La force prophétique de la famille
[note : cet article est paru dans catholica, n. 78, pp. 127–135]
Un colloque s’est tenu à Gradisca (province de Gorizia, Italie), le 25 mai 2002, sur le thème « Comme une grande famille. La responsabilité des familles et du domaine social privé. Pour ranimer un monde vital colonisé par l’Etat et le marché ». Le sociologue Carlo Gambescia nous a communiqué le texte de la relation qu’il y a présentée, dont nous donnons ci-après la traduction. Son texte avait pour titre complet : « Don, contrat, coercition : monde vécu et formes socioculturelles de la famille (dans la crise actuelle) ».
Souvent, lorsqu’on discute du rôle social qui pourrait être joué aujourd’hui par la famille, on ne prend pas en considération la situation dans laquelle celle-ci se trouve en Italie et dans le reste de l’Occident. Hommes politiques, responsables religieux ou sociaux, experts en toutes sortes de domaines, tous croient, comme les généraux russes de Tolstoï, pouvoir encore compter sur leurs troupes, qui en réalité ne comprennent pas les ordres reçus, ou ne sont pas en mesure de les recevoir, ou bien sont déjà tombées aux mains de l’ennemi. On croit pouvoir remporter une victoire alors qu’en réalité l’ennemi est déjà aux portes de Moscou. Que signifie cette métaphore ? Deux choses très simples. La première, c’est que la famille telle que nous l’avons pensée et connue durant les trois derniers siècles (noyau familial contractuel fondé par un homme et une femme, stable, plus ou moins isolé de la parentèle), cette famille-là est en crise. D’où une question : s’agit-il d’une crise provisoire d’un certain modèle familial, ou bien d’une crise définitive du modèle familial en tant que tel ? Il n’est pas facile d’apporter une réponse, mais nous allons nous y essayer. Et, d’autre part, une remarque : si l’on veut redonner vie à la société, il est avant tout nécessaire de revitaliser la famille. Certes quelques-uns penseront qu’on pose ici un problème aussi ancien qu’insoluble : est-ce l’œuf ou la poule qui vient en premier, l’individu ou la société, le groupe social (la famille), ou les institutions (la société) ? On sait que cette question a fait naître des discussions à l’infini sans qu’il y ait de réponse définitive. Cependant une chose est certaine : monde vécu et institutions, sentiments et réalité sociale, famille et société ne prennent leur forme concrète, en termes socio-culturels, que par l’interaction, au niveau individuel, social et institutionnel, des valeurs et des formes de relation historiquement dominantes. L’individu ne vit pas dans une espèce de vide pneumatique : sa biographie propre est en grande partie une description des groupes avec lesquels il est en relation, de la place qu’il y occupe, et de la mentalité socioculturelle que véhiculent ces groupes. Cela signifie que si les valeurs et la pratique sociale qui dominent aujourd’hui sont responsables de la crise — et elles le sont, comme nous allons le voir — la revitalisation de la famille doit inversement se fonder sur leur refus. Nous reviendrons sur ce point dans la dernière partie de notre exposé. Nous nous consacrerons ici d’abord plutôt à la nature et à la portée de la crise dans laquelle est entrée la famille. Faute de temps et vu l’ampleur de la matière, il faudra nous contenter d’une esquisse et négliger certaines nuances analytiques et historico-sociales, ce dont par avance nous vous prions de nous excuser.
* * *
Nous ne voulons pas ennuyer les personnes présentes par une longue série de données statistiques sur la crise de la famille. Nous nous limiterons par conséquent à renvoyer aux publications spécialisées. Cependant, pour des raisons de clarté, il nous faut rappeler les principaux symptômes de la crise : diminution des mariages (qu’ils soient civils ou religieux), augmentation du nombre des séparations et des divorces, croissance des naissances hors mariage, des familles monoparentales, des couples sans enfants, des personnes seules, des cohabitations maritales et de ces formes d’unions qu’on pourrait qualifier de sexuellement non conformistes. Il faut également souligner que, au-delà des différents taux indiquant une crise de la famille (l’Italie n’est pour le moment pas la plus mal en point), les facteurs indiqués ci-dessus croissent avec rapidité et pénètrent les différentes couches sociales de tout l’Occident.
Un peu d’histoire ne fait pas de mal. Bien que la forme nucléaire ait été présente à d’autres époques historiques, la famille nucléo-contractualiste (père, mère, enfants) naît grosso modo entre le XVIIIe et le XIXe siècle, sur les ruines du modèle familial que nous appellerons par commodité le modèle étendu (composé de plusieurs noyaux familiaux). Quatre éléments distinguent la famille nucléo-contractualiste : 1) sa nature contractualiste, le consensualisme, la réciprocité des droits et devoirs, le lien de la reconnaissance publique ; 2) l’isolement structurel du contexte parental, et social en général ; 3) l’exaltation des valeurs d’intimité et de solidarité entre les conjoints ; 4) le caractère central des enfants. Il est évident que ce modèle ne naît pas de rien, mais, en tant qu’entité socio-culturelle, il résulte d’une interaction très forte avec les structures culturelles, sociales et économiques modernes. Nous allons voir de quelle manière.
Sur le plan de la mentalité et des idéologies, le contractualisme est le fruit de la mentalité sensualiste moderne, selon laquelle l’homme se définit par ce qu’il mange et ce qu’il possède. C’est la raison pour laquelle cette idéologie est conduite à voir partout des divergences énormes quant à l’attribution des biens sensibles ou matériels, et par conséquent portée à organiser juridiquement la répartition des biens réciproques (comme preuve de cette particularité des modernes, on peut rappeler que les juristes romains, s’ils insistaient sur l’importance du consentement, n’incluaient pas le mariage dans les obligations juridiques). Quant à l’isolement structurel et au caractère central revêtu par les époux et les enfants, on soulignera qu’il s’agit d’une part d’un effet de la tendance sensualiste moderne à la possession matérielle des « chers parents » au même titre que celle des biens matériels (malgré les idéalisations mises en scènes par la littérature « bourgeoise »), et d’autre part de la représentation, typiquement libérale-économiciste (fixée sur la dichotomie entre public et privé), de la famille comme lieu d’élection de la tendresse et de l’affection, véritable et unique antidote au marché vu comme un monde d’affrontements et de difficultés pour l’existence.
Sur le plan économique, en revanche, le processus de transformation capitaliste de la société moderne a privé personnes et familles de leurs principales fonctions. L’individu a perdu la propriété des moyens de production, et la famille ses fonctions (culturelles, éducatives, économiques, religieuses, de socialisation). Le sort des paysans et des artisans (et de leurs familles), intégrés au monde de la ville à l’époque de la première révolution industrielle, nous semble malheureusement en être un bon exemple. Dans cette perspective, sensualisme et capitalisme (le premier voyant dans la satisfaction des biens matériels le seul mobile de l’homme, le second acceptant non seulement — comme à d’autres époques de l’histoire — l’exploitation des plus faibles par les plus forts, mais allant jusqu’à la théoriser) ont fait croire aux bourgeois et prolétaires que la famille était le lieu idéal pour soigner leurs blessures.
Il reste cependant un problème, que le premier « sensualisme capitaliste » — appelons-le ainsi — du XIXe siècle, d’inspiration héroïque, n’est pas en mesure de résoudre. Que faire si la famille — la famille ouvrière du XIXe siècle — n’est pas capable de répondre, parce qu’elle reste séparée du reste de la société, à ce besoin croissant d’amour entraîné par le caractère dur, et même cruel, du marché ? La charge de trouver une réponse est assumée par le second « sensualisme capitaliste », celui du XXe siècle, fondé sur le compromis que l’on appellera fordo-welfarien ((. Combinaison de fordisme — exploitation rationnelle du travail en vue de maximiser le profit — et de welfare, c’est-à-dire d’Etat-providence. [Ndt])) . Moins héroïque que le premier, car parasite et monopolistique, et par conséquent déjà sur la défensive. Son intervention se déroule à deux niveaux. Le premier concerne l’incorporation de tous les membres de la famille dans le marché capitaliste : les femmes, perçues comme travailleuses et consommatrices alors que, sous le règne du premier « sensualisme capitaliste », elles étaient encore représentées comme les « anges du foyer », les enfants, comme consommateurs et bénéficiaires de services externes à la famille (éducatifs, recréateurs de socialisation dans un sens détourné) ; le second niveau concerne l’ingérence croissante de l’Etat welfarien dans la vie familiale, afin d’enseigner aux parents comment, à travers l’éducation « scientifiquement » correcte des enfants, la famille peut être le lieu de l’affection. En Italie, ce phénomène s’est développé tardivement (années soixante et soixante-dix), alors qu’il se développait dès les années trente en Amérique avant d’exploser dans les années cinquante : thérapies familiales, aides économiques conditionnées par la « réponse thérapeutique », etc.
Le second « sensualisme capitaliste » a ainsi essayé d’une part d’augmenter les capacités de consommation de la famille (en « l’incorporant » au marché), dans l’espoir que le recours à la quantité (la croissance de la capacité d’achat) comblerait les carences affectives, améliorant la qualité des rapports familiaux. Il a d’autre part essayé de garantir à la famille une forme de couverture, dans l’éventualité d’une « défaillance » du marché, en préparant une assistance thérapeutique étatique. Cela a eu pour résultat de priver la famille de cela même qui pouvait lui rester comme rôle affectif, en le transférant aux services sociaux.
En outre les enfants ont commencé à juger leurs parents selon leur capacité à leur fournir des biens et des services, et non plus sur leur sens de la responsabilité et leur capacité éducative. Tous les membres de la famille ont commencé à considérer l’Etat comme le garant suprême des droits subjectifs contre la famille : telle est la tragédie. Enfin, l’accent mis par tous (Etat, parents, enfants), de manière hypocrite, sur la famille présentée comme le dernier rempart de l’affection, au lieu de préparer les jeunes aux dures épreuves du marché ou, à l’opposé, de les transformer en rebelles ou révolutionnaires, les a rendus toujours plus incapables et inadaptés : telle est cette fois la tragédie dans la tragédie.
Nous en arrivons ainsi à l’époque présente, plus précisément au dernier quart du XXe siècle, années durant lesquelles le troisième « sensualisme capitaliste », cynique, spéculateur, vain en apparence, basé sur des capitaux errants et le travail flexible, a commencé à comprendre et à théoriser l’inutilité de maintenir la fiction de la famille comme lieu de l’affection. Avant tout parce qu’elle présente un coût que l’Etat minimum des révolutions néolibérales ne veut et ne peut affronter. En second lieu, parce que les élites technocratiques, qui contrôlent aujourd’hui le pouvoir et l’économie mondiale, pensent pouvoir mieux perpétuer leur propre pouvoir dans une démocratie despotique débarrassée de la famille. Ce qui nous attend, c’est une société structurée en deux étages : d’un côté, le gouvernement économique mondial, abrité derrière le bouclier d’une puissance impériale et de ses satrapes, et de l’autre une masse d’individus isolés, tous occupés par leurs petits plaisirs et besoins quotidiens, prisonniers d’une matérialité animale, et incapables, ne serait-ce que pour une seconde, de se dépasser eux-mêmes et de se réunir en famille. La famille est projection, devoir, transmission de valeurs, continuité, responsabilité, et surtout perpétuelle interrogation sur l’avenir de ses enfants. Autant de valeurs qui impliquent une demande de participation politique, et qui sont donc ignorées par ceux qui veulent, pour mieux le dominer, un monde divisé en deux, les toujours plus riches, qui savent et décident, et les toujours plus pauvres qui doivent subir les décisions des autres.