Quel sens pour l’histoire humaine ? Une relecture de Karl Popper
[note : cet article a été publié dans catholica, n. 48, pp. 74–87.]
Par quelle formule générale définirions-nous l’historicisme ? Karl Popper semble en préciser au mieux la nature dans ce qu’il appelle « la doctrine historiciste de base — doctrine selon laquelle l’histoire est régie par des lois particulières dont la découverte permettrait de prédire le destin de l’homme » ((. La société ouverte et ses ennemis [S.O.], t. I, L’ascendant de Platon, Seuil, 1979, p. 15.)) . Ceci revient à demander sous forme interrogative : « L’histoire a‑t-elle un sens ? ». « A mon avis, elle n’en a pas », répond Popper après une laborieuse étude ((. S.O, t. II, Hegel et Marx, p. 179.)) .
Le philosophe des sciences n’a pas omis de s’intéresser aux sciences sociales, et ce, pour leur dénier, en fin de compte, tout caractère scientifique au moins dans un certain domaine de prévisions, pour « leur incapacité », notamment, « à expliquer l’essor du totalitarisme » ; il exprime sa perplexité par « ces deux questions fondamentales : une science sociale est-elle capable de produire des prédictions définitives de cet ordre ? Et si l’on demande ce que l’avenir réserve à l’humanité, peut-on s’attendre à recevoir autre chose que la réponse irresponsable d’un devin ? » (S.O., t. I, p. 10). Les questions sont en même temps les réponses.
Popper semble bien être de ceux pour qui la science, malgré ses limites, constitue le bout du monde, le seul lieu de la révélation de l’homme et de la société à eux-mêmes, mais il ne lui octroie pas plus qu’elle ne peut ; à défaut d’une efficacité ou de prévisions à long terme, il lui reconnaît le pouvoir d’ « interventions limitées » et d’un agir « au coup par coup » dans le projet « d’une reconstruction sociale démocratique » (S.O., t. I, p. 9) par opposition à l’ « édification ‑utopiste ».
Il ne conçoit la science que pour ce qu’elle est à son niveau physico-mathématique et selon le modèle béhavioriste qui se limite à ne travailler que sur des comportements. Qu’il me soit permis de prendre une image qui, tant soit peu caricaturale, aidera à saisir ce béhaviorisme clos des sciences en général : à l’heure où l’on s’interrogeait encore sur la face cachée de la lune, un dessin humoristique montrait une sorte d’alpiniste qui, parvenu au pôle supérieur de notre satellite (vu de profil) constatait avec ahurissement qu’il n’y avait pas de face cachée de la lune ; il ne restait que la calotte en creux de l’hémisphère visible de la terre. La science, affirment savants et scientifiques, comme A. Jacquard, ne s’intéresse qu’aux apparences ; entendons-le des apparences sensibles ; derrière, c’est du creux comme pour la lune, tout juste bon pour les rêveurs et les métaphysiciens, auxquels s’opposent plus particulièrement certains extrémismes comme celui du premier Wittgenstein selon qui tous les « états de choses » (atomic facts), d’après la dénomination du Tractatus, sont formulables dans un jeu de propositions élémentaires indépendantes les unes des autres, de sorte que « tout ce qui peut être dit peut être dit clairement ; et ce dont on ne peut parler, on doit le taire ». Un non-logicien célèbre avait déjà dit quelque chose de semblable. C’est faire fi de tout un monde, celui de l’imprévisible, des expériences, des états d’âme et des états de choses qui surviennent durant une vie et qui, tout clairs qu’ils soient pour qui les éprouve, (une souffrance, une jouissance, une expérience spirituelle inconnues…) ne trouvent pour se dire ni mot ni expression ni proposition consacrés par quelque consensus ou quelque grammaire, alors même que leur réalité est écrasante. Le réel dépasse tout langage, et il est à craindre que le plus riche de l’être ne soit destiné qu’au mutisme. Mais le soleil n’est pas anéanti par les aveugles, quand bien même ils auraient pris le pouvoir. En ce sens, la science au pouvoir subjugue par ses prestiges, mais ne sait pas répondre quant au mystère foncier de ‑l’homme.
Cependant, à bien observer, les réussites de la science se cantonnent dans l’empirique sensible et elle n’est pas près de fournir à l’humanité le sens que celle-ci appelle dans le tréfonds de son être. Vivre cent ans, deux cents ans, guérir toutes les maladies, nourrir le monde entier, et qui plus est, de mets succulents, réaliser la paix définitive sur terre et y répandre tous les plaisirs, de toute façon, il faudra disparaître un jour, serait-ce quand la terre succombera à son propre épuisement ou ne résistera plus au dépérissement solaire. Et encore, ne s’agit-il ici que de l’homme réduit à ses besoins matériels.
Toutes nos inventions jusqu’à ces chères démocraties, idoles de sucre, sont fondées sur du sable par un temps qui signe notre arrêt de mort en sursis. Des voix s’élèvent avec des accents d’éternité, telles que celles de Marx et Hegel. Popper leur fait un sort et, en cela on peut le trouver judicieux et perspicace étant donné que son procès du marxisme notamment a commencé en 1962 alors que nul ne prévoyait l’effondrement de 1989 dont Ralf Dahrendorf fera, avec moins de mérite, en temps voulu, ses choux gras dans Réflexions sur la Révolution en Europe, 1989–1990 (Seuil, 1991).
Popper fait remonter ses investigations sur l’historicisme à Héraclite en lequel la notion de changement prend corps dans la philosophie. Chacun se souvient de la fameuse image : on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, car, entre temps, il a changé ; « tout coule, rien ne s’arrête ». Le relativisme éthique résulte tout naturellement de cet état de fait ; le changement est à la racine de la lutte et la guerre est toujours juste, et « les dieux honorent ceux qui sont morts au combat ».
Popper situe Platon dans le droit fil de cet héritage ; pour celui-ci est bien ce qui conserve, mal ce qui perd et détruit ; et le changement qui éloigne la chose de son Idée, installe la corruption ; le changement c’est le mal tandis que l’immobilité est divine. Les lois décrivent ce dépérissement. Le communisme de Platon préserve en fait l’unité de la classe dirigeante et lui assure la pérennité. Il prône, dans la République la reconstitution de la forme tribale des sociétés antiques, « et il a parfaitement réussi à nous présenter une image idéalisée des vieilles aristocraties de la Crète et de Sparte » (S.O., t. I, p. 48). « Tels étaient les modèles qu’il voulait reconstituer » (S.O., t. I, p. 48). Il va de soi que Platon ne plaît guère à Popper dont le démocratisme ne saurait s’accommoder de cette « justice totalitaire » qui ne concerne pas les justes revendications des individus, mais qui vise en priorité « le bien supérieur de la cité tout entière et de la race », comme il est dit dans les Lois ; la vertu consiste à rester chacun à sa place et à être bien adaptés les uns aux autres. Etre en harmonie : c’est cette vertu universelle que Platon appelle la Justice. Il va de soi que l’intérêt de l’Etat soit le critère de la morale. On peut se demander si Platon ne ressort pas quelque peu rétréci de la lessive de Popper, écorné par les contours étroits d’une philosophie préméditée, la « société ouverte » étant comme la mesure de toutes choses.
Parlons maintenant de Hegel auquel K. Popper voue une haine inexpiable. J’avoue qu’on est tenté de souscrire même aux excès d’une telle démystification. « Le succès de Hegel marqua le début de l’«âge de la malhonnêteté » selon l’expression utilisée par Schopenhauer pour désigner l’époque de l’idéalisme allemand qui, selon K. Heiden, deviendra l’«époque de l’irresponsabilité », c’est-à-dire du totalitarisme moderne, où l’irresponsabilité morale succède à l’irresponsabilité intellectuelle. C’est l’ère des formules ronflantes et du verbiage prétentieux » (S.O., t. II, p. 19). « N’étaient ses sinistres conséquences, le cas Hegel mériterait à peine d’être analysé ; mais il permet de comprendre comment un bouffon peut créer de l’histoire » (S.O., t. II, p. 22). Par ailleurs, pour répondre aux accusations de partialité, Popper se défendra, mais sans grande conviction, de s’être livré à des attaques personnelles : « C’est à la philosophie et non à la biographie de Hegel que j’attache de l’importance » (S.O., t. II, p. 205).
Le flux héraclitéen n’a pas fini d’inspirer la pensée. Le chassé-croisé perpétuel de l’être et du non-être suggérera cette dialectique qui fonctionne sur le postulat qui veut que contradictions et antinomies constituent l’essence même de la rationalité ; on connaît le schéma hégélien de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse. Ne pourrait-on, indépendamment des jugements de Popper, faire à Hegel le même procès d’irréalisme que faisait F. Bacon à Aristote, de forcer les choses à entrer dans des catégories, dans des moules préfabriqués au mépris d’une observation sérieuse de la réalité ? Ainsi, penser à un perfectionnement quelconque, quand, par exemple, plus d’amour succède à moins d’amour, n’inclut pas la négation de l’état précédent, mais l’élève au contraire, ce qui dément la loi de l’antithèse. Les synthèses n’unifient pas que des contradictions.
L’Idée platonicienne, véritable réel, Hegel la met en équation avec la Raison, ce qui fait que tout ce qui est réel est rationnel et que tout ce qui est rationnel est réel ; ainsi le développement du réel ira de pair avec celui de la raison. Finalement c’est dans la nécessité de l’actuel qu’existe le bon et le raisonnable ; « à commencer par le royaume de Prusse ».
L’hégélianisme « sert à la perfection l’absolutisme du roi de Prusse. Fort opportunément, la philosophie de l’identité justifie l’ordre existant, et aboutit à un positivisme moral et juridique selon lequel ce qui est est bien, puisqu’il ne peut y avoir d’autres normes que les normes existantes » (S.O., t. II, p. 28).
La pensée de Hegel s’ancre dans le royaume de Prusse devenu Idéal de l’Etat ; celui-ci est un Esprit vivant, la totalité organisée qui se doit de protéger la vérité objective ; il a le droit d’avoir sa propre pensée qui se doit de protéger la vérité objective ; il a le droit d’avoir sa propre pensée qui doit être reconnue comme vérité objective. Qui est juge ? C’est l’Etat. « Que reste-t-il alors », se demande Popper, « de la liberté de pensée, et de celle de la science ? » (S.O., t. 2, p. 30). L’Universel se situe du côté de l’Etat et lorsque la connaissance se dégrade en opinion ou en une Eglise, par exemple, et que celle-ci entre en contradiction avec l’Etat, il appartient à ce dernier de trancher. A ce stade, on est fortement tenté de se ranger aux avis de Popper. A‑t-on jamais vu plus gigantesque montagne accoucher d’une aussi malingre souris ?