Revue de réflexion politique et religieuse.

Chan­ge­ment de régime

Article publié le 5 Fév 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Catho­li­ca – Quelle est exac­te­ment la situa­tion de la démo­cra­tie aujourd’hui ? Cette situa­tion nou­velle est-elle si nou­velle que cela ?
Guy Her­met – La pre­mière ques­tion consiste à savoir pour­quoi il est for­cé­ment ques­tion de démo­cra­tie. En réa­li­té, la démo­cra­tie au besoin véné­rée a tou­jours été une simple appel­la­tion, celle du régime conve­nable et sou­hai­table. Ce fut l’appellation des gou­ver­ne­ments repré­sen­ta­tifs à par­tir du début du XXe siècle, là où il était aupa­ra­vant ques­tion de monar­chie consti­tu­tion­nelle ou de répu­blique. La démo­cra­tie ne com­mence en effet à être per­çue posi­ti­ve­ment qu’avec La Démo­cra­tie en Amé­rique de Toc­que­ville. Elle devient ensuite l’appellation satis­fe­cit appli­quée aux gou­ver­ne­ments parais­sant capables de consti­tuer un élé­ment de sta­bi­li­té du sys­tème inter­na­tio­nal et de tran­quilli­té rela­tive pour leurs voi­sins. A l’inverse, quand un gou­ver­ne­ment désta­bi­lise ce sys­tème ou semble capable de le désta­bi­li­ser, on lui dénie la qua­li­té de démo­cra­tie, à l’instar des démo­cra­ties « illi­bé­rales », ancien­ne­ment pseu­do-démo­cra­ties, dont Fareed Zaka­ria et sa revue Forei­gn Affairs ont bana­li­sé aujourd’hui l’appellation. Beau­coup par­mi les jeunes démo­cra­ties sont des démo­cra­ties illi­bé­rales.
Tou­te­fois, au-delà de ce sens réduit d’une éti­quette appli­quée aux régimes conformes aux attentes des pays prin­ci­paux, on peut s’interroger plus au fond sur ce que recouvre le terme de démo­cra­tie. Deux attri­buts qui devraient pour­tant ne se révé­ler qu’accessoires bien qu’ils soient deve­nus per­ma­nents et cen­traux se dis­tinguent à ce sujet : le prin­cipe de la repré­sen­ta­tion et le dogme de la volon­té majo­ri­taire, laquelle peut en réa­li­té se démen­tir elle-même d’un mois à l’autre. Assu­ré­ment, les consti­tu­tions débutent sou­vent par une invo­ca­tion au peuple sou­ve­rain. Mais le prin­cipe capi­tal bien que contes­table de la repré­sen­ta­tion forme tou­jours l’essentiel même s’il cor­res­pond à une dépos­ses­sion de ce même peuple sou­ve­rain.
D’un autre point de vue, la démo­cra­tie appa­raît éga­le­ment comme la meilleure façon de désac­ti­ver la vio­lence qui pré­si­dait autre­fois à la suc­ces­sion des diri­geants. Jusqu’à la nais­sance des régimes repré­sen­ta­tifs et élec­tifs modernes, les diri­geants n’accédaient au pou­voir que par la mort de leurs pré­dé­ces­seurs dans la monar­chie clas­sique ou leur sup­pres­sion par un acte de vio­lence. Le régime élec­to­ral assi­mi­lé à la démo­cra­tie a per­mis de paci­fier l’accession au pou­voir.
Enfin, la démo­cra­tie cor­res­pond au régime mixte d’Aristote. C’est là l’essentiel et on peut consi­dé­rer que pen­dant long­temps elle a été vrai­ment ce « bon » régime. Dans un mode de fonc­tion­ne­ment satis­fai­sant, la démo­cra­tie abrite une élite qui trouve des arti­fices pour demeu­rer au pou­voir et un peuple que ces élites s’efforcent de satis­faire et qui s’estime satis­fait. Que deman­der de plus si l’on reste rai­son­nable ? L’ennui tient à ce qu’aucune de ces défi­ni­tions ne cor­res­pond à la vision lyrique de l’idéal démo­cra­tique qui consti­tue en réa­li­té son masque. Il y a tou­jours eu des masques. La démo­cra­tie est un sub­ter­fuge visant à rendre pré­sen­table le régime mixte d’Aristote, sub­ter­fuge dont on peut se féli­ci­ter dans la mesure où il tend à écar­ter la misère et la vio­lence. Cepen­dant, un déra­page s’est pro­duit. La mon­dia­li­sa­tion est aujourd’hui sou­vent ren­due res­pon­sable de la trans­for­ma­tion du citoyen civique sou­cieux du bien public en un citoyen consom­ma­teur. A mon sens, ce phé­no­mène n’est pas com­plè­te­ment nou­veau puisqu’il date pro­ba­ble­ment du Second Empire, avant qu’il ne trouve ensuite un écho dans l’Empire alle­mand de Bis­marck. Pour conqué­rir la classe ouvrière, il impor­tait en effet aux yeux de ces grands pré­cur­seurs d’améliorer ses condi­tions de vie. A titre d’exemple, le voyage à Londres des pré-syn­di­ca­listes fran­çais qui ont fon­dé la Pre­mière Inter­na­tio­nale fut finan­cé par le gou­ver­ne­ment impé­rial.

Puis, Bis­marck lan­ça l’Etat-Providence dans les années 1880–1890 dans le but mani­feste de dis­sua­der les nou­veaux élec­teurs popu­laires, forts de leur puis­sance tout juste acquise, de faire la révo­lu­tion par les urnes en les trans­for­mant en consom­ma­teurs. Le suf­frage uni­ver­sel qui équi­va­lait pour Marx à la révo­lu­tion en Angle­terre se trou­vait désa­mor­cé. Vers 1910, la Grande-Bre­tagne prend le relais de ce mou­ve­ment qui se géné­ra­lise à l’Europe dans les années 1930, sou­vent à l’initiative des par­tis chré­tiens. En France, on peut citer l’apparition dans ces années des allo­ca­tions fami­liales ou le début de l’assurance mala­die. Le mou­ve­ment se déve­loppe ensuite dans l’Italie de Mus­so­li­ni et s’accélère dans l’Allemagne nazie et ses pos­ses­sions. Hey­drich, à la tête du Pro­tec­to­rat de Bohême Mora­vie (actuelle Répu­blique tchèque) au milieu de la Seconde Guerre mon­diale, y avait si bien déve­lop­pé l’Etat-Providence qu’il était deve­nu fort popu­laire et fut pour ce motif assas­si­né sur ordre de l’Intelligence Ser­vice.

De fait, la Sécu­ri­té sociale est deve­nue essen­tielle pour le citoyen moderne. La démo­cra­tie, d’une pro­po­si­tion poli­tique et civique faite au peuple, est ain­si deve­nue une offre maté­rielle de consom­ma­tion, camou­flée sous l’appellation de démo­cra­tie sociale. En ce sens, la démo­cra­tie peut être com­pa­rée à une voi­ture hybride. En usant de cette méta­phore, la démo­cra­tie a ain­si démar­ré avec un moteur élec­trique ne consom­mant pas d’énergie fos­sile, repo­sant sur l’offre du béné­fice sta­tu­taire voire hono­ri­fique nou­veau que consti­tuait le suf­frage uni­ver­sel mas­cu­lin, dont la géné­ra­li­sa­tion pro­gres­sive pen­dant plus d’un demi-siècle était peu coû­teuse. Puis, les bat­te­ries du véhi­cule élec­trique ayant été épui­sées, il fal­lut pas­ser au car­bu­rant non renou­ve­lable des béné­fices maté­riels tan­gibles de l’Etat-Providence pour conti­nuer à com­bler les attentes de la masse des citoyens. Pen­dant encore un demi-siècle, l’assurance-maladie, la retraite obli­ga­toire, l’assurance contre les acci­dents du tra­vail jouèrent ce rôle. Puis il fal­lut aller encore plus loin, faire en sorte que les popu­la­tions ima­ginent que les géné­ra­tions qui leur suc­cé­de­raient – leurs enfants – vivraient mieux que leurs parents, en per­met­tant à la masse des gens pauvres d’accéder à des modes de consom­ma­tion jusqu’alors réser­vés aux riches. La démo­cra­ti­sa­tion de l’enseignement secon­daire puis supé­rieur qui s’ensuivit ne débou­cha tou­te­fois que sur la pro­duc­tion de diplô­més ne trou­vant pas de débou­chés sur le mar­ché du tra­vail ou appe­lés à des fonc­tions plus éle­vées qui ne les haus­saient pour­tant pas sur l’échelle sociale. De sur­croît, l’accession aux avan­tages des classes sup­po­sées riches, telle que la démo­cra­ti­sa­tion de la voi­ture et des vacances appa­rut comme un jeu de dupes, abou­tis­sant aux embou­teillages, à la pol­lu­tion, à l’encombrement des plages. Les pri­vi­lèges cessent de l’être s’ils sont accor­dés à tout le monde ! En fait, la voi­ture hybride de la démo­cra­tie épui­sait son car­bu­rant pour un résul­tat de plus en plus déce­vant, et depuis la fin des années 1990, le sys­tème touche en consé­quence à sa fin. Le car­bu­rant de la démo­cra­tie sociale deve­nue démo­cra­tie tout court en est à ses der­nières gouttes. Les diri­geants poli­tiques en ont pris conscience les pre­miers, mais la masse des citoyens le sait éga­le­ment aujourd’hui.
Cette situa­tion semble expli­quer lar­ge­ment le com­por­te­ment des mil­lions de citoyens asso­ciés de près ou de loin aux récents mou­ve­ments de grève contes­tant le report de l’âge de la retraite de 60 à 62 ans. Comme le note le phi­lo­sophe Rede­ker, l’utopie démo­cra­tique était par­ve­nue au pro­dige d’inventer un nou­veau para­dis, en rem­pla­ce­ment de l’Au-delà, que cer­tains consi­dé­raient comme une trom­pe­rie des­ti­née à anes­thé­sier les mal­heu­reux sur terre. À ce pre­mier Para­dis céleste s’est sub­sti­tuée ensuite la notion de para­dis sur terre, para­dis civique issu de la libé­ra­tion appor­tée par la révo­lu­tion fran­çaise et ses idées nou­velles, au pre­mier rang des­quelles l’égalité de tous, qui a engen­dré la laï­ci­té, la déchris­tia­ni­sa­tion ou le rejet de toute reli­gion. Puis c’est enfin le para­dis de l’Etat-Providence, sym­bo­li­sé au pre­mier chef en France par la retraite à 60 ans, qui a pris le relais du para­dis post-révo­lu­tion­naire, ins­ti­tuant une nou­velle reli­gion sociale dans laquelle ce pays était le plus avan­cé. Ces mou­ve­ments de ces der­nières semaines furent une réponse déses­pé­rée à la fer­me­ture de ce troi­sième et der­nier para­dis, celui de la démo­cra­tie sociale, qui s’identifie avec la démo­cra­tie sauf en Amé­rique du Nord pour l’instant encore. Face à ce constat d’impossible pro­lon­ga­tion de la démo­cra­tie telle que la masse des gens en était venue à l’aimer, il est certes envi­sa­geable d’en uti­li­ser le mot pen­dant quelques décen­nies encore, mais celui-ci n’aura plus rien de com­mun avec l’idéal démo­cra­tique ni même avec la timide démo­cra­tie sociale. […]

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