Le rite désacralisé
[note : cet article a été publié dans catholica, n. 78, pp. 44–54]
Il est commun de constater que le sacré se perd ou s’est perdu, à la satisfaction des uns et à la désolation des autres. Il se trouve des théologiens pour faire chorus avec les partisans de la modernité, cette modernité qui se caractérise, selon lesdits partisans, par son affranchissement du sacré, entendu comme un univers de ritualisme et de patriarcat, donc païen ou, à la rigueur, paléo-judaïque, en tout cas ni chrétien ni moderne (c’est à dire ni post-chrétien selon certains, ni néo-chrétien selon d’autres).
Dans un livre de publication récente, David Torevell (Hope University, Liverpool) ne se réjouit nullement de la perte du sacré considéré dans le domaine particulier de la liturgie ((. . David Torevell, Losing the Sacred : Ritual, modernity and liturgical reform, T&T Cark, Edimburg, 2001.)) . Il se penche sur le culte de l’Eglise catholique dans son rite latin, celui qui a été retravaillé explicitement par le Concile de Vatican II (décret Sacrosanctum Concilium) et mène l’enquête auprès d’un grand nombre d’auteurs, généralement anglo-saxons, pour évaluer la réforme liturgique en la situant par rapport à toute une évolution historique. Cette enquête se révèle particulièrement précieuse et nous permet de tirer nos conclusions en toute liberté, indépendamment de celles de l’auteur lui-même qui s’en tient, ou affirme s’en tenir, au vœu qu’à l’avenir la liturgie rende sa place au corps et se dégage du didactisme (si ce mot peut résumer pertinemment le diagnostic de M. Torevell) où elle s’est enfermée. Si elle s’est ainsi dénaturée, c’est au terme d’une longue évolution de la culture occidentale, où le sujet s’est mis à occuper le devant de la scène, à être la norme philosophique et spirituelle. Phénomène concomitant avec la Réforme, qui participe fortement de la nouvelle mentalité (« culture »), tandis que la réponse catholique que les historiens appellent la Contre-Réforme n’a pas été sans entrer à son tour dans le processus de mise à plat conceptuelle contemporain de l’essor du livre imprimé, quoique cela ait été occulté en partie par le maintien formel du rite et une insistance sur la rubrique (indication obligatoire figurant en rouge le long de l’ordinaire de la messe). Le subjectivisme a beau s’opposer à la raison, l’avènement de la subjectivité n’en creusera pas moins le lit du rationalisme car c’est la pensée de l’individu qui se met à motiver son comportement, et non plus la tradition reçue dans un corps social duquel on se sent complètement partie prenante. Le sujet veut comprendre ce qu’il fait et dit pour être à même d’en rendre compte en détail à l’instance de ses conscience et raison propres. Au Moyen-Âge, c’était le comportement du corps social qui traçait la norme du comportement de chacun. La culture moderne s’est érigée en individualisme. D’autre part, on est passé du corps à l’intellect. Cela peut s’observer dans le domaine pénal. Les analyses de Michel Foucault sont appelées en renfort : jadis, le châtiment du condamné était la mise à mort spectaculaire du corps. A l’époque moderne, le châtiment laisse la place à la pathologie par la criminologie. La prison doit permettre au délinquant de faire son examen de conscience et, si possible, de rejoindre la norme générale (laquelle, remarquons-le en passant, ne sera plus la loi en tant que donnée d’en haut mais de plus en plus la « volonté générale »). Le subjectivisme, loin de donner la liberté, est en fait le réceptacle de la norme collective. La société en vient à exercer une surveillance universelle sur les individus et sur leur vie intérieure afin de vérifier leur normalité. Ainsi le sujet moderne, de sujet (actif) qu’il se veut de sa liberté, devient sujet (passif) du pouvoir, pouvoir qui a un œil mais pas de corps, car il n’appartient pas à une autorité située dans une personne en responsabilité par rapport à laquelle on situerait sa propre responsabilité, c’est-à-dire un roi qui répondrait de lui et de tous, auprès de qui on attendrait réponse (verdict), devant qui on aurait à répondre de ses actes.
Un monde de discours devient donc un monde où la personne est soumise à l’emprise du pouvoir anonyme et totalitaire exercé sur la collectivité et par la collectivité et qui s’intériorise dans l’âme. Il n’est que d’observer le cas des régimes de propagande totalitaire. Si le discours devient ainsi l’instrument de l’oppression et de l’aliénation, que penser de ces liturgies où les fidèles doivent subir un « enseignement » et des « explications » à jet continu ? Qui subit lui-même un lavage de cerveau plus ou moins permanent n’a de cesse qu’il ne le fasse subir aux autres dès lors qu’il a un micro, une chaire ou une tribune. M. Torevell ne va pas jusque-là, mais on doit être averti des dérives plus ou moins accentuées, plus ou moins graves, qui jadis étaient limitées au « sermon » (pendant lequel il était loisible de « débrancher l’écouteur ») et qui de nos jours tendent à envahir toute la liturgie à grand renfort de monitions, invitations, explications, intentions de prière ainsi que toutes formes de « créativité » (souvent imitée de ce qui se fait à la télévision — voir les animateurs et leur micro emblématique). Toutes ces choses reposent sur l’intention de rendre la liturgie plus « participative », de rendre les fidèles plus attentifs à ce qui se passe, de faire que prêtre et fidèles soient totalement « engagés » dans l’action liturgique. En ce sens, elles sont parfois respectables, mais elles reposent sur un malentendu au sujet de la nature de la liturgie, du mode de présence et donc de « participation » que requiert l’action liturgique. Car la liturgie est action.
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Dans la foulée de l’enquête de notre auteur, il nous semble que bien avant la réforme post-conciliaire du rite romain ce rite n’était plus vécu vraiment comme il doit l’être : à preuve l’importance de plus en plus grande donnée à la méditation personnelle (et individuelle), à l’« action de grâces » après la communion, à un type de recueillement plus réflexif que conforme aux lois de la méditation proprement dite, et tout ce que l’on inculquait volontiers aux petits catéchisés pour qu’ils n’aient pas lieu de « s’ennuyer », à l’aide des prières lues dans le paroissien et de cantiques assortis d’introductions appropriées faites par l’animateur avant la lettre en suivant les étapes du déroulement de la sainte messe que ces cantiques étaient censés commenter. Les cantiques (qui sont souvent un enseignement mis en musique pour une meilleure mémorisation) et les « silences » sont devenus partie intégrante du rite latin réformé, alors qu’ils n’ont pas de raison d’être dans la liturgie elle-même mais, les cantiques, dans une procession, une mission dans les campagnes, et le silence dans la méditation solitaire (l’action liturgique devant s’enchaîner sans interruption et le silence apparent de l’ancien canon eucharistique étant occupé en fait par la gestuelle du célébrant qui relaie la voix). Le rite, en pratique, devenait de plus en plus une superposition de deux conceptions, l’une rituelle et médiévale, l’autre didactique et moderne. La réforme des années soixante a simplement fait triompher la conception qui s’était déjà substituée dans les habitudes de beaucoup à celle qui justifie le maintien du rite. Si le rite n’a pas été maintenu, c’est que, nonobstant l’œuvre de dom Guéranger dont le génie avait réussi la gageure de retremper le culte à ses sources mêmes, la liturgie traditionnelle, quoique formellement respectée, se vivait de plus en plus dans l’esprit de la devotio moderna, c’est à dire non plus comme un rite mais comme un exercice de piété. La liturgie solesmienne n’était en rien une restauration esthétique ou passéiste — et donc précaire — dans le sens du romantisme français : c’était une revivification à la fois monastique et populaire. Il est aisé de montrer à quel point la dernière réforme s’est élaborée en réalité en dehors de l’esprit de l’abbé de Solesmes, car du mouvement liturgique elle n’a retenu que certains aspects. Cela s’explique par la conception du rite qui la sous-tend, qui a fait que le rite, pour reprendre la terminologie de M. Torevell, n’est plus rituel. Catherine Pickstock a mis en évidence ((. Thomas Aquinas and the Quest for the Eucharist, 1999 (traduction française : Thomas d’Aquin et la quête eucharistique, Ad Solem, Genève, 2001).)) que les artisans de la liturgie réformée avaient une conception linéaire du temps liturgique : aussi ont-ils supprimé (conformément au décret conciliaire lui-même) quantité de répétitions (prières ou gestes) comprises comme des rajouts injustifiés.
Il est vrai que l’habitude prudentielle, attendrissante de piété mais pas forcément éclairée, de toujours ajouter et ne jamais supprimer, norme que l’on voit également à l’œuvre en dehors de la tradition latine, peut à bon droit être relativisée. Mais il s’en faut qu’elle soit à l’œuvre dans ces fameuses répétitions qui, en fait, apparentent le temps liturgique au temps musical, au temps poétique. Alors qu’un discours se doit de progresser de façon relativement linéaire (ce qui n’est pas tout à fait le cas de l’éloquence qui, elle aussi, doit à la poésie et à la musique parce qu’elle s’adresse à tout l’être et pas seulement à sa raison discursive), la liturgie, elle, est rencontre et démarche. Elle fait appel à des sentiments tels que le respect et l’audace, la confiance et l’aveu d’indignité, la supplication et la jubilation, elle s’exprime avec des élans et des réticences comme l’amitié, l’amour ou la courtoisie, parce qu’elle est tout cela à la fois et encore bien autre chose. Mais tous ces protocoles sont soigneusement stéréotypés, d’une part en vertu de la référence au passé (tout rite fait mémoire), de l’objectivité du rite qui interdit toute intrusion de la subjectivité individuelle, d’autre part afin que la liturgie (œuvre du peuple, étymologiquement) porte tous les membres de la communauté, façonne leur prière, fasse appel à certaines émotions fondamentales, de façon à produire une communion qui ne soit ni aliénante ni confusionnelle. Cet aspect de communion était bien visé par les réformateurs mais le chemin choisi ne peut qu’en produire un semblant pour ne pas dire, dans certains cas, une caricature bel et bien aliénante. Tout se passe comme si on avait cherché à produire ce pour quoi justement le rite traditionnel était fait sans voir qu’il était fait pour cela, c’est-à-dire la communion. Adoptant les a priori et les cadres de la culture moderne, on a cru parvenir à cette communion en la fondant sur le conscient plutôt que le subconscient, l’affectivité plutôt que l’émotion profonde de l’âme, le concept plutôt que le symbole (pourtant employé à qui mieux mieux mais comme illustration du discours et non comme le langage inépuisable qu’il est), l’animation psycho-sociologique (introduite pour la bonne cause !) plutôt que la manifestation naturelle (ce qui ne signifie pas spontanée) de la cohérence sociale (on dirait aujourd’hui communautaire).