te­ments. Qu’il me soit per­mis de prendre une image qui, tant soit peu cari­ca­tu­rale, aide­ra à sai­sir ce béha­vio­risme clos des sciences en géné­ral : à l’heure où l’on s’interrogeait encore sur la face cachée de la lune, un des­sin humo­ris­tique mon­trait une sorte d’alpiniste qui, par­ve­nu au pôle supé­rieur de notre satel­lite (vu de pro­fil) consta­tait avec ahu­ris­se­ment qu’il n’y avait pas de face cachée de la lune ; il ne res­tait que la calotte en creux de l’hémisphère visible de la terre. La science, affirment savants et scien­ti­fiques, comme A. Jac­quard, ne s’intéresse qu’aux appa­rences ; enten­dons-le des appa­rences sen­sibles ; der­rière, c’est du creux comme pour la lune, tout juste bon pour les rêveurs et les méta­phy­si­ciens, aux­quels s’opposent plus par­ti­cu­liè­re­ment cer­tains extré­mismes comme celui du pre­mier Witt­gen­stein selon qui tous les « états de choses » (ato­mic facts), d’après la déno­mi­na­tion du Trac­ta­tus, sont for­mu­lables dans un jeu de pro­po­si­tions élé­men­taires indé­pen­dantes les unes des autres, de sorte que « tout ce qui peut être dit peut être dit clai­re­ment ; et ce dont on ne peut par­ler, on doit le taire ». Un non-logi­cien célèbre avait déjà dit quelque chose de sem­blable. C’est faire fi de tout un monde, celui de l’imprévisible, des expé­riences, des états d’âme et des états de choses qui sur­viennent durant une vie et qui, tout clairs qu’ils soient pour qui les éprouve, (une souf­france, une jouis­sance, une expé­rience spi­ri­tuelle incon­nues…) ne trouvent pour se dire ni mot ni expres­sion ni pro­po­si­tion consa­crés par quelque consen­sus ou quelque gram­maire, alors même que leur réa­li­té est écra­sante. Le réel dépasse tout lan­gage, et il est à craindre que le plus riche de l’être ne soit des­ti­né qu’au mutisme. Mais le soleil n’est pas anéan­ti par les aveugles, quand bien même ils auraient pris le pou­voir. En ce sens, la science au pou­voir sub­jugue par ses pres­tiges, mais ne sait pas répondre quant au mys­tère fon­cier de ‑l’homme.
Cepen­dant, à bien obser­ver, les réus­sites de la science se can­tonnent dans l’empirique sen­sible et elle n’est pas près de four­nir à l’humanité le sens que celle-ci appelle dans le tré­fonds de son être. Vivre cent ans, deux cents ans, gué­rir toutes les mala­dies, nour­rir le monde entier, et qui plus est, de mets suc­cu­lents, réa­li­ser la paix défi­ni­tive sur terre et y répandre tous les plai­sirs, de toute façon, il fau­dra dis­pa­raître un jour, serait-ce quand la terre suc­com­be­ra à son propre épui­se­ment ou ne résis­te­ra plus au dépé­ris­se­ment solaire. Et encore, ne s’agit-il ici que de l’homme réduit à ses besoins maté­riels.
Toutes nos inven­tions jusqu’à ces chères démo­cra­ties, idoles de sucre, sont fon­dées sur du sable par un temps qui signe notre arrêt de mort en sur­sis. Des voix s’élèvent avec des accents d’éternité, telles que celles de Marx et Hegel. Pop­per leur fait un sort et, en cela on peut le trou­ver judi­cieux et pers­pi­cace étant don­né que son pro­cès du mar­xisme notam­ment a com­men­cé en 1962 alors que nul ne pré­voyait l’effondrement de 1989 dont Ralf Dah­ren­dorf fera, avec moins de mérite, en temps vou­lu, ses choux gras dans Réflexions sur la Révo­lu­tion en Europe, 1989–1990 (Seuil, 1991).
Pop­per fait remon­ter ses inves­ti­ga­tions sur l’historicisme à Héra­clite en lequel la notion de chan­ge­ment prend corps dans la phi­lo­so­phie. Cha­cun se sou­vient de la fameuse image : on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, car, entre temps, il a chan­gé ; « tout coule, rien ne s’arrête ». Le rela­ti­visme éthique résulte tout natu­rel­le­ment de cet état de fait ; le chan­ge­ment est à la racine de la lutte et la guerre est tou­jours juste, et « les dieux honorent ceux qui sont morts au com­bat ».
Pop­per situe Pla­ton dans le droit fil de cet héri­tage ; pour celui-ci est bien ce qui conserve, mal ce qui perd et détruit ; et le chan­ge­ment qui éloigne la chose de son Idée, ins­talle la cor­rup­tion ; le chan­ge­ment c’est le mal tan­dis que l’immobilité est divine. Les lois décrivent ce dépé­ris­se­ment. Le com­mu­nisme de Pla­ton pré­serve en fait l’unité de la classe diri­geante et lui assure la péren­ni­té. Il prône, dans la Répu­blique la recons­ti­tu­tion de la forme tri­bale des socié­tés antiques, « et il a par­fai­te­ment réus­si à nous pré­sen­ter une image idéa­li­sée des vieilles aris­to­cra­ties de la Crète et de Sparte » (S.O., t. I, p. 48). « Tels étaient les modèles qu’il vou­lait recons­ti­tuer » (S.O., t. I, p. 48). Il va de soi que Pla­ton ne plaît guère à Pop­per dont le démo­cra­tisme ne sau­rait s’accommoder de cette « jus­tice tota­li­taire » qui ne concerne pas les justes reven­di­ca­tions des indi­vi­dus, mais qui vise en prio­ri­té « le bien supé­rieur de la cité tout entière et de la race », comme il est dit dans les Lois ; la ver­tu consiste à res­ter cha­cun à sa place et à être bien adap­tés les uns aux autres. Etre en har­mo­nie : c’est cette ver­tu uni­ver­selle que Pla­ton appelle la Jus­tice. Il va de soi que l’intérêt de l’Etat soit le cri­tère de la morale. On peut se deman­der si Pla­ton ne res­sort pas quelque peu rétré­ci de la les­sive de Pop­per, écor­né par les contours étroits d’une phi­lo­so­phie pré­mé­di­tée, la « socié­té ouverte » étant comme la mesure de toutes choses.
Par­lons main­te­nant de Hegel auquel K. Pop­per voue une haine inex­piable. J’avoue qu’on est ten­té de sous­crire même aux excès d’une telle démys­ti­fi­ca­tion. « Le suc­cès de Hegel mar­qua le début de l’«âge de la mal­hon­nê­te­té » selon l’expression uti­li­sée par Scho­pen­hauer pour dési­gner l’époque de l’idéalisme alle­mand qui, selon K. Hei­den, devien­dra l’«époque de l’irresponsabilité », c’est-à-dire du tota­li­ta­risme moderne, où l’irresponsabilité morale suc­cède à l’irresponsabilité intel­lec­tuelle. C’est l’ère des for­mules ron­flantes et du ver­biage pré­ten­tieux » (S.O., t. II, p. 19). « N’étaient ses sinistres consé­quences, le cas Hegel méri­te­rait à peine d’être ana­ly­sé ; mais il per­met de com­prendre com­ment un bouf­fon peut créer de l’histoire » (S.O., t. II, p. 22). Par ailleurs, pour répondre aux accu­sa­tions de par­tia­li­té, Pop­per se défen­dra, mais sans grande convic­tion, de s’être livré à des attaques per­son­nelles : « C’est à la phi­lo­so­phie et non à la bio­gra­phie de Hegel que j’attache de l’importance » (S.O., t. II, p. 205).
Le flux héra­cli­téen n’a pas fini d’inspirer la pen­sée. Le chas­sé-croi­sé per­pé­tuel de l’être et du non-être sug­gé­re­ra cette dia­lec­tique qui fonc­tionne sur le pos­tu­lat qui veut que contra­dic­tions et anti­no­mies consti­tuent l’essence même de la ratio­na­li­té ; on connaît le sché­ma hégé­lien de la thèse, de l’antithèse et de la syn­thèse. Ne pour­rait-on, indé­pen­dam­ment des juge­ments de Pop­per, faire à Hegel le même pro­cès d’irréalisme que fai­sait F. Bacon à Aris­tote, de for­cer les choses à entrer dans des caté­go­ries, dans des moules pré­fa­bri­qués au mépris d’une obser­va­tion sérieuse de la réa­li­té ? Ain­si, pen­ser à un per­fec­tion­ne­ment quel­conque, quand, par exemple, plus d’amour suc­cède à moins d’amour, n’inclut pas la néga­tion de l’état pré­cé­dent, mais l’élève au contraire, ce qui dément la loi de l’antithèse. Les syn­thèses n’unifient pas que des contra­dic­tions.
L’Idée pla­to­ni­cienne, véri­table réel, Hegel la met en équa­tion avec la Rai­son, ce qui fait que tout ce qui est réel est ration­nel et que tout ce qui est ration­nel est réel ; ain­si le déve­lop­pe­ment du réel ira de pair avec celui de la rai­son. Fina­le­ment c’est dans la néces­si­té de l’actuel qu’existe le bon et le rai­son­nable ; « à com­men­cer par le royaume de Prusse ».
L’hégélianisme « sert à la per­fec­tion l’absolutisme du roi de Prusse. Fort oppor­tu­né­ment, la phi­lo­so­phie de l’identité jus­ti­fie l’ordre exis­tant, et abou­tit à un posi­ti­visme moral et juri­dique selon lequel ce qui est est bien, puisqu’il ne peut y avoir d’autres normes que les normes exis­tantes » (S.O., t. II, p. 28).
La pen­sée de Hegel s’ancre dans le royaume de Prusse deve­nu Idéal de l’Etat ; celui-ci est un Esprit vivant, la tota­li­té orga­ni­sée qui se doit de pro­té­ger la véri­té objec­tive ; il a le droit d’avoir sa propre pen­sée qui se doit de pro­té­ger la véri­té objec­tive ; il a le droit d’avoir sa propre pen­sée qui doit être recon­nue comme véri­té objec­tive. Qui est juge ? C’est l’Etat. « Que reste-t-il alors », se demande Pop­per, « de la liber­té de pen­sée, et de celle de la science ? » (S.O., t. 2, p. 30). L’Universel se situe du côté de l’Etat et lorsque la connais­sance se dégrade en opi­nion ou en une Eglise, par exemple, et que celle-ci entre en contra­dic­tion avec l’Etat, il appar­tient à ce der­nier de tran­cher. A ce stade, on est for­te­ment ten­té de se ran­ger aux avis de Pop­per. A‑t-on jamais vu plus gigan­tesque mon­tagne accou­cher d’une aus­si malingre sou­ris ?

-->